Enrique Seknadje est enseignant et critique de cinéma. Il est également auteur-compositeur et chanteur. En 2010, il publie son premier album, « Les Bleus de l'âme ». Le pianiste Mike Garson (David Bowie, Nine Inch Nails, Smashing Pumkins, Raphaël, etc.) joue sur deux morceaux. Après avoir aussi repris des morceaux de Lou Reed, de David Bowie, en mai 2015, il sort son deuxième album de compositions personnelles : « Vers la joie ».

 



Nonfiction – Il y a une évolution musicale depuis votre précédent disque « Les Bleus de l'âme » (2010). Je trouve « Vers la joie » plus fourni et plus rock que son prédécesseur. Vos collaborateurs sont-ils nouveaux ?

Enrique Seknadje – Le temps a passé. J'ai évolué et probablement mûri. Certains morceaux datent de l'époque des « Bleus de l'âme » – tout avait été composé sur séquenceur – d'où leur côté assez froid, connoté New Wave. Mais j'en ai composés d'autres depuis... Autrement, avec des instruments électro-acoustiques, d'où leur aspect plus humain... plus rock, parfois, effectivement. La mélancolie et même une certaine morbidité dominaient dans le premier album. Je suis reparti de morceaux comparables et les ai placés en début de disque. Et puis j'ai ajouté ensuite les morceaux plus positifs, gais... Il y a vraiment une direction, une forme de sens dans cet opus. On va bien « Vers la joie » ! Les collaborateurs sont les mêmes : le super batteur Elvis Chedal-Anglay, et puis mon proche collaborateur, que j'adore et qui m'apporte énormément, l'ingénieur du son et multi-instrumentiste Léonard Mule. Il est intervenu davantage sur ce nouveau disque, et s'est adapté à cette évolution dont je parlais, en me guidant parfois vers là où nous « devions » manifestement aller...

Nonfiction – Le lien entre le titre de l'album et sa couverture correspond-il à un choix autobiographique?

Enrique Seknadje – Ce que je compose et surtout ce que j’écris est globalement très personnel, très intime. J'ai voulu passer d'un titre-phare qui se trouvait dans « Les Bleus de l'âme », où je parlais de la mort de mon père, tu sais ce morceau où joue le pianiste Mike Garson, « À mon père »... à un titre qui pourrait être fondamental dans « Vers la joie », et qui évoque la naissance de mon fils : « Notre enfant ». Mon bambin a déjà neuf ans, mais j'ai essayé de restituer en ce titre le bonheur simple mais si profond que constitue l'arrivée d'un bébé dans une existence d'adulte. Mon fils m'apporte une « Joie » indicible, incommensurable... Et le visuel du disque me montre avec lui dans les bras ! Ma femme avait pris la photo, mon fils l'a travaillée il y a à peine quelques semaines, en la contrastant et la colorant. Il aime ce que je fais, je suis content de l'avoir fait participer !

Nonfiction – Quel titre préférez-vous dans cet album ? Si vous deviez n’en retenir qu’un…

Enrique Seknadje – Difficile de choisir, forcément. Il y a « Suis si déstructuré » et « Force sauvage ». Je les aime particulièrement parce que je ne m'attendais vraiment pas à ce qu'ils « arrivent » et à ce qu'ils deviennent ce qu'ils sont devenus. J'ai une grande affection pour «  Force sauvage ». Il est spontané, ludique, tribal, épique. C'est un hommage insouciant aux Indiens d'Amérique. En le travaillant, une référence m'est venue qui m'a guidée, même si franchement je ne connais pas beaucoup ce groupe : Adam And The Ants.

Nonfiction – Vous avez une voix fantastiquement singulière. D'où vient-elle et comment la travaillez-vous ?

Enrique Seknadje – Merci ! Il y a deux choses. Le timbre, la texture... ça je ne sais pas si je contrôle. On m'a toujours dit qu'elle était intéressante car riche et sableuse, un peu cassée sans être éraillée, comme celle de Dylan ou de Bowie – même si je n'ai évidemment pas leur capacité vocale. Et il y a le style. Je travaille dans le sens du maniérisme pour faire vraiment « sonner » les mots, les phrases que j'écris en français. J'essaie d'imaginer comment des Anglais chanteraient cela si c'était écrit dans leur langue. Le résultat ne fait généralement pas « chanson française » – sauf pour un morceau comme « mon été à tes côtés ». Ça plaît à certains, ça en irrite d'autres. Pour ce qui me concerne, je voudrais aller encore plus loin dans ce travail de torsion des mots, et je le ferai probablement. Je voudrais approcher la façon hallucinante de chanter d'un Howard Devoto, d'un John Lydon, d'un Tom Verlaine...

Nonfiction – Il y a un certain éclectisme sur cet album, aucun morceau ne ressemble à un autre.

