Philippe Lejeune, « pape de l’autobiographie », publie un ouvrage synthétique et accessible reprenant, à travers cinq textes, son parcours de chercheur et quelques-uns de ces derniers travaux.

*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre. 

Depuis les années 1970, Philippe Lejeune s’est attaché sans relâche à renouveler l’approche d’un genre hautement sous-estimé : l’autobiographie. En l’analysant par le menu, il l’a remise au centre et lui a offert une légitimité au sein de la recherche. Quelques rares chefs-d’œuvre (de Rousseau ou Chateaubriand) étaient certes considérés à leur juste valeur, mais toujours isolément. Un vaste territoire restait donc inexploré.

Ainsi, avec Philippe Lejeune, l’autobiographie ne se définit plus seulement par sa forme et son contenu mais aussi par son intention : c’est par conséquent un mode de lecture autant qu’un type d'écriture, une forme de contrat (en somme, l’auteur nous dit que ce qu’il dit est vrai donc nous devons le croire). C’est là le cœur du « pacte autobiographique », notion clé qui reste sans doute son plus grand fait de plume. Cette formule, reprise tant et tant, est celle qui lui a valu le surnom un peu ressassé de « pape de l’autobiographie ». À tel point que le chercheur confesse s’être parfois davantage senti publicitaire que théoricien, comme s’il était « celui qui avait inventé la Vache qui rit »   . Toutefois, si son nom est fameux chez tous les chercheurs en littérature, il gagnerait à être connu d’un plus large public tant le thème de l’écriture de soi est omniprésent dans nos sociétés. Le projet du livre est donc né de cette envie de combler le manque d’un ouvrage synthétique et accessible, qui puisse offrir au plus grand nombre une approche de la question.

Voilà donc le pari de cet ouvrage, composé de cinq textes et d’un carnet central de photographies qui éloigne d’emblée le livre d’un académisme universitaire en le plaçant plutôt du côté du témoignage. L’auteur l’avoue d’ailleurs lui-même : il s’agit de son ouvrage le plus personnel « puisque ceci est une sorte d’autobiographie »   . Mais la boucle est loin d’être bouclée car, s’il ne s’est jamais vraiment éloigné de son thème de prédilection, Philippe Lejeune en a tellement exploité les champs les plus divers qu’il n’y a pas matière à se lasser.

De l’inventaire des autobiographies écrites entre 1789 et 1914 au Moi des demoiselles, sur les journaux des jeunes filles, en passant par l’autobiographie à l’ère du numérique avec Cher écran, tous les aspects de l’écriture autobiographique semblent intéresser l’auteur. Avec ce dernier livre, paru en 2000, il prouve d’ailleurs sa capacité à s’intéresser très tôt au phénomène tout jeune à l’époque des blogs sur Internet. Jamais arc-bouté sur ses recherches passées, l’auteur est convaincu que l’écriture autobiographique va évoluer encore, comme elle a déjà évolué auparavant. Il ne saurait en être autrement car « il n’existe pas un moi fixe, identique, tout au long de l’histoire de l’humanité »   comme aime à le rappeler l’auteur, pour qui l’écriture autobiographique est le lieu où s’élabore l’« identité narrative » si chère à Paul Ricœur.

Au détour des cinq essais, le lecteur apprendra bien des choses tant sur le parcours du chercheur que sur son sujet. On découvre ainsi que c’est à partir du milieu du XVIIIe siècle que s’est produite la personnalisation du journal, jusque-là collectif, professionnel – ce passage n’a d’ailleurs été possible qu’au sein de civilisations connaissant le papier. Lejeune lance également d’intéressantes pistes sur l’influence des traditions religieuses sur la pratique du journal   . Sur une note plus personnelle, il raconte son éblouissement premier à la lecture de Marcel Proust, l’illumination pour Michel Leiris ou sa passion pour les recherches génétiques (c’est-à-dire l’étude de la genèse d’un texte : manuscrits, brouillons, etc.). L’un des essais est d’ailleurs consacré à l’étude génétique d’un texte, du brouillon à l’œuvre, et nous permet de voir le chercheur au travail, dans sa dimension la plus pragmatique. Car le chercheur, c’est aussi celui qui prend le RER B avec son sac à dos jusqu’à la bibliothèque pour y photographier des archives une journée durant, qu’il classera inlassablement ensuite en rentrant chez lui. Celui qui cultive quelque chose de l’ordre de l’addiction pour le souci du détail.

Mais le théoricien de l’écriture de soi sait également mettre en pratique ses recherches et l’aventure la plus passionnante qui nous est contée ici est sans doute celle de la création et du fonctionnement de l’APA (Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique, fondée en 1992)   . Cette association a pour but de lire, conserver et transmettre les écrits biographiques de qui le désire. Pour ne pas que les textes ordinaires disparaissent avec leurs auteurs. À contre-courant de l’époque, l’association ne promet en aucun cas de publier les textes, pas plus que de les mettre en compétition ou de les juger, moralement ni esthétiquement. Il s’agit de « percevoir avec netteté comment un être humain a rendu compte de sa vie »   . Le texte est lu par un des membres qui le résume dans un « écho »   , commenté par la suite avec tout le reste de l’équipe puis recensé dans Les Cahiers de l’APA. Tout texte est lu et trouve sa place au sein des autres ; l’un des mots-clés de ce projet semble être la bienveillance. Il s’agit, de la part des membres de l’association, d’accueillir en sympathie des écritures ordinaires. De se placer en lecteurs « de bonne volonté »   . On aurait pu penser qu’ils seraient submergés de textes et que l’entreprise deviendrait vite ingérable. Que tout le monde voudrait laisser à la prospérité le récit de sa vie ou celle de ses aïeuls mais rien de tout cela ne s’est produit. Les écrits autobiographiques des défunts ne sont pas toujours chéris par les descendants : secrets, versions dissidentes ou autres pudeurs peuvent amener l’entourage à la réserve. Le fonds est toutefois constitué aujourd’hui de plus de 3 000 textes, offerts à la lecture des curieux et des chercheurs à la médiathèque publique de la ville d’Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Ce grand tout crée une sorte d’énorme autobiographie collective, véritable patrimoine mémoriel auquel fait référence le titre de l’ouvrage. L’APA et son travail aussi passionné que précieux a été déclarée d’intérêt général en 2006.

De genre méprisé, l’autobiographie a gagné aujourd’hui ses galons, au point d’être depuis quelques années au programme officiel du baccalauréat. Les travaux de Philippe Lejeune ont incontestablement contribué à cette légitimation, et il y a fort à parier qu’elle n’en est encore qu’à ses débuts. Les Cahiers de l’APA et leur inventaire de milliers de textes autobiographiques ordinaires représentent une véritable mine d’or pour les jeunes chercheurs sachant chercher. Sociologues et historiens s’y sont déjà intéressés mais, étonnamment, très peu encore de chercheurs en littérature. Espérons que ce livre suscite des vocations et permette encore d’accroître ce cercle vertueux si cher à l’auteur. Le « je » en vaut la chandelle