Ce 30 juin, sort en Blu-ray et DVD le blockbuster qui a tant agité la sphère médiatique en début d’année 2015. L’occasion de revenir sur les réactions de la presse mondiale lors de la diffusion en salles du dernier film de Clint Eastwood, American Sniper.

C’est au sommet d’un immeuble abandonné que le spectateur découvre Chris Kyle (Bradley Cooper), sniper américain officiellement crédité de 160 meurtres, quand il en revendique lui-même plus de 250. Armé d’un fusil à lunettes qui vient compléter sa tenue de combat, le militaire surveille une ville irakienne dévastée par le conflit. Apparaissent alors dans sa ligne de mire une femme et un enfant armés d’une grenade. Face à l’absence d’approbation de ses supérieurs, il est le seul décisionnaire quant au destin des deux potentiels assaillants. C’est à travers cette séquence au suspense haletant que Clint Eastwood immerge les spectateurs dans le récit de celui que ses collègues surnomment « La Légende », le tireur d’élite de la marine américaine à la réputation aussi redoutable que controversée. Apologie ou mise en abîme de la violence, patriotisme critique ou dégoulinant, drame psychologique ou biopic d’un héros de guerre, c’est peu dire qu’American Sniper a divisé les journalistes du monde entier lors de sa sortie.

Bien que foncièrement moins acerbe que l’autobiographie éponyme, l’histoire du sniper américain le plus létal de l’histoire n’en a pas moins suscité d’âpres débats outre-Atlantique. Sous l’impulsion d’un Michael Moore aussi révolté par l’idée d’un biopic relatant les activités d’un sniper que séduit par la performance de Bradley Cooper, les médias américains, à l’image de Vice, se sont emparés de la polémique suscitée par le film de guerre le plus rentable de l’histoire. En effet, l’édition américaine de The Guardian dénonce l’héroïsation d’un « raciste déshumanisé », s’inquiétant même du piédestal sur lequel des « patriotes simplistes » pourraient ériger Chris Kyle. Le Baltimore Sun qualifie le tireur d’élite de « lâche qui dégomme des femmes et des enfants en restant à l’abri » et s’interroge sur le dessein de cette production qui pourrait être une manière de justifier la guerre en Irak en la replaçant au cœur des débats à travers une proposition de lecture différente : celle d’une aventure cinématographique qui permet au spectateur de concrètement visualiser ce qu’il n’a jusqu’alors qu’imaginé ou partiellement découvert à travers les médias pendant plus d’une décennie. En totale immersion, le public entrevoit ce qui ressemble fortement à la « réalité » du terrain, de l’atmosphère régnant au sein des « base camps » à l’adrénaline inhérente aux opérations de cette « guerre préventive ». Un point de vue partial d’autant plus conditionné par l’angle narratif assumé qui conduit le spectateur à découvrir à quel point la « troisième guerre du Golfe » est douloureuse pour l’occupant. Tout cela à travers le regard d’un fervent défenseur de la bannière étoilée, les Irakiens étant cantonnés sans nuances à la fonction d’antagonistes.

Un soldat « psychopathe et patriote », cette ironique intervention du célèbre animateur et commentateur politique Bill Maher a été relayée dans la majorité des médias américains. Il s’attache à dénoncer les stéréotypes du héros américain tant apprécié par ses compatriotes et conclut d’ailleurs sa critique de Chris Kyle en glissant un « and we love him », qui s’apparente à un triste et irrémédiable constat.

Mais Rolling Stones tente de ramener ses lecteurs à la réalité de la naissance du conflit et dénonce « l’incroyable bourbier d’immoralité » de l’occupation américaine en Irak, relevant de « la stupidité et l’arrogance » de Georges W. Bush et Dick Cheney. Pour le bimensuel américain, la dangerosité d’American Sniper réside dans l’intensité de la focalisation narrative sur le personnage du militaire, laissant dans l’ombre « les responsables politiques qui ont poussé le soldat à se trouver sur le toit d’un immeuble irakien en lui demandant de tirer sur femmes et enfants », ainsi que les nombreuses victimes irakiennes. Le magazine repère d’ailleurs des similitudes entre American Sniper et Forrest Gump et dénonce cette culture hollywoodienne qui « tourne l’horreur et la division d’une guerre en un film relatant l’histoire d’imbéciles d’une platitude à vomir […] qui face à de terribles choix moraux  mangent du chocolat et jouent au ping-pong ». Enfin, Rolling Stones considère American Sniper comme « trop stupide pour être critiqué » quand Slate le qualifie de « film le plus mensonger de l’année ». Des propos aussi virulents et radicaux que peut l’être le personnage principal dans son domaine de prédilection.

