Réédité, le classique de Benjamin sur le XIXe siècle est l’occasion de pointer à nouveau ses intuitions très actuelles sur les reflets que la modernité se donne d’elle-même.

Walter Benjamin (1892-1940) a été un « compagnon de route » de l’École de Francfort   . Lié à Adorno et Horkheimer, avec qui il a réfléchi à établir une « théorie critique de la société »   , Benjamin conserve une grande indépendance intellectuelle, tout en soutenant ses compagnons qui animaient l’Institut de Recherche Sociale francfortois, mais se sont retrouvés contraints à l’exil avec l’arrivée au pouvoir des nazis   . Depuis Adorno et Arendt, jusqu’à très récemment, la pensée et le destin hors-normes de Benjamin n’ont pas cessé d’être commentés   , tant cet auteur a fait preuve d’une grande imagination, et sur des thèmes intellectuels divers. On ne peut donc que se réjouir de l’initiative des éditions Allia de rééditer – pour la dixième fois dans leur catalogue – l’un des derniers grands textes de Benjamin.

Ce petit ouvrage d’une cinquantaine de pages reprend la version française, rédigée par Benjamin lui-même en 1939, d’un exposé écrit tout d’abord en allemand en 1935. Il est publié pour la première fois dans un ouvrage posthume plus vaste   , puis est reproduit à part de plus en plus fréquemment. On y retrouve plusieurs thèmes propres au philosophe : la démarche se présente globalement comme une évocation de quelques figures culturelles ayant incarné diverses façons dont le XIXe siècle s’est regardé lui-même. Benjamin met en œuvre un intérêt pour une certaine historiographie critique, qui a pu être travaillé par Daniel Bensaïd   , ainsi qu’une approche singulièrement sensible de l’esthétique et de la culture, qui a eu une influence sur les travaux développés ensuite par Adorno et Horkheimer notamment   . Ce n’est pourtant que depuis les années 1990 que les analyses contenues dans Paris, capitale du XIXe siècle connaissent une diffusion et une reconnaissance larges, qui amènent le livre à devenir une « référence majeure », témoignant en cela des évolutions des sciences sociales, dans le sens d’un certain désenchantement des penseurs après la rupture des années 1980   .

Dans Paris, capitale du XIXe siècle, Benjamin étudie non seulement « le statut de l’expérience à l’heure de la modernité », mais, plus précisément, à travers une confrontation entre données historiographiques factuelles et critique esthétique, il « identifie une nouvelle condition moderne dans les fictions littéraires » et certaines figures culturelles   . Le texte est divisé en cinq chapitres, ainsi qu’une introduction et une conclusion, qui, en prenant chacun pour objet un élément propre à la ville parisienne, étudient le sens que cet élément peut avoir au regard de son histoire, d’une part, et de son image dans la sphère culturelle, d’autre part. L’interaction de ces deux niveaux permet à Benjamin de pointer le déploiement d’une variété de « fantasmagories » intrinsèques à l’avancée de la modernité marchande. En cela, il rejoint certaines analyses développées par Marx dans les Manuscrits de 1844 puis dans Le Capital, relatives au « fétichisme de la marchandise » et à la « fantasmagorie » que celui-ci produit en déconnectant valeur d’échange et valeur d’usage   , notions par ailleurs très utilisées par Benjamin dans ce petit livre. L’analyse du philosophe, cependant, dépasse largement le simple cadre du marxisme, car Benjamin ajoute notamment à une grille d’analyse constituée par la lecture de Marx, diverses « pièces du kaléidoscope romantique », qui le font alimenter une subversion de la « civilisation bourgeoise » plutôt qu’une critique marxiste orthodoxe   .

Benjamin commence donc son texte par déplorer qu’une « représentation chosiste de la civilisation » a cours depuis au moins le XIXe siècle, et engendre le développement d’une « fantasmagorie » dans la façon dont la société tente de se penser elle-même, ce en raison du fait que cette pensée s’appuie, pour raisonner, sur des « faits figés sous forme de choses ». Le risque d’une telle pensée est d’avoir une vision réifiée et non-dialectique des modalités de la vie sociale collective, qui reposent pourtant, justement, sur « un effort constant de la société », donc une dynamique, une série d’artifices, où tout pourrait être amené à bouger   . Benjamin semble ici exprimer que la « représentation chosiste de la civilisation » empêcherait, a priori, sa remise en question.

