Une vision historienne et subjective de l'homme Mitterrand par Michel Winock.

L’homme de lettres et de secrets que fut François Mitterrand aura-t-il été – au fond – un homme de gauche ? C’est en substance l’interrogation qui guide la plume de Michel Winock lorsqu’il retrace la vie du 4e président de la Ve République, dans une biographie publiée en début d’année chez Gallimard. Les paradoxes entourant l’individu sont nombreux, au premier rang desquels se pose l’insoluble question : quel peut-être cet homme qui, conduisant la gauche républicaine à une victoire aussi historique qu’inespérée, l’a précipitée à sa perte ?

Michel Winock a toujours voté pour Mitterrand, en 1965, 1974, 1981 et 1988, et pourtant il ne l’aimait pas. Opportuniste, insaisissable, ambivalent, l’homme d’Etat suscite au moins autant la défiance que la vénération. Ce sont les noirceurs de François Mitterrand, les discontinuités de son itinéraire, que Michel Winock souhaite mettre en lumière de façon dépassionnée, « comme un historien politique qui se penche aussi sur son propre passé », déclare-t-il dans un article publié dans L’Obs. L’heure n’est plus au bilan ; ce que souhaite rappeler le biographe de Clémenceau et Flaubert, c’est quel socialiste fut Mitterrand, un socialiste d’adoption pour lequel « la politique prime l’idéologique », avec ses réussites mais surtout ses écueils. Retour sur le parcours du mal aimé de la gauche.

Né catholique de droite

Au regard de son passé, François Mitterrand se trouve bien éloigné, a priori, des sentiers du socialisme. Né en 1916 à Jarnac, dans une famille issue de la petite bourgeoisie catholique, l’enfant est pétri des valeurs familiales, de droite, celles de républicains conservateurs et patriotes. Sa formation intellectuelle ? Elle est religieuse ; les années du secondaire se feront dans le cadre d’un collège diocésain de prêtres séculiers, le collège Saint-Paul d’Angoulême, en pensionnat. Cette enfance, Michel Winock la qualifie de « barrésienne », fidèle à ses terres charentaises et aux morts – d’abord Yvonne, sa mère, et Jules, le grand-père, décédés à l’orée des vingt ans du jeune François, puis Joseph, le père, parti à peine dix ans plus tard.

L’engagement politique de Mitterrand ne se manifeste qu’à son arrivée à Paris, où il étudie le droit et les sciences politiques ; conformément à l’instruction reçue en amont, celui-ci se positionne clairement à droite. Là où le bât blesse, est que cet engagement se traduit par une adhésion aux Volontaires Nationaux qui se trouve être la branche jeune des Croix-de-Feu, mouvement réputé, quoiqu’abusivement, fasciste. Pire, des photos témoignent de la présence de Mitterrand lors de deux manifestations d’extrême droite au Quartier Latin, dont les slogans sont explicites : « à bas les métèques », pouvait-on y entendre. La Francisque reçue en 1943, quelques mois avant d’entrer dans la clandestinité de la Résistance sous le pseudonyme de « Morland », n’arrange rien à ce portrait si différent de celui qu’on attendrait d’un leader en devenir de la gauche française.