Le New York Times nuance l’hégémonie de ces discours médiatiques décrivant un film « brutal et efficace mais également troublant ». Cette production n’est « ni pro-guerre ni anti-guerre, c’est simplement la réalité d’un conflit représenté aussi précisément que l’art le permet » selon le Los Angeles Times qui n’omet pas de saluer « le patriotisme et la fiabilité » qui habitent le soldat du Navy SEALs, principale force spéciale de la marine de guerre des Etats-Unis. La rédaction déplore néanmoins le simplisme d’une œuvre présentant « les bons américains tirant sur les méchants musulmans ». Le magazine Variety suit sa ligne éditoriale purement cinématographique et livre une critique apolitique notant la « superbe performance de Bradley Cooper » et considérant American Sniper  au même titre que son concurrent le Hollywood Reporter  comme la réalisation la plus aboutie de Clint Eastwood. Le magazine ouest-américain favorise une lecture psychologique, « douloureuse et mélancolique » malgré les « apparences patriotiques » de l’œuvre de l’autodidacte américain.

Le Washington Post préfère quant à lui relever la dimension politique de cette production au budget limité   , soulignant son succès chez les conservateurs, séduits par le récit d’un « soldat à son meilleur niveau » quand les libéraux remettent en question « le plaisir assumé de Kyle » lorsqu’il s’agit d’exécuter ceux qu’il appelle des « sauvages » ou des « marrons ». Pour le quotidien, la controverse d’American Sniper « s’étend jusqu’au débat sur le contrôle des armes » aux Etats-Unis. Le Washington Post relaie d’ailleurs les propos d’une Sarah Palin révoltée par « les gauchos d’Hollywood qui crachent sur les tombes des combattants de la liberté ». Le Daily Caller s’inscrit dans cette idéologie conservatrice dénonçant les flops à répétition des « films anti-guerres et anti-militaires ». Le succès du biopic « sans fard et sans jugement » serait « la preuve que les gens sont venus voir la vie de celui que la plupart considère comme un héros ». Clint Eastwood, à travers un discours retranscrit dans le Hollywood Reporter, tente d’atténuer la polémique en soulignant la « bienveillance [du récit] à l’égard des vétérans » mettant en avant les difficultés des familles à redécouvrir un homme psychologiquement instable. La volonté du réalisateur était de « faire un film anti-guerre » via la monstration du conflit psychologique auquel fait face le personnage interprété par Bradley Cooper.

American Sniper replace donc des sujets aussi polémiques qu’inhérents à la politique américaine au cœur du débat public. En tant que blockbuster américain, le sextuple nominé aux Oscars mondialise un peu plus les problématiques de défense américaine, dont les médias Français n’ont pas tardé à s’emparer. En France, Marianne justifie la polémique par les performances du film dans les Etats les plus conservateurs (Sud et Midwest). L’hebdomadaire français retient en effet la souffrance psychologique d’un soldat qui « s'effrite, s'effondre, […] stupéfait de sa propre souffrance » dans un « troublant plaidoyer pacifiste, passionnant par son ambigüité ». Une œuvre « tourmenté[é] », « tragique », « une pépite à voir sans modération » pour L’Express qui salue la performance d’un Bradley Cooper d’une « formidable retenue » dans le rôle d’un homme au « double maléfique ». La représentation du peuple irakien se limite à des « traits grossiers [d’une] peuplade hostile et sauvageonne » déplore Libération qui note cependant que « toute contextualisation politique est gommée (nulle mention de Bush, de Saddam Hussein ou de la prise de conscience par les soldats des enjeux pipés du conflit) ». Selon le quotidien, Clint Eastwood ravive les « stéréotypes machos comme ultime rempart du monde libre et démocratique » quand Les Inrocks perçoivent une histoire « parfaite pour servir le patriotisme américain » reconnaissant tout de même la « virtuosité de sa mise en scène ». Le Monde repère de son côté le traitement particulier que subit la population irakienne. Celui-ci « suscite un malaise que les qualités du film ne suffiront jamais à évacuer », ajoutant à cela ; « les habitants ne peuvent être que des traîtres, des lâches, des fous sadiques ». Une représentation qui contraste avec les « stéréotypes chauvins » qui alimentent régulièrement les productions de Clint Eastwood – au point de le lasser lui-même ? s’interroge le journal – dont le destin semble ironiquement préoccuper la rédaction du quotidien : « On espère quand même que cette lassitude ne l’empêchera pas de donner à sa filmographie une autre conclusion qu’American Sniper. »

Bien qu’ayant agité l’espace public au pays de l’Oncle Sam et à moindre mesure en France, American Sniper a rencontré une réussite historique, générant plus de 517 millions de dollars dans le monde et devenant ainsi le plus gros succès de son réalisateur devant Gran Torino. Toutefois, certains fans du film considèrent que la polémique relayée dans les médias et à travers les réseaux sociaux a désavantagé cette œuvre dans sa course aux Oscars. American Sniper n’a en effet reçu que l’Oscar du « Meilleur montage sonore », faisant naître le sentiment d’inachèvement chez les différentes parties prenantes d’un film à la réalisation aussi poignante que discutable