Les représentations littéraires du prêtre témoignent du lent repli de la croyance et des difficultés du sacerdoce au siècle du concile de Vatican II.
Donnons tout d’abord deux exemples. Parmi les huit destins de Vies minuscules, paru en 1984, Pierre Michon fait revivre l’abbé Bandy, jeune et élégant curé qui l’impressionnait, dans son enfance, par les discours érudits dont il se gargarisait lui-même, devant un auditoire ignorant. Le narrateur le revoit des années plus tard, alcoolique, tombé de sa superbe, contaminé par le langage des paysans. Il apprend qu’il a été retrouvé mort, dans la campagne, sa moto ayant quitté la route. Que penser de cette vie de prêtre rangée parmi les « minuscules » ? Prêtre présent dans la mémoire du narrateur et associé à une humanité sans éclat, de laissés-pour-compte.
Dix ans plus tard, dans son premier roman Extension du domaine de la lutte, paru en 1994, Michel Houellebecq met en scène la rencontre de son héros avec un ancien camarade, Jean-Pierre Buvet, séminariste, puis prêtre à Vitry. Ce dernier lui rappelle sa « nature divine » pour l’aider à traverser une dépression passagère. Mais, lui aussi, à son tour, se sent perdu et confesse à son ami, son découragement face à l’église vide de Vitry, son aventure avec une jeune femme curieuse de la sexualité du prêtre, sa déception devant la réponse de l’archevêché sur l’euthanasie. Il apaise ses doutes avec l’alcool.
Ces deux épisodes sont le signe, chez les auteurs, d’une certaine nostalgie, celle d’une identité indissociable du catholicisme, présente dans leur enfance respective, et celle d’une transcendance dont la littérature se faisait l’écho. Pierre Michon écrit que Bandy « n’était pas un curé de Bernanos ». Michel Houellebecq associe le héros de son dernier roman Soumission à un intérêt pour l’œuvre de Joris-Karl Huysmans (1848-1907), écrivain converti.
L’ouvrage de l’historien Frédéric Gugelot, La messe est dite. Le prêtre et la littérature d’inspiration catholique en France au XXe siècle, éclaire les étapes du glissement progressif d’une expression apologétique hors du champ littéraire. Si, comme il le précise, « inscrire la foi en littérature va à contre-courant de la représentation moderne du fait littéraire », la littérature moderne n’a jamais cessé de revenir à la Bible, et à cette parole irréductible : « Au commencement était le verbe » .
Frédéric Gugelot approfondit encore les correspondances entre littérature et foi : « Croyance religieuse et littérature possèdent d’évidentes affinités, l’appartenance à des relations transcendantes, la possession d’un pouvoir prophétique, une mise en ordre du monde, le rapport à la création mais aussi le refus des déterminismes sociaux. » Baudelaire pensait que le poète était de même essence que le prêtre. Au point que l’Église considère que la littérature contrarie son pouvoir sur la direction des âmes. La production littéraire est longtemps soumise au verdict de l’autorité religieuse, selon le modèle du privilège du roi de France. La mise à l’Index conduit l’ouvrage dans le catalogue des livres prohibés. L’Index, créé au XVIe siècle, n’a été abolie qu’en 1966 ! De même, l’imprimatur, c’est-à-dire la permission d’édition d’un ouvrage donnée par l’autorité ecclésiastique permettait de s’adresser au public des chrétiens. Au début du siècle, l’abbé Bethléem édite les listes. Dans Romans à lire, romans à proscrire, paru en 1928, il écrit : « Ce qui, dans le siècle, a perverti le plus de cœurs et perdu le plus d’imaginations, ce qui a enfanté le plus de misères, le plus de vices, le plus de crimes, ce qui arrivera devant le trône de Dieu dans le plus lourd cortège de malédictions, ce sont les romans. » Ce que n’aurait pas désavoué le procureur Pinard qui s’est attaqué à Flaubert pour Madame Bovary et Charles Baudelaire pour Les Fleurs du mal. Et l’endroit des livres licencieux dans une bibliothèque est baptisé l’« enfer ». La désertification des campagnes et des paroisses, la sécularisation de l’État, des récits renouvelés du monde ont accentué, au XXe siècle, le déclin de l’influence de la religion catholique en France.