Des débuts politiques sous le signe de l’opportunisme

Les ambivalences, précoces, du vichysto-résistant, le situent loin des considérations idéologiques et préfigurent d’un sens réel de l’opportunisme. Peu enclin à laisser filer les circonstances favorables et épris d’une attraction indéniable pour le pouvoir, c’est précisément cet opportunisme qui mènera Mitterrand dans le sillon du socialisme. L’homme politique à proprement parler nait pendant la Résistance, où il se distingue à la tête de mouvements de prisonniers dont le Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés (MNPGD) ; de cette expérience il en retire un sentiment anti-gaulliste allant de pair avec un autre anti-communiste, ne supportant ni l’autoritarisme suscité par l’homme du 18 juin ni celui inspiré de l’URSS bolchevik. Intransigeant lorsqu’il s’agit de son indépendance, il fait preuve de méfiance à l’égard des trois principaux partis qui dominent l’échiquier politique d’après-guerre – PCF, SFIO et MRP – ce qui lui vaut de se présenter aux élections de l’Assemblée constituante du 2 juin 1946 sous l’étiquette alternative du Rassemblement des Gauches Républicaines (RGR) dans la cinquième section du département de la Seine ; il en résulte son premier échec électoral. L’homme est tenace, ne se laisse décourager et retente sa chance lors des élections législatives de novembre 1946, mais cette fois-ci dans la Nièvre ; ce « parachutage » est couronné de succès, et c’est sous les couleurs de l’UDSR – une formation centriste qui avait été une composante du RGR – que le fringant député fera ses classes au Palais-Bourbon.

Opportuniste, toujours, il devient à trente ans le ministre des Anciens Combattants d’un gouvernement issu du tripartisme PCF-SFIO-MRP qu’il décrie pourtant. Inamovible là où les gouvernements se succèdent en cascade, il sera tour à tour sous la IVe République : secrétaire d’Etat de l’Information, ministre de la France d’Outre-mer, ministre d’Etat, ministre délégué chargé de l’Europe, ministre de l’Intérieur puis ministre de la Justice. L’occasion pour lui de faire ses armes, d’encaisser les premiers coups, étant l’objet de suspicions en 1954 dans le cadre de l’affaire des fuites de documents relatifs à la guerre d’Indochine, ou de reproches en 1956 lorsqu’il ne démissionnera pas du gouvernement Guy Mollet qui se résigne à une politique répressive en Algérie.

Anti-gaullisme et enracinement à gauche

La rupture avec ses prédispositions de droite se confirme avec le retour du général de Gaulle en 1958 et l’avènement de la Ve République. Le 1er juin 1958, François Mitterrand tiendra devant l’Assemblée nationale une formule remarquée : « En droit, le général de Gaulle tiendra ce soir ses pouvoirs de la représentation nationale ; en fait, il les détient déjà du coup de force. » Ces diatribes placent Mitterrand dans le camp de l’opposition, synonyme pour lui de perte de son siège de député, et d’attaques personnelles telles que le piège de l’Observatoire dont il est victime en 1959 – il est alors accusé d’avoir monté de toutes pièces une tentative d’assassinat contre sa personne en vue de renforcer sa popularité.

Mais il se redresse rapidement grâce à la fondation en 1964 d’une fédération de clubs politiques, la Convention des institutions républicaines (CIR), instrument véritable de légitimation d’homme de gauche qui affiche trois revendications : « la défense des libertés, la construction d’une Europe fédérale et la réalisation d’une démocratie économique. » Engagé pleinement dans la fronde anti-gaulliste, notamment dans la campagne pour le « non » au référendum de 1962 dont le but est d’instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel, Mitterrand, seul capable de neutraliser la rivalité entre le PCF et la SFIO, est investi par les deux partis comme le challenger de la gauche chargé de défier le Général lors des élections de 1965. En récoltant 45,5% des suffrages lors du second tour face à un de Gaulle archi-favori, le natif de Jarnac s’impose – au moins provisoirement – comme le leader de la gauche. Exit l’homme de droite, la voie vers la conversion au socialisme est ouverte.

L’ultime conversion au socialisme

Pour exister politiquement, Mitterrand s’est donc fait le chef de file de l’opposition au régime gaulliste, et préside la Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste (FGDS) – c’est-à-dire la gauche non communiste. Sa stratégie, pour accéder au pouvoir, est double : former sur la base de la FGDS le grand mouvement de la gauche républicaine et envisager une alliance avec le PCF. Dès lors, le socialisme est une évidence en tant qu’instrument de synthèse du centre-gauche à l’extrême-gauche. François Mitterrand déclare en 1967 : «  Il n’y a qu’un mot pour résumer nos espérances et pour rassembler tous les hommes, et ce mot c’est le socialisme. » Cette feuille de route en deux temps se concrétise d’abord à Epinay, en 1971, lors du Congrès qui intègre la CIR au Parti Socialiste (PS) dont il devient le secrétaire général, puis en 1972, avec la signature d’un programme commun entre le PS, les radicaux de gauche et le PCF. Stratégie presque payante, puisque Mitterrand, candidat unique de la gauche en 1974, échoue aux portes de l’Elysée à quatre cent mille voix près, face à Valéry Giscard d’Estaing. Né catholique de droite, Mitterrand a définitivement appris à « parler le socialiste », selon la formule assassine de Guy Mollet.

