Soixante-cinq histoires de la vie de Sigmund Freud ont été publiées en France. Beaucoup trop pour les lire aveuglément. L'une d'entre elles, celle de Roger Dadoun, est examinée ici.
Encore sonné par le tintamarre médiatique de quelque bibliographie de Freud, encore déçu par un titre qui déclare l’impossibilité de l’écriture d’une histoire de la psychanalyse, sans prendre la précaution d’annoncer que cette impossibilité est exclusivement celle de son auteur, je découvre amusé une énième biographie de Freud. Mais ne s’arrêtera-t-on pas avec les biographies de Freud ? Les grands bruits médiatiques me semblent justifiés vu les feux dont a bénéficié une récente attaque contre Freud, attaque menée de tout point de vue, intellectuel comme dans sa qualité littéraire, bien au-dessous de la ceinture, pouvons-nous dire. Et, peut-être ce Freud, de Dadoun, mérite bien de profiter de la vague publicitaire qui a entouré la supposée biographie hagiographique récente, qui pourtant n’en était pas une, celle de l’ex-historienne Elisabeth Roudinesco , qui ne faisait que perpétuer les gloses d’Ernest Jones, de Peter Gay et de tant d’autres chantres de l’immortelle gloire de Sigmund Freud.
J’ouvre donc mon Dadoun avec une curiosité craintive. Après tant d’autres biographies, celle-ci, en vaut-elle la peine ? Roger Dadoun est un philosophe français, professeur à l’Université Paris Diderot (Paris 7), auteur d’une trentaine d’ouvrages, aux titres extrêmement variés et fort intéressants. Il s’intéresse à Héliogabale, à Marcel Duchamp, à King-Kong (avant ou après Virginie Despentes ?), à Albert Camus. Parmi ses riches et amusants titres, nous trouvons par exemple celui-ci : Utopies sodomitiques. Diagonales de l'anal, que je me promets de lire un jour. Mais que vient faire un homme manifestement si cultivé et curieux dans un domaine si encombré que celui de la psychanalyse et, pire encore, des écrits sur Freud ?
Son Freud a été publié pour la première fois en 1982, puis déjà revu et augmenté en 1992, pour ressortir en 2015, encore une fois élargi. Son tout premier Freud apparait donc en même temps que celui de Roland Jaccard et en même temps que la traduction française (1983) de celui de Marianne Krull (1979), mais longtemps après celui d’Octave Mannoni (1968), sans rien dire de tous les « Freud » en langue anglaise. Quel intérêt à encore un autre ? Dadoun divise le sien en trois grandes parties, suivies d’une annexe. Ce sont d’abord leurs titres qui retiennent mon attention : « L’homme Freud, un roman intellectuel », n’a pas vraiment de quoi séduire et semble répéter le titre de plus anciennes biographies ; mais le titre de la deuxième partie, « La pensée de Freud ou l’anarchique Aphrodite », est déjà bien original et amusant ; « Perspective, Freud libérateur », ne semble pas le titre d’un programme de nature à susciter la curiosité, tant avons-nous lu des propos similaires, sans qu’un débat contradictoire ne s’installe en soulignant non pas un Freud qui délivre, mais un Freud qui, au contraire, enferme. À preuve la nature des institutions qui s’intéressent à ses thèses et dont le caractère moyenâgeux, inscrit à leur source même, n’est plus à démontrer ni à critiquer. Ce caractère apparaît clairement dans la correspondance entre Freud et Jones, par exemple, où l’un avoue à l’autre son idéal de paladins qui le suivraient. En revanche, les sous-titres de cette partie du livre de Dadoun, « Nef Freud sur langue-mer », « “Mort à Freud !” Le machin à Michel O. et le “penser pop corn” » ou, encore, « Un vol d’Upanishads au-dessus de Sigmund Freud » sont de nature à attirer davantage la curiosité.
