Un livre important que doivent lire tous ceux que les conditions de l’égalité préoccupent.
Cet ouvrage, fruit de nombreuses années de réflexion, est rigoureusement indispensable pour ceux que les questions de genre, de diversité, et, plus généralement, celles des conditions de l’égalité, préoccupent. Réjane Sénac défend, avec conviction et un immense savoir, des thèses fortes qui doivent être attentivement examinées.
Ruse de la raison néolibérale
Si l’égalité est une valeur républicaine, consacrée par le droit, la réalité empirique est bien différente. L’auteure dévoile, derrière les bonnes intentions apparentes, ce qu’elle nomme opportunément la ruse de la raison néolibérale. Ainsi la promotion de la parité et de la diversité est analysée comme un processus de marchandisation de l’égalité. En d’autres termes, ce qui est valorisé c’est, comme l’écrit l’auteure, une « égalité sous conditions de performance de la différence ». Les politiques d’inclusion au nom de la richesse des différences ne remettent donc pas en cause le rôle central que joue la complémentarité sexuée et racialisée dans l’ordre politique. On comprend aisément la radicalité de cette approche.
La thèse politique dominante, influencée notamment par la vision républicaine de Philip Pettit et de Nancy Fraser, considère que les traitements égalitaires doivent trouver leur justification par le fait que « des semblables, des pareils, ne peuvent être discriminés, de quelque façon que ce soit » , et non en se fondant sur de prétendues ressources différentes. L’égalité sera donc perçue comme une relation de non-domination au sein d’un républicanisme critique, fortement distinct de celui de nos nationaux-républicains, ceux qui confondent, avec une absolue bonne conscience, la sacralisation de la nation avec l’amour de la république.
C’est donc d’abord dans la perspective définie dans L’Ordre sexué. La perception des inégalités femmes-hommes en 2007, celle des liens entre les différenciations qui structurent le domaine public et le principe de justice, que se situe la pensée de R. Sénac. Ce faisant, elle vise à éclairer « les modalités contemporaines de re-naturalisation de l’ordre social » . L’auteure poursuit également, et systématise, la problématique développée dans L’Invention de la diversité (2012), c’est-à-dire celle de l’intersectionnalité , en cherchant à montrer les interactions mais aussi les tensions entre les inégalités sexuées et celles tenant à la classe sociale ou à la « race ». En montrant que la « promotion de la parité et de la diversité ne remet pas en cause la dimension centrale de la complémentarité des différences sexuées et racialisées » , elle interroge donc l’héritage sexiste et raciste de l’universalisme républicain, ce dernier autorisant la coexistence des principes d’égalité et de liberté dans l’espace public avec l’exclusion des femmes de celui-ci.
Dans le présent ouvrage, même si quelques développements sont consacrés au néoracisme (c’est-à-dire au racisme différentialiste, au sens donné à ce concept par P.-A. Taguieff), l’essentiel concerne les inégalités de sexe et de genre.
Hiérarchisations sociales et ordre naturel
On devine les grandes lignes de la démonstration : les travaux de Joan Scott et ceux d’Elizabeth Frazer, entre autres, sont mobilisés au service d’une approche féministe « éminemment politique dans la mesure où elle opère une réflexion conceptuelle critique sur la dépolitisation et la naturalisation des inégalités sexuées » . Il est, dès lors, cohérent que cette approche politique s’attache principalement à dénoncer les modes de justification des hiérarchisations sociales fondées sur l’ordre naturel. Il convient ici de ne pas travestir l’analyse : R. Sénac ne nie évidemment pas la complémentarité des sexes dans la procréation, mais elle analyse « le rôle central qui lui est donné dans une cosmogonie binaire et inégalitaire où le deuxième sexe complète un masculin défini comme norme et autorité » . Le rapprochement avec les inégalités raciales est particulièrement éclairant : « Les qualités naturelles et/ou culturelles associées aux non-Blancs incarnent une mise en scène d’une complémentarité incompatible avec l’égalité » . C’est donc tous ceux qui sont exclus de la fraternité républicaine, les femmes et les non-Blancs, ceux que l’auteure nomme les non-frères, qui sont les sujets de ce livre.
Faut-il dire que les préoccupations de R. Sénac sont également les nôtres ? Est-il utile de préciser que son approche critique est rigoureusement nécessaire ? Nous adoptons sans réserve son projet « de questionner la cohérence d’un projet politique d’égalité qui "oublie" des millions de femmes alors », comme le note Condorcet, avec une confondante lucidité, qu’« aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quelle que soit sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens » . Les remarques qui vont suivre doivent donc être considérées comme l’expression de querelles de famille.
