Un ensemble hétérogène de textes sur le cinéma éclairant les « obsessions magnifiques » du cinéaste Bernardo Bertolucci.

Inspiré par le titre d’un film de Douglas Sirk (Magnificent Obsession, 1954), Mon obsession magnifique est le titre du recueil de textes sur le cinéma (interviews, articles, lettres, souvenirs, interventions) écrits par le réalisateur italien Bernardo Bertolucci, ou transcrits à partir de ses entretiens.

Le cinéaste, qui avoue avoir été assez sceptique à l’idée que l’on puisse rassembler autant de textes autour de son œuvre, aurait préféré nommer ce recueil Le livre que j’ignorais avoir écrit. Et pourtant, contrairement à ce qu’il laisse entendre, les réflexions qu’il a élaborées sur le cinéma au fil du temps sont, en réalité, très nombreuses. Ainsi, l’intérêt de cette publication réside précisément dans le travail soigneux de sélection de ces sources, et de leur organisation en quatre sections complémentaires entre elles.

Dans la première, consacrée à l’œuvre cinématographique de Bertolucci, les textes se succèdent en suivant l’ordre chronologique de réalisation des films, permettant ainsi au lecteur de suivre en filigrane l’évolution de la pensée du cinéaste et d’y repérer les éléments stylistiques constants (ses « obsessions magnifiques », justement).

Bien que, dans la plupart des cas, il s’agisse de matériaux déjà édités, et donc connus par les spécialistes, leur enchaînement à l’intérieur de l’ouvrage est significatif, car il sous-tend et laisse émerger une lecture interprétative des films : les textes dialoguent entre eux et, surtout, se contredisent parfois, dévoilant ainsi les questionnements intérieurs de leur auteur, partagé entre son extraction sociale bourgeoise et ses contacts réitérés avec l’univers paysan de l’Emilie, entre son appartenance (malgré lui) au cinéma italien et l’amour inconditionnel pour le cinéma français, entre la présence souvent encombrante de la littérature et de la poésie dans sa vie (incarnée par des personnalités telles qu’Attilio Bertolucci, Pier Paolo Pasolini, Alberto Moravia, Elsa Morante) et le besoin vital d’affirmer son indépendance artistique.

L’ensemble des textes de cette section est presque exhaustive, dans la mesure où tous les films de l’auteur y sont abordés (y compris L’Agonie, épisode du film collectif La Contestation,ainsi quele court-métrage Histoire d’eaux, segment de Ten Minutes Older), exception faite pour La Tragédie d’un homme ridicule (1981), Beauté volée (1996), Shanduraï (1998), Toi et moi (2012) et ses documentaires et reportages (La via del petrolio, par exemple), qui sont tout de même répertoriés dans la filmographie détaillée présente à la fin de l’ouvrage.

Au-delà des films effectivement réalisés, le lecteur pourra également découvrir à travers les mots du cinéaste l’existence de séquences ou de films « fantômes » (serait-il plus approprié de parler de séquences et films fantasmés ?), dont l’intérêt est indéniable dans le cadre d’une reconstruction de la genèse de l’œuvre de Bernardo Bertolucci. Nous pensons notamment aux deux premiers court-métrages de l’auteur, La Teleferica et La Morte del Maiale, dont les bobines ont été égarées, et qui contenaient en germes des figures stylistiques et des motifs récurrents dans ses films futurs ; au film 1934, dont le scénario, inspiré d’une œuvre d’Alberto Moravia, avait été achevé, mais qui n’a jamais été réalisé ; à la séquence « fantôme » autour de la rencontre entre Laura Betti et Marlon Brando dans le Dernier Tango à Paris (« J’en arrive à dire que j’aurais pu la tourner sans pellicule », dit le réalisateur) ou, encore, à celle entre Laura Betti et Jill Clayburgh dans La Luna,qui a été ensuite coupée au montage. 

Dans une perspective analytique, l’une des difficultés que l’on peut rencontrer avec un cinéaste extrêmement introspectif comme Bernardo Bertolucci (dont le lien avec la psychanalyse est notoire), c’est le risque de se laisser séduire par les interprétations que celui-ci nous livre en matière d’intentions artistiques et de céder, ainsi, à la tentation d’adhérer de manière acritique à ses propos, sous prétexte qu’ils feraient autorité puisqu’émanant directement de lui. Sous cet angle, un tel recueil pourrait pousser à une lecture hâtive des œuvres, par le filtre exclusif que constitue le regard sur elles de leur auteur. Or, cet écueil potentiel a été habilement détourné par Fabio Francione et Piero Spila, grâce à l’introduction d’une dimension dialectique dans la disposition des textes et à travers l’inclusion d’une conversation entre le cinéaste et Clare Peploe (« Entracte. Pas de deux sur 1900 : les paysans, le rêve, le socialisme »), dans laquelle cette dernière met en lumière certains éléments contradictoires de l’œuvre de Bernardo Bertolucci.

