Le couple, voilà un des sujets chers à la compagnie tg STAN. L’année dernière, ils jouaient déjà au théâtre de la Bastille – leur havre à Paris –, les Scènes de la vie conjugale d’après Bergman. On assistait à la lente dissolution d’un couple sur un plateau, un couple qui se déchirait et explosait en vol, avant de se retrouver amants de nouveau, alors que chacun s’était remarié de son côté. C’est cet amour imparfait, violent et meurtrier, qui restait à la fin : terrestre.

Avec Trahisons, on n’assiste pas à cette lente décrépitude, ou plutôt de manière inversée, puisque la pièce commence à la fin (les amants se revoient après leur séparation) et remonte le fil de leur histoire.

Cette histoire d’amour à trois (le mari, Robert, l’amant et meilleur ami du mari, Jerry, et la femme, Emma) a tout d’un vaudeville. Le tg STAN a décidé de jouer la pièce de Pinter sur un registre résolument tragi-comique : on s’amuse beaucoup pendant une heure et demie. La distribution est impeccable, les acteurs du tg STAN comme d’habitude excellents. « Assez naturellement, nous nous sommes distribués les rôles » : « Comme j’avais été en couple assez longtemps avec Jolente, c’était assez logique que je sois le mari, d’autant que nous faisons partis tous les deux de la même compagnie ; de son côté, Robby Cleiren étant un “visiteur” au sein de la compagnie, il serait l’amant de Jolente ». C’est peut-être dans leur respect des pauses du texte de Pinter que le tg STAN réussit le mieux à installer une tension dramatique. Malgré la mise en scène très dépouillée (sous un néon blafard au début, une table, deux chaises et quelques verres), on est suspendu à ces silences gênants, où se révèlent la tromperie et la trahison.

Cette compagnie belge a pour habitude de ne pas répéter, de strictement parler. Ils se réunissent, discutent des intentions de l’auteur, de la psychologie des personnages et font parfois des italiennes (sans mettre le ton). D’où l’impression d’improvisation, d’un théâtre en train de se faire – plus captivant que bien des comédiens qui déclament parfois un peu mécaniquement leur texte.

La compagnie utilise peu ses ressorts habituels, livrant ici une pièce d’une facture plus classique que Les scènes de la vie conjugale et Mademoiselle Else (de Schnitzler) qu’elle avait montée l’an dernier. Ils ne déconstruisent pas tant le quatrième mur, cette barrière invisible qui sépare la scène du public, auquel ils avaient pris coutume de s’attaquer en multipliant les adresses au public pendant le spectacle.

On est tout de même subjugué du début à la fin par ces trois acteurs qui se partagent le plateau. Et la pièce donc ? Trahisons, le titre est au pluriel. Elles n’en finissent pas de s’avouer, de se confesser, de se deviner. Il y a Emma qui a trompé son mari pendant sept ans avec son meilleur ami, Jerry. Mais Emma a aussi trompé Jerry d’une certaine manière, en ne lui disant pas qu’elle avait confessé leur liaison à son mari il y a quatre ans déjà. Robert n’a pas dit à Jerry qu’il savait non plus. Enfin, le mari a trompé sa femme avec une autre, ce que son meilleur ami n’a jamais soupçonné. Au jeu de la vérité et du mensonge, le couple marié est le plus fort : ils finissent par tout se dire, c’est peut-être ce qui les fait tenir ensemble encore.

– Jerry : Tu as tout dit à Robert ?

– Emma : Il a bien fallu. 

– Jerry : Tu lui as tout dit… à propos de nous ? 

– Emma : Il a bien fallu.

En effet, le mensonge, n’est-ce pas ce qui rend étranger l’un à l’autre ? Ainsi, quand Robert passe à l’American Express pour changer des chèques, lors d’un séjour à Venise, on lui propose de prendre une lettre adressée à sa femme.

« Très franchement, j’étais sidéré qu’on me propose de prendre cette lettre. En Angleterre ce serait impensable. Mais ces Italiens, ils sont si… décontractés… Il n’empêche, le fait que je m’appelle Downs, et que tu t’appelles Downs toi aussi, n’autorise pas ces gens à en conclure, avec leur je-m’en-foutisme méditerranéen, que nous sommes également M. et Mme Downs. Nous pourrions être, et tout porte à croire que nous devrions être, totalement, étrangers l’un à l’autre. »

