Essais, lettres et notes pour reconstruire le Kafka inédit de Walter Benjamin.

En 1911, Franz Kafka décide d’entreprendre un long voyage jusqu’à Paris pour se rendre au Louvre pour, comme la plupart des voyageurs, voir la Joconde. Mais, ce qui est étonnant, la Joconde vient d’être volée. Le jeune employé ne veut observer que la place laissée vide, parmi les portraits de la Renaissance italienne, par le voleur patriote qui a fait disparaître la célèbre Mona Lisa.

C’est à Franz Kafka, qu’il ne rencontra jamais, que Walter Benjamin dédie un remarquable essai, identique à celui, récemment reconstruit par Giorgio Agamben, sur Charles Baudelaire. Parce que la guerre imposa la fermeture des revues et des maisons d’éditions et a interdit aux juifs de publier des livres, ce texte n’est jamais paru dans son intégralité. Mais, sur les conseils de Robert Kahn, l’éditeur cherche ici à le reconstruire, entre notes, correspondances et pages publiées.

L’essai est tout entier consacré à la notion d’échec, pivot autobiographique entre Franz Kafka et Walter Benjamin : « Pour appréhender sa production, il faut commencer par avouer qu’il a échoué… Les circonstances de son échec sont multiples. On a envie de dire : une fois qu’il fut assuré de l’échec final, tout lui réussit, en chemin, comme dans un rêve. Rien ne donne plus à réfléchir que l’ardeur avec laquelle K. a souligné son échec. » Kafka n’a qu’une certitude, celle de son échec. Conçu, construit, perfectionné, fondé, consolidé. De cette colossale muraille de Chine de la faillite, avance Walter Benjamin, la pierre angulaire est précisément l’amitié avec Max Brod qui, pour le philosophe allemand, reste la cible, l’ennemi invisible, sous chaque ligne de son travail sur Kafka, jusqu’à sa première rédaction en 1934.

Un échec « épique », précise Walter Benjamin, puisque Kafka propose une virulente critique du mythe dans l’histoire de l’Occident. Kafka utilise une langue semblable à celle du Jugement dernier : « Les paraboles de Kafka […] ne se sont pas contentées de se coucher aux pieds de la doctrine, comme le Haggada aux pieds de la Halaka. Une fois couchées à ses pieds, elles ont soudain levé une patte puissante contre elle »   . Et l’on comprend que ce portrait commence à ressembler à un autoportrait. Puisque, comme dans les anciens bestiaires, Kafka plonge dans le monde animal pour en extraire une critique féroce et distanciée contre le pouvoir : « L’animal réagit comme un monsieur distingué qui échoue dans une taverne de bas étage et, par pudeur, renonce à essuyer son verre »   .

Développée avec obstination pendant dix ans, l’analyse de Walter Benjamin est à la fois impitoyable et subtile, malgré les obstacles ou les contrastes avec Bertolt Brecht (pour qui Kafka est un bolchévique prophétique) et Gershom Scholem (« Tu es allé trop loin dans ton exclusion de la théologie et tu as jeté le bébé avec l’eau du bain ») qui l’accusent de trop s’éloigner de la critique « officielle ». Walter Benjamin persévère à donner une forme cohérente à un essai qu’il ne parvient pas à achever (« Je ne veux pas conclure ») et qu’il voudrait structurer comme un album, une récolte d’images. Cette anthologie, dépourvue de tout encadrement philologique, est la traduction de l’édition allemande dirigée par le philosophe Hermann Schweppenhäuser (1928-2015). Elle est ici parfaitement traduite, éditée, présentée et augmentée par Christophe David et Alexandra Richter. Le livre se divise en six sections : des articles publiés dans la presse ou conçus pour la radio ; l’essai sur Kafka de 1934 ; l’article sur le Kafka de Brod de 1938 ; des passages de lettres sur Kafka ; des notes ou plans sur Kafka (1928-1939) ; des passages des œuvres benjaminiennes mentionnant Kafka.

Walter Benjamin imprime à Franz Kafka une urgence telle que le texte retrouve sa quatrième dimension, sa présence gestuelle, sa physicalité dramatique. Pour Kafka, comme pour Benjamin, la littérature est la seule réalité valable : « Il s’avère qu’il a vécu à Prague dans un milieu de journalistes médiocres, d’hommes de lettre frimeurs et que, dans ce monde, la littérature était la réalité principale sinon la seule »   . Contretemps, contre-espace, Kafka revient à nous : « Il existe un portrait de Kafka enfant réalisé dans un de ces ateliers du XIXe siècle, entre chambre de torture et salle du trône. Le garçon, d’environ six ans, tient la pose dans une sorte de jardin d’hiver, vêtu d’un costume trop serré, dans sa main gauche un chapeau surdimensionné à large bord, comme ceux que portent les Espagnols. Un regard infiniment triste domine le paysage qui lui est destiné, un paysage de fond duquel la conque d’une oreille démesurément grande est collée pour écouter   . Chez Kafka et Benjamin réside une infinie quantité d’espoir, mais elle n’est pas pour nous