La religion face à la modernité
Au XXe, siècle de grands bouleversements, la révolution industrielle a redessiné les conditions de vie de la population. Les deux guerres mondiales ont sonné la fin des empires et vu la montée des totalitarismes : nazisme et communisme. Les guerres de décolonisation ont suivi. Lors des évènements de Mai 68, la nouvelle génération exprima des aspirations multiples, rejetant un modèle dépassé. L’Église elle-même a perdu progressivement sa prééminence. Pilier de l’ordre social, notamment à travers l’éducation, elle se voit reléguée dans la sphère privée, par la loi sur la laïcité de 1905. Sous la pression interne de ceux qui demandait à être consultés, l’Église œuvre lors du concile de Vatican II (1962-1965) au renouveau de l’Église face au monde moderne et à la restauration de l’unité chrétienne. Les organisations religieuses s’ouvrent aux laïcs. Ces évolutions s’incarnent dans les représentations du prêtre. En ce qui concerne l’évolution du champ littéraire, Frédéric Gugelot identifie quatre périodes : la figure du prêtre de 1885 à 1925, le paradigme bernanosien de 1925 à 1945, le prêtre de mission de 1945 à 1955 et le déclin des écrivains catholiques de 1960 à 1980.
La figure du prêtre (1885-1925)
La figure du prêtre dans les romans se décline selon deux modalités. Le premier se range du côté des puissants, il est le meilleur soutien de l’ordre et utilise son rôle pour frayer dans la société influente. Il est conservateur, installé et vit en ville. Motivé par son ambition personnelle, il n’a guère de cas de conscience. Le second incarne les difficultés de l’homme devant les vœux : célibat, chasteté, pauvreté. Il vit dans les campagnes ; à l’instar du missionnaire, il se doit d’être exemplaire et de guider les âmes dans leur foi. Il est révolté par la marche du monde. Dans la somme des Rougon-Macquart, Émile Zola fait endosser ces deux modèles à l’abbé Faujas et à l’abbé Mouret. C’est justement le positivisme et le naturalisme, c’est-à-dire une certaine vision du monde que les écrivains catholiques combattent alors. René Bazin, Paul Bourget, Louis Bertrand, Émile Baumann, Henry Bordeaux défendent l’idée d’une société morale qui valoriserait la famille, la patrie et la religion. Les caricatures de prêtres, la peinture des vices dans les romans, mènent à la décadence. Une autre tendance menée par Joris-Karl Huysmans et Léon Bloy rend responsable le clergé de la lente désaffection des églises. Ils exaltent la religion des origines: la quête spirituelle, l’aspiration vers la sainteté, la fascination pour la vie recluse des moines du Moyen Âge. Le clergé, en tant que gestionnaire du culte, nuit à la croyance, parce que peu instruit et incapable de réviser ses jugements esthétiques. Il ne correspond plus au monde moderne. Huysmans rencontre alors un succès considérable. Bloy en revanche est resté l’écrivain pauvre, au verbe exalté, maudit, parce que catholique. Torturés entre sensualité et sainteté ses personnages en appellent au martyre.
Le prêtre bernanosien
En 1926 paraît Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos. Dans ce roman, deux prêtres se mesurent. L’abbé Menou-Segrais reconnaît que l’abbé Donissan, son jeune successeur, est marqué du signe de Dieu. La grâce est un don divin. Bernanos décrit un monde dévasté, que la religion ne trouble plus, qui ne croit plus ni au mal, ni au salut de l’âme. Il devient le symbole en littérature d’une conscience exacerbée du péché, dans une grande solitude et incompréhension du monde moderne. Suivent encore François Mauriac et Julien Green, qui témoignent des tourments d’une vie qui entend concilier la foi et les passions. François Mauriac se fait un devoir de témoigner de sa foi et de son appartenance à la communauté des chrétiens. Il nourrit la foi de son enfance, faite d’attachement à la terre et à une famille. Il tient d’ailleurs le rôle du porte-parole des chrétiens dans les milieux intellectuels, jusqu’à sa mort en 1970. Pendant cette période un autre écrivain, oublié aujourd’hui, Maxence van der Meersch, publie Pêcheurs d’hommes dont le héros est un prêtre ouvrier au sein de la jeunesse ouvrière chrétienne (JOC). Pour l’autorité catholique, il est inadmissible de peindre des hommes faillibles, un prêtre fanatique qui s’inflige la discipline, mais les romans ont du succès et les écrivains sont honorés avec des prix littéraires.