L’auteur commence par illustrer sa thèse, dans un premier chapitre, en évoquant l’apparition des « passages » couverts, dans le premier quart du XIXe, et en les confrontant à l’usage qu’a tenté d’en faire Fourier dans ses théories socio-urbaines. Comme l’a montré l’historiographie récente, les galeries et passages couverts, en nombre plus restreints que les représentations répandues pourraient le laisser penser, sont une forme urbaine appartenant typiquement aux espaces bourgeois de l’ouest parisien, par « opposition », notamment, aux passages ouverts, qui, eux, « constituent les points nodaux d’enracinement du monde populaire », à une époque où il fallait palier aux forts développements démographique et industriel des quartiers ouvriers parisiens, en perçant des « voies de communication »   . Benjamin constate que les passages couverts se développent pour servir de « noyaux pour le commerce des marchandises de luxe »   , parallèlement à l’essor de l’usage du métal dans la construction. Comme le montre la fascination des touristes et des bourgeois pour cette forme de bâti, Benjamin considère que les passages ont une forte dimension symbolique, car « la construction joue le rôle du subconscient »   . Il relie cet élément à la pensée « mécaniste » de Fourier, qui aurait espéré mobiliser les « passages » comme lieux symboliques et fonctionnels pour accomplir une certaine « harmonie » dans son phalanstère. Cet usage singulier d’un lieu conçu « primitivement à des fins commerciales »   par un précurseur du « socialisme utopique »   suggère bien sa dimension « fantasmagorique ».

Benjamin débute ensuite le deuxième chapitre en observant : « les expositions universelles sont les centres de pèlerinage de la marchandise-fétiche »   . Les saint-simoniens, observe-t-il, qui étaient très actifs en matière d’industrialisation de la société, et donc d’expositions universelles, se sont cependant laissés piéger par l’idéalisation de la valeur d’échange des objets – la valeur marchande – que généraient ces expositions universelles. Ces dernières ont pour effet de réifier les gens à travers une « masse compacte », passive, qui a l’impression de se divertir en venant visiter les expositions universelles. En réalité, cette passivité est vectrice d’un « assujettissement » fort utile à la « propagande tant industrielle que politique ». Benjamin pointe le fait que l’artiste Grandville contribue à cette grande « fantasmagorie » en produisant des œuvres qui consistent, finalement, en la gloire de la marchandise et de « la splendeur des distractions qui l’entourent »   . On peut déceler ici des intuitions qui auront une forte influence sur l’analyse des « industries culturelles » développée par Adorno et Horkheimer, moins d’une décennie plus tard   .

Le troisième chapitre prend pour objet les « fantasmagories de l’intérieur », à savoir, le développement, durant le règne de Louis-Philippe (1830-1848), de l’importance des sphères individuelles, particulières, dans les habitations bourgeoises. Tout en se coupant de ses lieux de travail, l’habitant qui en a les moyens transpose dans son intérieur ses « illusions », ses « souvenirs », en aménageant et en décorant : il se produit chez lui une « idéalisation des objets », qui vise notamment à compenser l’anonymat de la « grande ville »   . Le cadre de la vie privée devient donc « fictif », et ce n’est plus que dans les lieux de travail qu’on peut retrouver « le véritable cadre de la vie du citoyen »   .

Benjamin prend ensuite pour objet la « détresse » du « flâneur » habitant les grandes villes, et, plus spécifiquement, à travers la poésie de Baudelaire, qui tente de transformer ce malaise urbain en « mirage bienfaisant »   . La peur, notamment, de se perdre dans la foule anonyme, tient au fait que la flânerie est dorénavant cernée par le monde marchand ; comme le remarque Simmel par exemple dans un texte de 1903, la ville, en tant que siège, notamment, de « l’économie monétaire » et des rationalisations qu’elle impose – ce qui s’incarne dans « l’envahissement de la culture objective », produit un « étiolement de la personnalité » des individus, et des luttes de ceux-ci contre leur propre perte d’eux-mêmes   . Certains flâneurs, poursuit Benjamin, peuvent donc souffrir de « l’indétermination » de leur position et de leur fonction, et tomber dans une « rébellion », plus ou moins anomique, comme c’est le cas pour Baudelaire. La « fantasmagorie angoissante » du flâneur est alors la crainte de ne plus pouvoir distinguer les uns des autres les gens qui l’entourent et qui constituent la foule ; de n’être plus confronté qu’au même éternel, et de devoir abandonner toute idée de nouveauté. Cette idée de nouveauté est pourtant cruciale pour le flâneur qu’incarne Baudelaire, car elle contrecarre l’uniformisation et « l’avilissement » que subit toute chose en devenant marchandise. Le poète français n’a donc pas remarqué qu’un des principaux motifs de « résistance » contenus par son art pouvait en fait servir à l’offensive marchande, à travers cette valorisation même de la « nouveauté »   .

