Un événement fondateur de la mémoire nationale relu sous l’angle de l’histoire :  essai d’« histoire synchronisée ».

Les commémorations sont toujours d’intenses moments de frénésie éditoriale   . À cet égard, 2015 est une année faite pour combler les maisons d’édition françaises puisqu’elle marque le 300e anniversaire de la mort de Louis XIV, le 200e anniversaire de la bataille de Waterloo et le 100e anniversaire de la bataille des Éparges et de l’expédition des Dardanelles. À cette richesse commémorative, il faut ajouter le 500e anniversaire de la bataille de Marignan qui a eu lieu les 13 et 14 septembre 1515.

1515 représente la construction d’une date mythique dans l’imaginaire des Français. Vague souvenir scolaire confinant parfois à l’incantation propitiatoire – le fameux « 1515-Marignan » –, ce moment est devenu un des sommets du règne de François Ier et, par extension, de la Renaissance française. On a ainsi pu croiser sa mention dans des vers de Victor Hugo (« Quoi, François de Valois, ce prince au cœur de feu, / rival de Charles Quint, un roi de France, un dieu, / – À l’éternité près – un gagneur de bataille / dont les pas ébranlaient les bases des murailles / l’homme de Marignan, lui qui, toute une nuit, poussa des bataillons l’un sur l’autre à grands bruits »)   , ou encore d’Apollinaire (« Je perds tout sauf l'honneur ainsi qu'à Marignan »)   . On a même pu avoir l’impression qu’il s’agit d’une vérité de l’Histoire de France faisant partie, en quelque sorte, d’un acquis immémorial.

C’est dans ce contexte de farouche concurrence éditoriale que la maison Armand Colin a décidé d’ajouter sa pierre à l’édifice de commémorations en publiant le livre de Nicolas Le Roux, historien spécialiste de l’imaginaire politique du XVIe siècle, 1515. L’invention de la Renaissance   . Sans pousser l’exégèse du titre plus loin que de raison, il faut néanmoins y voir l’annonce d’un double programme : d’une part, replacer la bataille de Marignan dans son contexte et dans son époque et, d’autre part, s’interroger sur la constitution de cette bataille comme événement   .

« La bataille des Géants »

Le premier chapitre relate l’avènement de François Ier le 1er janvier 1515   . Dans un chapitre de facture classique, qui reprend la question de l’arrivée au pouvoir de François Ier par le jeu des successions dynastiques alimenté par la loi salique, on remarquera toutefois la louable insistance sur le déroulement de la cérémonie du sacre à Reims bien qu’il eût été appréciable que l’auteur en restitue les enjeux idéologiques de manière plus évidente. Les deux chapitres suivants présentent la situation de la France et de l’Italie au tournant des XVe et XVIe siècles. Ils brossent de manière succincte la situation démographique, économique, politique et culturelle   des États directement impliqués dans ce conflit de la Renaissance. On ne peut à cet égard qu’apprécier la volonté de l’auteur de présenter le concept de Renaissance en lien avec celui de société de cour   , qui rend simplement compte de ses derniers travaux   . Il permet ainsi au lecteur de se familiariser avec un champ historiographique dynamique de la recherche sur le XVIe siècle. On peut toutefois d’ores et déjà s’interroger sur la pertinence du choix du sous-titre : « l’invention de la Renaissance ». En effet, délaissant le débat critique sur la notion de Renaissance   , l’auteur semble annoncer une entreprise, sinon de déconstruction du concept, tout du moins de mise en évidence de ses soubassements conceptuels. En réalité, cet aspect plus réflexif échappe quelque peu à sa démarche qui reste avant tout dynamique, c’est-à-dire dans la perspective de présenter les réalisations de la Renaissance en action. En revanche, le lecteur peu familier des créations artistiques de cette époque appréciera les nombreux exemples parsemés dans ces pages et qui sont autant d’invitations à rêver à la grave ivresse du Bacchus de Michel-Ange ou à méditer sur l’École d’Athènes de Raphaël   .

