Une reconstitution du « Baudelaire » de Walter Benjamin d’après ces notes et son plan, qui bouleverse sa conception traditionnelle en éclairant son mode de travail.
Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre.
L’histoire est séduisante. En 1981, alors qu’il travaille à la Bibliothèque nationale, Giorgio Agamben découvre quelques indices dans une lettre de George Bataille. Puis il trouve une enveloppe dans les étagères contenant quelques feuillets de Walter Benjamin qui vont redessiner l’architecture du Passagenwerk. Il alerte l’éditeur italien et Rolf Tiedemann, mais les deux hommes ne peuvent rien faire : le livre va paraître et aucune modification n’est possible. La question intéresse quelques spécialistes , mais pas davantage.
Giorgio Agamben n’est pas satisfait et, une fois les droits libres, il propose aux éditeurs de publier le Baudelaire de Benjamin, selon les nouvelles indications inédites. Si les pages inconnues au lecteur constituent une partie marginale de cette édition, l’objectif d’Agamben consiste surtout à donner corps à un texte original et à montrer toutes les phases de son évolution. Des éléments nouveaux naissent ainsi du croisement entre feuillets inédits (Benjamin ne pouvant plus se procurer du papier, il écrivait au verso des lettres et des reçus ou sur des tracts publicitaires San Pellegrino trouvés dans un café), listes, lettres échangées avec Theodor Adorno et Max Horkheimer (qui jugèrent d’ailleurs avec sévérité le travail du jeune philosophe).
De cette nouvelle édition ressort toutes les difficultés que Walter Benjamin doit supporter entre 1938 et 1940, et surtout le fondement épistémologique de sa recherche sur Baudelaire, ou plus généralement sur la forme. Divisée en trois parties, la construction du texte montre des analogies intéressantes avec la méthode iconologique d’Aby Warburg, notamment au sujet de l’articulation entre « subjectif » et « universel » dans la représentation de l’histoire et sur la possibilité de construire une « constellation » dialectique de faits historiques, monadiques , capable de libérer, aux yeux de l’interprète subjectif et présent, ce que Adorno définissait, avec dédain, « illumination profane ». Didi-Huberman a mis en avant ces analogies et le rôle central de la revue Documents qui, grâce à Carl Einstein et ses rapports avec Fritz Saxl, a importé en France ces nouvelles connaissances. George Bataille dirigea la revue et Michel Leiris en était le secrétaire, faisant d’eux les protagonistes d’un deuxième carrefour intellectuel qui intéressa Walter Benjamin, le Collège de sociologie, où, en juillet 1939, ce dernier devait présenter son Baudelaire. Mais le Collège arrêta ses séances quelques jours avant, à cause des différences de positions de Bataille, Caillois et Leiris. On sait d’ailleurs que ce dernier lut et commenta l’essai de Benjamin, qui présente d’ailleurs quelques analogies avec un texte de Leiris, Le Sacré et le Quotidien.
Le développement du travail de Walter Benjamin a été reproduit par les éditeurs en sept chapitres. Dans le deuxième, « De la lecture à la documentation », se trouvent des notes issues de la lecture d'« Éternité par les astres » (publiés dans Gesammelte Schriften) et quelques notes inédites (dont un questionnaire de Benjamin sur Baudelaire : « Qu’est-ce que la sodomie ? », « Quelle est la composition du laudanum ? », etc.). Dans le troisième chapitre, « De la documentation à la construction », paraît la première tentative de disposition du Baudelairebuch que l’auteur classe par des couleurs différentes et des indications alphanumériques. La partie suivante, « Vers le texte », démontre un développement ultérieur, enrichi par des réflexions métatextuelles : c’est dans cette section que se trouve une grande partie des inédits, grilles et notes utiles pour comprendre la nouvelle disposition des matériaux. La section « Première rédaction partielle » montre un premier noyau définitif sur « Paris à l’époque du Deuxième Empire chez Baudelaire », texte déjà connu qui devait constituer la deuxième des trois parties du livre ; les éditeurs y ajoutent une dizaine de variantes inédites. La section « Nouvelle rédaction partielle » remonte aux pages centrales de 1939 quand Benjamin, rentré d’un séjour au Danemark, reçoit une lettre d’Adorno l’informant que son texte n’a pas été accepté par le comité de lecture du Zeitschrift fuer Sozialforschung. Walter Benjamin se remet donc au texte en mars 1939 et dessine quatre nouvelles catégories dans lesquelles il reclasse les documents selon les indications du philosophe – « Passage », « Foule », « Trace », « Valeur d’échange » – ce qui aboutit au texte Ueber einige Motive bei Baudelaire, qui paraît ici enrichi par des nouveaux fragments inédits ou inconnus du grand public. Dans la dernière partie, « Au-delà du texte », l’auteur se réfère aux « thèses » conçues pour être une « armature théorique » pour la rédaction du deuxième essai sur Baudelaire.
Finalement, l’atelier « benjaminien » est restitué par les éditeurs avec humilité et détaché de toute tentation commerciale. Un fascinant aperçu du travail intellectuel se dévoile, conçu comme une recherche continue. Baudelaire est le kaléidoscope privilégié à travers lequel Walter Benjamin interroge la modernité du capitalisme et ses ombres inhumaines ; si la direction entreprise par Walter Benjamin est contraire à celle du roman, une intention épique prend forme, qui est le pendant de celle de Baudelaire, où le sujet disparaît et la forme devient « allégorique » (les liens organiques ont été détruits et toute la misère du monde bourgeois en ressort). Dommage que la disposition des textes soit si complexe et les inédits difficiles à repérer ; il y manque par ailleurs un index des thèmes et des noms