C’est ainsi qu’il découvre le pot aux roses ; « Nous sommes amants ». Le concept freudien d’« inquiétude étrangeté » (unheimlich) désigne ces gouffres qui s’ouvrent dans un quotidien qu’on croyait connu, rassurant. Le terme allemand désigne en effet à la fois ce qui fait partie de la maison (häuslich), de la famille – l’intimité, une situation tranquille et satisfaisante ; et le secret, la dissimulation, le sacré même. Sacré, l’amour de Jenny pour Emma l’est. C’est sa seule réalité, comme le montre sa déclaration d’amour à la fin de la pièce (au début de leur histoire donc) : « Vous êtes belle. Je suis fou de vous. Ces mots que je vous dis, vous le savez, non ? Personne au monde ne les a jamais dits. » L’amour s’affirme comme quelque chose de parfaitement neuf, de parfaitement nouveau. « Mais ça, ici, c’est la seule chose qui ait jamais existée ». La vérité a-t-elle plus d’existence que le mensonge ? L’amour seul a-t-il le plus haut degré de réalité ? Je me suis déjà posé cette réflexion à propos de L’Adversaire d’Emmanuel Carrère   . Cette déclaration magnifique, je ne résiste que très difficilement à la reproduire ici intégralement, clôt la pièce.

Entre le début et la fin, neuf ans se sont écoulés, un an par scène à peu près. A la fin, il ne reste plus que cette question : « Comment ça va ? ». Seule question valable entre des êtres qui se sont vraiment aimés, répétée plusieurs fois, comme pour essayer de déjouer les faux-semblants. Degré zéro de la conversation, et en même temps véritable attention à l’autre. Pourtant des deux côtés, tout va bien, les affaires marchent. Elle, se passionne pour sa galerie pendant que lui, continue de découvrir de nouveaux talents. Réunis par la passion de la littérature (de la « prose contemporaine » dit le mari avec mépris), ils se retrouvent inchangés – concernant Emma, la référence à Flaubert est évidente pour cette femme qui trompe son mari et se repaît de livres. Ils agitent les souvenirs et commémorent le passé. N’est-ce pas ce que l’on fait, entre anciens amants, l’évocation des bons moments qui surgissent du passé aussi puissants qu’on les avait laissés ?

– Emma : Tu te souviens ? Dis-moi, tu te souviens ? 

– Jerry : Je me souviens.

C’est la fidélité au passé dont parle Badiou dans son Eloge de l’amour qui semble en jeu ici. D’ailleurs, quand Emma demande à Jerry s’il a été infidèle (à qui ? à elle bien sûr), il lui répond que non. Comme si leurs époux ne comptaient pas, que seule la fidélité du cœur importait. Elle lui demande aussi s’il pense à elle parfois, avec une certaine coquetterie (on pense à Brigitte Bardot dans Le Mépris : et mes chevilles, tu les aimes mes chevilles ?). 

Pourtant, l’incapacité de Jerry à se souvenir de certains détails (était-elle en blanc le jour de son mariage quand il l’a rencontrée ? Ont-ils acheté le lit de leur studio ou était-il fourni ? Dans quelle cuisine a eu lieu la scène de l’enfant qu’il fait voltiger ?) met en doute sa capacité à aimer vraiment. Comme chez Beckett, c’est la femme qui est le lieu du souvenir, qui tisse l’histoire à côté de l’homme.

Dans Trahisons, plusieurs métaphores filées soutiennent le texte. D’abord cette enfant d’Emma, Charlotte, que Jerry a fait voltiger dans l’air avant de la rattraper, sous les yeux amusés des deux familles réunies. La scène est évoquée à plusieurs reprises dans la pièce. Est-ce sa vie qu’on lance ainsi en l’air, à l’époque de la jeunesse et de l’insouciance ?

Ensuite, le squash, qui réunit les hommes (Robert et Casey, l’écrivain qu’il publie ; Robert et Jerry), tant qu’ils ne couchent pas avec la femme de l’autre. Ces trahisons rendent la pratique de ce sport franc et viril impossible. Robert ne cesse de répéter : ça fait des années qu’on n’y a pas joué.

Enfin, et pour faire le lien avec mon précédent article   , il faudrait parler de la misogynie dans Trahisons : Robert qui fout des raclées à sa femme (parce que ça le « démange »), qui l’exclut du tournoi de squash et des déjeuners entre hommes, qui confesse à Emma qu’il aime mieux Jerry et que c’est lui qui aurait dû avoir une liaison avec lui.

En bref, un coup de cœur. On attend avec impatience le tg STAN à la Colline l’année prochaine pour La Cerisaie !  

 

Trahisons de Harold Pinter

Avec Robby Cleiren, Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen.

Au Théâtre de la Bastille, Paris 11e, du 15 juin au 5 juillet 2015.