Les chapitres suivants (4 à 7) expliquent les préludes de la bataille de Marignan. Ils reviennent sur les guerres d’Italie et les bouleversements géopolitiques qui se sont ensuivis. Dans la lignée des travaux de Denis Crouzet   , Nicolas Le Roux montre aussi qu’à ce contexte de trouble politique et de guerres incessantes s’ajoute une conjecture marquée par un fort sentiment d’angoisse eschatologique, ce que reflètent, par exemple, les prophéties   . Nicolas Le Roux résume aussi les changements qui sont survenus dans le domaine de l’armement et de la stratégie en expliquant le rôle qui est désormais imparti aux chevaliers. Il rétablit aussi la fonction des canons dans leur juste proportion. On peut dire qu’il brosse le tableau où va se dérouler la « bataille des Géants » qui est traitée rapidement au huitième chapitre. Les conséquences diplomatiques sont, elles, mesurées au chapitre 9. Le traitement de la bataille laisse toutefois le lecteur amateur d’histoire militaire sur sa faim car le récit apporte peu de nouveautés, y compris dans le traitement des récits et de la construction idéologique autour de l’évènement guerrier   . On le voit, il s’agit d’un livre autour de Marignan, en dépit des trois derniers chapitres. Une question se fait alors jour : pourquoi l’auteur écrit-il en conclusion « l’année 1515 constitue-t-elle l’apogée de la Renaissance italienne ? Un moment clef dans la construction des identités nationales ? Une date incontournable de l’histoire de France ? Sans doute rien de tout cela »   . Répondre à ce questionnement, amène à revenir sur les intentions du livre et sur sa réalisation.

Une histoire globale du national ou une histoire nationale à l’échelle globale

La description que donne Ernest Lavisse de la bataille de Marignan dans son célèbre manuel a marqué des générations des Français : « En l’année 1515, François Premier devint roi de France. Il avait vingt ans. Il était beau et brave. Il alla en Italie pour conquérir le pays de Milan. Auprès de la petite ville de Marignan, il rencontra les ennemis. On se battit pendant toute l’après-midi »   . Avec ce récit de la bataille, le jeune écolier était placé en immersion au cœur du roman national. Nicolas Le Roux se démarque fortement d’une telle approche lorsqu’il écrit que « ce livre n’est pas un plaidoyer pour l’histoire-bataille ou une nouvelle pierre apportée à l’histoire de France. Il s’agit plutôt d’un essai d’histoire synchronisée »   . Par histoire synchronisée, il faut entendre une forme modeste d’histoire globale qui reviendrait à procéder à une coupe horizontale dans la chronologie en essayant de rendre compte de l’ensemble des phénomènes sur l’ensemble des espaces du monde au moment T   .

Le projet du livre de Nicolas le Roux revêt ainsi un double projet, le premier explicite et le deuxième implicite. Le premier a trait à la volonté de ne pas s’en tenir à une simple histoire de la bataille de Marignan, sujet déjà fort labouré par plusieurs historiens, et ainsi de se démarquer sur le plan éditorial. Il s’agit aussi de tenir compte des acquis récents de la recherche, comme en témoigne la bibliographie à la fin de l’ouvrage, pour proposer au final une synthèse sur le premier quart du XVIe siècle, principalement à l’échelle de l’Europe de l’Ouest avec quelques incursions à l’échelle mondiale, dans le sillage des grandes découvertes. Le deuxième vise à proposer un autre récit national, voire un autre récit tout court   . À l’heure où les programmes d’histoire donnent lieu à d’homériques empoignades, il est intéressant de voir que des historiens proposent une autre forme d’écriture de l’histoire que celle des « journées qui ont fait l’histoire de France », pour reprendre le titre d’une collection célèbre. L’histoire globale peut ainsi servir à étudier les événements sous un autre éclairage   . Il n’est pas question de dire ici que Nicolas le Roux s’inscrit comme thuriféraire de l’histoire globale ou de l’histoire connectée, ce qui n’est d’ailleurs pas l’objet de son livre, mais de montrer qu’en replaçant la bataille de Marignan dans une perspective plus globale, même si elle reste surtout européenne, il permet de mieux circonvenir son poids réel. Le livre dessine alors une voie sinon originale, tout du moins intéressante sur un autre récit possible de l’histoire   . À titre anecdotique, on fera remarquer que ce choix est dans l’air du temps puisqu’un autre livre paru récemment choisit aussi de retenir l’année 1515 pour s’essayer à l’histoire synchronisée   .