Le prêtre de mission (1945-1955)
Après la Deuxième Guerre mondiale, dans une société à reconstruire, portée par l’élan communiste, toutes les catégories de la population aspirent à davantage de justice sociale. Les auteurs, Daniel Pézeril, Gilbert Cesbron, Beatrix Beck (prix Goncourt pour Léon Morin, prêtre), Jean Anglade, Roger Bésus, Henri Queffelec s’inspirent des jeunes prêtres qui se confrontent à la misère sociale et se solidarisent avec les ouvriers. Ils considèrent l’homme tel qu’en lui-même avec ses faiblesses et sa valeur, pris entre les tentations du péché et une bonne volonté. Les Éditions du Seuil, les Éditions de la Table ronde les soutiennent en les accueillant dans leurs collections. Le centre catholique des intellectuels français (le CCIF), créé en 1941, invite les intellectuels à articuler leur pensée avec leur foi, avec une ouverture sur les cultures du monde. Aussi fait-il écho aux divisions politiques de la communauté chrétienne : les partisans de la tradition, l’ordre, la nation, la famille et les partisans de l’émancipation des peuples. De vives polémiques surgissent lors des conflits coloniaux et en particuliers la guerre d’Algérie. Le Saint-Office à Rome condamne les débats de société et appelle les organisateurs à revenir aux questions de liturgie et à la théologie. Le public délaisse peu à peu les colloques et le centre disparaît en 1976. Des écrivains catholiques comme Jean Anglade, Simonne Jacquemard et Henri Queffelec se tournent vers la veine régionaliste.
La fin des écrivains catholiques
Les grandes figures quittent le devant de la scène : Georges Bernanos est mort en 1948, Paul Claudel en 1955, François Mauriac en 1970. Ils ne sont pas vraiment remplacés. La religion ne fait plus partie intégrante d’une identité d’écrivain. Dans le même temps, en France, les églises continuent de se vider, les vocations se raréfient, les ventes des livres sur la famille ou le mariage catholique s’effondrent. Michel de Saint-Pierre est l’un des derniers, il fait paraître Les Nouveaux Prêtres en 1964 et continue une production littéraire, en veillant à se conformer aux attentes du Saint-Office. Des prêtres, Jean Sulivan, Jean Montaurier, Louis Fafournoux vont également, à travers l’écriture de romans, rendre compte de leur expérience si singulière : l’abandon du sacerdoce, la détresse après l’aggiornamento de Vatican II, leur incrédulité à gagner des fidèles, comme on attire un public au spectacle.
« Ite missa est ! La messe est dite ! », écrit Frédéric Gurgelot. Pense-t-il que les romanciers se tournent vers d’autres problématiques, que le prêtre en tant que héros littéraire n’a plus cours dans notre société moderne ? L’auteur conclut que « c’est dans l’imaginaire que le clerc a perdu pour l’instant le combat. Ce n’est pas la fin des croyances, mais la disparition de la capacité de l’institution ecclésiale à informer le social et à peser sur lui ».
À travers cette étude riche et informée, nous sommes revenus sur le prêtre en tant que figure littéraire dans la littérature française du XXe siècle et nous avons découvert des écrivains oubliés, peut-être trop vite. La bibliographie abondante témoigne de la place à part du prêtre, de la fascination qui s’exerce sur le romancier : représentant de Dieu sur terre, qui, dans le secret de la confession, absout les pêchés. La perception du prêtre, pour chacun, s’est modifiée, en fonction des évolutions sociales. L’Église fait cependant contrepoint au monde libéral, et semble se fortifier devant les avancées médicales qui suscitent des choix éthiques. Peut-être, alors, le clerc réapparaîtra bientôt en littérature. Le succès du film Des hommes et des dieux (2010) montre, si on en doutait, que le sacré continue de parler à l’imaginaire, que le religieux est loin d’être un personnage comme un autre