Dans la deuxième section, « Maîtres et compagnons de voyage », les écrits se divisent en fonction des personnalités ayant contribué, directement ou indirectement, à la formation identitaire, culturelle ou cinématographique du réalisateur. Nous retrouvons, entre autres, deux textes concernant son père, Attilio Bertolucci, ainsi que des écrits sur Jean-Luc Godard, Pier Paolo Pasolini, Alberto Moravia et Kim Arcalli, qui a été le monteur de la plupart de ses films.

Nous apprécions particulièrement dans l’ouvrage les renvois aux liens existant entre le réalisateur et ses collaborateurs de création (le monteur, par exemple), figures professionnelles parfois négligées et, pourtant, fondamentales dans la compréhension des enjeux esthétiques de l’œuvre bertoluccienne. Et nous regrettons pour cela l’absence d’un texte exclusivement consacré au directeur de la photographie, Vittorio Storaro, dont l’apport « pictural » a contribué à l’affirmation du style des films de Bernardo Bertolucci. Le vert « Ligabue » et le bleu « Magritte » de la Stratégie de l’Araignée, les lumières orangées sur les vitres dépolies dans Le Dernier Tango à Paris et l’humeur de sable d’Un thé au Sahara, témoignent, en effet, de l’unicité de sa touche. À cet égard, dans un entretien recueilli par Enzo Ungari et Donald Ranvaud (Bertolucci par Bertolucci, Calmann-Lévy, 1987), Bernardo Bertolucci célèbre la lecture chromatique que Vittorio Storaro faisait de ses scénarios (« Storaro c’est le pinceau, Storaro c’est les couleurs, Storaro c’est la main du peintre que je ne suis pas et ne serai jamais », p. 171). La collaboration avec le directeur de la photographie n’est pourtant pas complètement absente de l’ouvrage de Francione et Spila, elle est notamment évoquée dans les témoignages du cinéaste.

Dans la troisième section, « Si j’étais critique de cinéma », nous signalons un article particulièrement intéressant dans lequel Bernardo Bertolucci s’attarde sur le rôle de la critique cinématographique (passée et présente). Forgé par sa propre expérience (à la sortie de Prima della rivoluzione,un critique très réputé lui adressa un conseil brutalement formulé : “Bertolucci, laisse tomber !”), le réalisateur nous livre une réflexion à la fois éclairée et amère au sujet de l’influence de la critique sur le destin d’une œuvre (que celle-ci soit célébrée ou anéantie), ainsi que sur la pauvreté des argumentations qui souvent soutiennent cette opération.

Dans le cas spécifique de la critique italienne, le rapport devient assez complexe, puisque la politique et les idéologies affectent encore plus les réflexions autour des films de l’auteur. Ainsi, de l’attentat à la pudeur dénoncé dans Le dernier tango à Paris aux sourires narquois qui ont accueilli le poing fermé du cinéaste sur l’embarcadère de l’hôtel Excelsion lors de la présentation des Innocents au Festival de Venise, le rapport de Bertolucci avec la critique italienne a progressivement évolué, avec les événements de la grande Histoire, le changement des mœurs, les révolutions politiques et culturelles qui ont caractérisé le pays.

Cette ouverture de perspective, poussant le débat au-delà des frontières du cinéma, est approfondie dans la dernière partie de l’ouvrage, « Conversations », où les entretiens se développent autour des thèmes les plus variés. On discute, en effet, de morale et de moralisme, de politique et de musique, de bouddhisme et, de façon plus générale, de religion.

Nous avons apprécié l’ampleur que l’ouvrage acquiert dans cette dernière section, en franchissant les « limites » du domaine cinématographique et en traçant ainsi une trajectoire symbolique, allant de la vie de l’individu-Bertolucci aux questionnements existentiels dans lesquels tout lecteur pourra se retrouver lui-même.

Nous terminerons en précisant que le choix d’achever l’ouvrage avec un texte sur les voyages a été particulièrement heureux, tant il s’agit de l’un des aspects les plus représentatifs et significatifs de l’œuvre de Bernardo Bertolucci, cinéaste engagé dans un mouvement perpétuel (et pourtant nostalgique) vers l’ailleurs, faisant des mouvements de caméra (les « travellings ») l’un des principaux traits stylistiques de ses films, et affirmant à la fin de sa vie, avec beaucoup d’ironie, que la maladie l’obligeant à se déplacer sur un fauteuil roulant n’est autre qu’un châtiment divin pour avoir fait trop de « travellings » dans sa vie