Enrique Seknadje – Je le constate maintenant, même si je ne m'en rends pas compte quand je crée ou enregistre les morceaux. Je n'ai pas de groupe, donc les choix sont beaucoup plus ouverts. Pour prendre un exemple auquel je pense parfois, j'aimais beaucoup au départ un groupe comme Motorama. Mais ils me sont devenus insupportables : c'est toujours le même son, pour ne pas dire la même mélodie. J'en suis venu à les détester. Quand je compose et donc pense au morceau tel qu'il se dessine, se profile, je sens vers quel univers musical il tend, quelles formes et quels sons iraient bien avec les paroles. Je n'ai pas de cadre prédéterminé. Je pense tout de suite à des artistes de référence, à des choses déjà existantes, qui peuvent varier d'une composition à une autre. Cela ne veut pas dire que je vais les imiter, mais cela me guide et m’inspire. Je pense et espère cependant avoir un style propre, c'est-à-dire une manière de faire personnelle – des thématiques narratives, une façon de composer, des obsessions – qui traverse cet éclectisme. Quand je faisais écouter certains morceaux en cours d'élaboration à ma femme, nous riions beaucoup en nous disant parfois : « Mais ce morceau, il ne ressemble vraiment à rien ! ». Je pense que je vais cultiver cela, comme je vais cultiver aussi une manière d'écrire que j'appellerais « déséquilibrée » (et non pas : « déstructurée »), qui consiste parfois, sur des couplets, à garder les mêmes accords, assez basiques, mais à changer la mélodie de la voix, à ne jamais la répéter après qu'un premier refrain est arrivé...

Nonfiction – La chanson « Solitaire élevé » évoque la figure du philosophe Friedrich Nietzsche…

Enrique Seknadje – J'ai une affection particulière pour la philosophie de Nietzsche – comme pour celle de Spinoza ou de Freud –, pour sa critique de la religion et son nihilisme foncier, pour sa défense des valeurs de la Vie, la Vie qui n'est que « présente ». En écrivant les paroles de « Solitaire élevé », je me rendais compte que j'évoquais quelque chose qui me « travaille » depuis quelques années : un besoin, une volonté toujours plus grande d'isolement positif, de retrait par rapport, non pas tant aux autres – aux individus qui me sont proches –, mais par rapport à la construction idéologique de la réalité, aux diktats sociaux et politiques qui selon moi nous éloignent du plaisir, de l'érotisme, tendent à cultiver notre sentiment de culpabilité, et nous poussent à nous déprécier, à nous auto-mépriser. La façon dont j'évolue me donne l'impression de me rapprocher de ce dont parle parfois Nietzsche, et en même temps Nietzsche m'aide peut-être à me re-construire. C'est Eric Dahan, le fameux journaliste, auteur de la musique de « Solitaire élevé » qui, entendant les paroles et notamment ce final où je chante : « Soudain je me sens si bien, il fallait donc vraiment s'isoler. Ailleurs c'est toujours meilleur, pour finir solitaire élevé »... m'a dit un peu en rigolant : Mais c'est Zarathoustra    ! Oui, en quelque sorte...

Nonfiction – On sent également un rapport à l'héroïsme, ou plutôt l'anti-héroïsme contemporain, à travers des chansons comme « Suis si déstructuré », « Notre enfant », « Force sauvage »…

Enrique Seknadje – Oh ! Dans la chanson « Suis si déstructuré », les héros sont « fatigués », non ?! J'évoque peut-être dans certains titres un héroïsme, mais un héroïsme du quotidien, celui de ceux qui sont des « héros juste pour une journée » ! Je parle souvent, plus ou moins directement, des épreuves de la vie que j'ai eues à affronter et où j'ai parfois tenté, parfois réussi, à me dépasser, me surpasser, briser des barrières... Je parle de ma volonté d'arriver à cela. L'héroïsme c'est aussi l'audace d'exprimer ce qu'on n'a pas l'habitude d'exprimer : par honte, par détestable moralisme ambiant. Celui dont il est question symboliquement dans « Force sauvage » est juste le Courage, la Colère, la volonté de se battre. Mais je pense et espère aussi qu'il y a une ironie, une distance dans ce que j'exprime. Je connais aussi mes faiblesses, mes peurs, mes erreurs. Et je les évoque je pense... Je tente de les conjurer et je me moque aussi d'elles. Comme je me moque de ce qui pourrait être un égocentrique sentiment de vaillance non problématique face à l'adversité, aux difficultés et conflits intérieurs et extérieurs....

Nonfiction – Pour finir, qu’entendez-vous par « la Mer Rouge s'est retirée » dans la chanson « Mon été à tes côtés » ? Enrique, nouveau Moïse ?

Enrique Seknadje – Il y a des associations personnelles, des formules qui me dépassent parfois quand j'écris des paroles ! Mais, allez, rebondissons et dépassons le cadre léger de la chanson... Oui, si j'avais une Loi à édicter ce serait, plus ou moins idéalement : sortons d'Egypte, abandonnons notre esclavage, celui qu'on nous impose et celui que nous acceptons servilement, que nous cultivons nous-mêmes. En arrière, mers de sang. Vivons. Vivons dans le plaisir joyeux et débridé du corps et de l'esprit !

 

Pour écouter (librement) et télécharger les morceaux du disque, cliquez sur le lien suivant : « Vers la joie »