Malgré la défaite, Mitterrand et le camp socialiste restent sur une dynamique très positive : en 1976, pour la première fois depuis 1945, le PS devance le PCF à l’occasion des cantonales, ainsi que l’ensemble des formations en lice. Les communistes, méfiants, provoquent la fin de l’union dès 1977 – les dissensions au sujet des nationalisations, de l’Alliance Atlantique et de la construction européenne auront prévalu. Qu’importe, aux yeux de l’opinion, ce sont bien les communistes et non Mitterrand qui portent la responsabilité de l’échec de l’alliance ; mieux, la fermeté du leader socialiste face aux revendications du PCF rassure les électeurs centristes. C’est ainsi que, fort de ses 110 propositions pour la France, François Mitterrand est élu le 10 mai 1981 président de la République. La vague rose résistera-t-elle à l’exercice du pouvoir ?

De la victoire de la gauche aux adieux du socialisme

Si c’est par calcul politique que Mitterrand a lié son destin à celui du socialisme, plusieurs indices indiquent qu’il y a une part de sincérité dans cette conversion. Justice sociale et défense des libertés sont les valeurs portées par le programme pour lequel le nouveau président a été élu, et qu’il s’attachera à défendre dès le début de son premier mandat. L’abolition de la peine de mort, les lois Defferre pour la décentralisation, les lois Auroux réformant le droit du travail sont autant de preuves de l’attachement de Mitterrand à sa profession de foi socialiste. Tout est fait pour augmenter le pouvoir d’achat, de l’augmentation du SMIC de 10% à l’abaissement du droit à la retraite à 60 ans. Plus encore, lorsqu’il est question des nationalisations et qu’un Rocard ou un Delors souhaitent que l’Etat ne possède que 51% du capital des entreprises à nationaliser, Mitterrand tranche : ce sera 100%.

La confrontation avec les impératifs de la réalité sera d’autant plus brutale qu’en 1981 la conjoncture économique est préoccupante ; citons une croissance qui stagne à moins de 1% du PIB et le million et demi de sans-emplois. La mise en place d’une politique de rigueur, si elle sonne comme une humiliation, est inévitable, et Mitterrand devra assumer trois dévaluations successives ; le blocage temporaire des prix et des salaires, la limitation du déficit budgétaire et l’augmentation d’un point de la TVA. Il s’agit d’un profond revirement, puisque, comme l’écrit Jean-Charles Asselain, désormais « la relance par la demande publique s’efface derrière le soutien de l’investissement productif, la reconquête du marché intérieur fait place à l’acceptation des règles du jeu européen, et la stratégie de rupture du capitalisme à la pleine reconnaissance du rôle de l’entreprise ». Mitterrand, malgré lui, a fait évoluer le socialisme français traditionnellement révolutionnaire vers une doctrine sociale-démocrate condamnée, mais pratiquée. N’en déplaise à la base historique du PS qui récuse ce réformisme pragmatique.

François Mitterrand, après un parcours politique initié franchement à droite, a donc été un homme de gauche par conversion, dans le but avoué d’accéder au pouvoir. Ce socialisme d’opportunisme, s’il a rendu possible une victoire historique pour la gauche, a infléchi la ligne du PS qui peine encore aujourd’hui à remobiliser son électorat historique. Au grand dam de toute une génération de socialistes dont fait partie Michel Winock