Toutefois, le livre ne dément pas le dicton « qui trop embrasse mal étreint ». En voulant brasser trop large dans un nombre de pages limité (environ 270 pages de texte sans compter l’appareil critique et la bibliographie), l’auteur passe en partie à côté de son effet. Ainsi, les deux chapitres sur les « Orients » et sur l’Amérique surviennent pour ainsi dire de manière impromptue et ne s’insèrent qu’imparfaitement dans le plan d’ensemble du livre. Par ailleurs, même s’il est essentiel que les Portugais conquièrent la ville d’Hormuz en mars 1515 ou que Bartholomé de Las Casas s’embarque pour revenir en Espagne en septembre 1515, ces informations confèrent au lecteur le sentiment d’assister à la juxtaposition de tableaux. Impression qui relativise certes l’importance de Marignan mais qui n’est pas forcément des plus pertinentes sur le plan heuristique   . À cet égard, une chronologie aurait pu s’avérer utile en mettant en regard les différentes dates des espaces étudiés. La présence de cartes aurait, elle aussi, facilité la compréhension des enjeux. Par ailleurs, l’auteur s’en tient trop souvent à un degré d’information général et finalement assez peu innovant. La difficulté de traiter conjointement d’aires géographiques éclatées se fait ici crûment ressentir. Ainsi, en dépit de réels efforts, le livre reste avant tout une introduction au premier quart de siècle européen. On ne peut ainsi dire que cet ouvrage dresse un tableau « global » de l’année 1515. En outre, la volonté de lier la date à l’invention de la Renaissance, si elle est, elle aussi, bienvenue, n’est qu’imparfaitement relevée.

Marignan, la Renaissance : les renouveaux historiographiques

Le projet de commémorer la bataille de Marignan est ancien. L’université de Tours vient très heureusement de rappeler l’initiative de Léonard de Vinci qui, en mai 1518, organise un simulacre de guerre pour fêter la victoire advenue le 14 septembre 1515   . Nicolas Le Roux prend le pari de ne pas se contenter d’une simple histoire de Marignan mais de proposer une vision plus générale du premier XVIe siècle. Cette entreprise a alors une conséquence positive qui est contrebalancée par des effets négatifs. L’aspect positif est la présentation au lecteur d’une synthèse agréable à lire où sont présents de nombreux faits et exemples, notamment issus du domaine de l’histoire de l’art   , qui font de ce livre une entrée en matière sympathique dans le XVIe siècle et, plus particulièrement, au règne de François Ier.

Nonobstant son indéniable qualité pédagogique et sa plaisante écriture, plusieurs traits négatifs viennent grever la lecture de l’ouvrage. Le plus gênant s’avère être le caractère assez peu novateur du livre, notamment quant à sa présentation des débuts du règne de François Ier. C’est d’autant plus dommageable que les deux derniers livres de Nicolas Le Roux (sans parler de ses contributions ou des articles) avaient constitué un indéniable apport d’air frais dans l’histoire politique et culturelle du XVIe siècle   . Ainsi, s’il rend compte de l’état réel de la chevalerie en ce début de XVIe siècle, qui est loin d’être l’arme anachronique que l’on se représente parfois   , ou des forces en présence, on peut déplorer qu’il passe sur la « puissance suisse » en à peine cinq pages, lorsque l’on sait qu’il s’agit d’un point crucial, trop méconnu du lecteur français, comme le montre Amable Sablon du Corail   . Par ailleurs, la présentation des protagonistes, si elle expose clairement la géopolitique à l’œuvre dans les guerres d’Italie, n’insiste pas assez sur la condition indispensable pour faire la guerre, à savoir l’argent   . À cet égard, même s’il est présent, il aurait été judicieux de revenir sur les liens entre guerre et constitution de l’État moderne.

C’est d’ailleurs un des manques les plus visibles du livre, à savoir son refus d’entrer trop avant dans l’idéologie royale qui prévaut à la construction du « mythe » de Marignan. Certes, les travaux de Didier Le Fur ont traité abondamment de cette question en s’inspirant de la démarche de Colette Beaune   . En outre, il fait appel aux travaux de l’école cérémonialiste, en particulier pour étudier les entrées royales. Pour autant, expédier la mise en place de la légende de l’adoubement de François Ier par Bayard en une demi-page semble exagéré, d’autant plus qu’une telle réflexion allait dans le sens de l’auteur   . Qui plus est, un chapitre sur l’« invention » de Marignan aurait utilement complété la réflexion sur l’« invention de la Renaissance », en montrant combien l’image de cette victoire difficile de François Ier est le fruit de la propagande royale, dès l’issue du conflit, mais surtout après la défaite de Pavie, le 24 février 1525, qui forme le revers de cette pièce   . Il faut toutefois être juste avec l’auteur et signaler une récapitulation très claire des conséquences de l’événement à différentes échelles temporelles   .

Finalement, le livre se présente comme une heureuse présentation du premier quart du XVIe siècle, menée par une plume alerte et une maîtrise consommée de la mise en scène. Pour autant, l’ouvrage ne convainc pas, tant sur la notion d’« invention de la Renaissance » que sur sa volonté de présenter une histoire synchronisée efficace. La profusion de livres sur François Ier, Marignan ou l’année 1515, explique cependant un pari qui, s’il n’aboutit pas sur un échec, n’en demeure pas moins que partiellement atteint