En évoquant la corrélation entre « l’activité de Haussmann » et « l’impérialisme napoléonien », le dernier chapitre est, de l’aveu même de Benjamin, celui qui fait le plus explicitement référence aux théories marxiennes, et spécifiquement à la lutte des classes. Benjamin explique dans quel cadre a pris place la « dictature » du baron Haussmann, à partir des années 1860, et quelles furent les conséquences pour le « prolétariat », exproprié, puis repoussé vers les périphéries ; rapidement, « les habitants de la ville ne s’y sentent plus chez eux »   . Après avoir restitué l’idée, désormais bien connue, que l’objectif d’Haussmann était de se prémunir contre toute éventuelle révolte populaire en réalisant un « embellissement stratégique », Benjamin s’attarde, là encore, sur la dimension symbolique de cette entreprise. Le désir de percer de grands boulevards organisant les centres politiques et économiques répond à la visée, répandue au XIXe selon Benjamin, d’« anoblir les nécessités techniques par de pseudo-fins artistiques ». Telle est la « fantasmagorie » haussmanienne, qui « s’est faite pierre »   . Il faut attendre la Commune pour ébranler durablement, à la fois, cette domination bourgeoise, et la « chimère », répandue chez beaucoup de contestataires, selon laquelle bourgeois et prolétaires devaient achever ensemble la Révolution entamée en 1789   .

Benjamin poursuit son analyse des enjeux propres à la Commune en étudiant, dans la conclusion de son ouvrage, la « fantasmagorie à caractère cosmique » et critique établie dans un livre que Blanqui a écrit une dizaine d’années avant sa mort. Dans ce texte, Blanqui développe une conception ultra-déterministe de l’univers, qui, selon Benjamin, court-circuite sa passion révolutionnaire et semble témoigner de l’aveu de défaite de celui-ci. Longuement cité par le philosophe allemand, Blanqui observe notamment : « l’univers se répète sans fin et piaffe sur place ». Pour beaucoup, à commencer par le socialiste français, conclut Benjamin, cette fausse nouveauté, cette répétition qui tient de la « damnation », témoigne du fait que ce « monde dominé par ses fantasmagories, c’est – pour nous servir de l’expression de Baudelaire – la modernité »   .

Le XIXe a été une période charnière à nombreux points de vue, d’abord parce qu’il a connu l’avènement d’une société marchande et moderne qui, au prix de profondes évolutions et mutations internes, conserve encore une grande emprise sur notre actualité. De ce point de vue, le texte de Benjamin constitue une vision particulièrement pénétrante de cette tendance. En effet, hormis l’influence certaine qu’il a pu avoir sur une grande variété de penseurs de l’après-Seconde Guerre mondiale, « chaque reflet lancé par une facette du cristal Walter Benjamin peut venir éclairer un pan de notre présent »    ; et en l’occurrence, Paris, capitale du XIXe siècle semble tout à fait visionnaire à plusieurs égards. Benjamin avait vu s’amorcer des « fantasmagories » qui furent approfondies et multipliées par l’avènement de la consommation de masse et les industries culturelles durant les Trente Glorieuses. Ce petit texte tout à fait brillant se trouve ainsi à la jonction entre, d’une part, une critique marxienne devenue classique – et, par aspects, très contingente par rapport aux conditions sociohistoriques dans lesquelles elle a vu le jour – et, d’autre part, la critique sociale qui culmine principalement dans les années 1960-1970, et présentait diverses formes d’alternatives intellectuelles et pratiques aux courants de pensée dominants, favorables au système marchand. En cela, cet ouvrage donne à voir la richesse et la créativité de la pensée de Benjamin, qui constitue une indispensable « archéologie de la modernité », selon l’expression désormais consacrée à son égard. Un livre qui, en déconstruisant certains mécanismes sociaux, symboliques et culturels anciens, permet d’entrevoir d’autres possibles