Et c’est ici seulement que mon attention se tourne vers le fait important que ce livre soit une réédition d’un titre ancien. Ce n’est qu’à sa quatrième page que cet avertissement apparait : « Cet ouvrage constitue une édition, revue et augmentée… » Si nous avons la chance de la relire aujourd’hui, c’est grâce à cette polémique que son auteur ouvre, pour sa part, avec Michel O. Et ainsi, au-delà de l’intuition d’une biographie anarchiste de Freud à laquelle se livre Dadoun, très différente de celle pince-sans-rire et hagiographique d’Ernest Jones ou celle un brin humoristique mais encore largement hagiographique de Peter Gay. Même si notre présent auteur, malgré quelques irrévérences, n’échappe toujours pas à l’hagiographie, nous avons intérêt à nous adresser directement au débat avec Michel O., devenu patient de Freud, par cette simple magie de la transfiguration de son nom de famille d’après les principes des exposés de cas dans la psychiatrie viennoise à la fin du 19ème siècle. Et, que lisons-nous lorsque Dadoun discute Michel O., soudainement ainsi freudianisé ?
« Avertissement : Le texte qui suit n’est pas une critique de livres. C’est une tentative d’aborder sur le terrain psychanalytique, puisque c’est sur ce terrain que nous oeuvrons, quelques échos du tintamarre médiatique fait autour d’un ouvrage auquel nous désirons appliquer un principe freudien et libertaire de non-lecture. Il s’agit donc, foncièrement, d’une non-critique, puisqu’il invite, sèchement au non lire. Il importe, face aux marées des objets “livres” et “non-livres” (de politiciens, journalistes, sportifs, hygiénistes, financiers, cuisiniers, et de leurs “nègres”) qui nous submergent, d’apprendre, d’un même mouvement libérateur (du latin liber, livre), à la fois à lire (art difficile de se saisir du texte et de “travailler“ la lettre, à la lettre, de la lettre) et à ne pas lire (art difficile d’une volonté raisonnée de limiter – écologie culturelle – la consommation moutonnière, sous injonction du must ou du buzz médiatique, de livres qui ne durent que l’instant d’un affichage publicitaire). » .
Or, il se trouve que cette critique qui prétend ne pas en être une se révèle in fine être ce qui peut se dire du livre en question. Car d’où sort-il son « principe freudien et libertaire de non-lecture » ? Quand Freud a-t-il été un auteur libertaire ? Si nous nous sentons d’humeur à accompagner Dadoun dans sa biographie finalement kitsch, à la fois anarchiste et traditionnaliste de Freud, plongeons-nous dans sa lecture. Nous y trouverons de jolies perles, comme ce commentaire sur Élisabeth Roudinesco, qui entrerait « historicieusement en scène pour remettre les pendus à leur corde ». Si elle réduit à néant quelques-unes des plus grossières erreurs, rumeurs, bêtises dont se tramerait le machin malin – « dégonflement de quelques enflures. Avec une concession néanmoins, et qui est de taille : elle traite le machin comme un livre qui serait porté par un “désir ” d’analyse et de vérité, voire par une “une tradition freudo-marxiste” (quel freudisme, quel marxisme ? – quelles “traditions” vont-elles copulant de conserve ?) ». Eh, bien, c’est un fait, le freudo-marxisme autrefois représenté par Wilhelm Reich, par Otto Fenichel pour la version communiste pure et dure ou par Erich Fromm pour la version trotskyste, serait vraiment tombé bien bas, sous cette plume dénonciatrice. Mais ce sont d’autres livres, que nous n’avons pas lus, ceux sur lesquels portent les conflits entre l’historienne et le faux critique de Freud, Michel O.
En conclusion de son livre, Dadoun présente un petit recueil dont le statut épistémologique n’est pas précisé, mais qui ne manque pas d’intérêt, de curiosité et de saveur. Ses « Annexes » sont constituées d’une vingtaine de pages d’opinions sur l’inventeur du mot psychanalyse. Et ces opinions ne sont pas que favorables. Nous retrouvons ici enfin la confrontation d’arguments contradictoires qui a manqué tout au long du volume, mais qui est aussi un trait constant, systématique et hautement problématique de l’immense majorité des biographies de Freud. Celle-ci, au moins, présente et discute avec humour l’histoire de Freud