Distinction de sexe et idéal égalitaire
L’un des interlocuteurs privilégiés de l’auteur est Pierre Rosanvallon. Celui-ci, dans La Société des égaux (2011), estime que « la question de l’égalité des sexes est la clé d’une histoire de l’égalité parce qu’elle se situe à un double carrefour » , entre singularité et similarité, entre singularité et différence. S’il en est ainsi, c’est, pour Rosanvallon, parce que les hommes et les femmes, n’existant que relativement les uns aux autres, « sont susceptibles d’incarner la figure la plus exemplaire d’une égalité des singularités » . Ce point de vue conduit Rosanvallon à voir dans la distinction de sexe la clef d’un approfondissement de l’idéal égalitaire, à condition que soient mises à distance « l’abstraction républicaine autant que l’idée d’une indistinction à venir des sexes » . C’est très exactement ce que défendait Alain Renaut dans son ouvrage de 2009, Un humanisme de la diversité. Essai sur la décolonisation des identités. Réussir la décolonisation des identités, écrivait-il, ce n’est pas viser la « soumission du divers à l’identique » . C’est au contraire autoriser simultanément la promotion de la diversité et la perception de notre humanité commune : semblables, mais divers, divers mais semblables. On sait que Renaut se réfère à la pensée d’Edouard Glissant et, notamment, à la critique que l’écrivain martiniquais adressait à ceux qui invoquent la créolité et qui, bien que se revendiquant de lui, détournent le sens de sa pensée : « Je suis tout à fait contre le terme de créolité. […] Je crois que l’idée de créolisation correspond mieux à la situation du monde. C’est l’idée d’un processus continu capable de produire de l’identique et du différent » . Nous devons dès lors substituer à cette essence une identité-relation, non substantialisée. Mais, pourrait-on objecter, en s’universalisant, car tel est l’horizon de la pensée de Glissant, l’identité-relation ne risque-t-elle pas de dissoudre les dimensions distinctives de l’identité ? Glissant emprunte à Deleuze et Guattari l’image du rhizome, le rhizome n’étant pas une racine comme celle de l’arbre, enraciné dans la terre par sa souche. Or « de n’être pas une souche le prédispose à accepter l’inconcevable de l’autre, le bourgeon nouveau toujours possible, qui est à côté » . Dès lors, « le métissage culturel peut bien apparaître comme l’une des conditions d’une combinatoire du Même et du Divers qui ne dissolve pas la diversité » . Mais le rhizome doit s’enraciner quelque part, « même dans l’air », ce qui signifie non dans une essence quelconque mais dans un moment d’histoire partagée, cette histoire qui est celle de la similarité et de la singularité. On ne peut traiter les individus selon leur dignité si l’on met entre parenthèses ce par quoi ils ne sont pas interchangeables. Ce qui vaut pour le métissage culturel ne vaudrait-il pas pour les rapports entre les femmes et les hommes ?
On aurait donc pu s’attendre à ce que R. Sénac se situe dans cette perspective. Elle marque pourtant d’importantes distances avec cette approche. Cette dernière participerait de la « naturalisation de la singularité féminine comme base d’un déni de similarité » . En effet, poursuit-elle, « l’association de l’égalité entre les hommes et les femmes au respect de la distinction des sexes peut être interprétée comme un signe de soumission du registre politique de l’égalité au registre prétendument ontologique de la binarité femmes-hommes » . Pour dégager la nature du reproche adressé à Rosanvallon, R. Sénac se propose de l’éclairer par la comparaison avec la situation des racisés. Cela reviendrait, écrit-elle, « à affirmer que l’horizon d’égalité entre les Blancs et les non-Blancs doit impliquer la mise à distance d’une indistinction entre les individus quelle que soit leur couleur » . Conditionner l’égalité à la préservation des singularités, ce serait soumettre l’égalité « au primat d’une ontologie aux contours mal définis entre historicisation et invariant » .
C’est précisément sur ce point que je ne parviens pas à suivre totalement l’auteure. La thèse combattue, comme le souligne très honnêtement R. Sénac, ne manque pas d’arguments : l’égalité des singularités « loin de reposer sur le projet d’une “mêmeté”, implique au contraire que chaque individu se manifeste par ce qui lui est propre » . Cette position se distingue donc de la discrimination en dépassant l’assignation des individus à une « “classe des singularités” jugée dépréciative » . Mais pour R. Sénac, ce dépassement est incompatible avec le conditionnement de l’égalité des femmes et des hommes à la distinction des sexes.
Le naturalisme en question
Il me semble, mais j’avance sur un terrain parsemé d’embûches, que le débat sous-jacent pose la question du naturalisme ou, si l’on préfère, celle des rapports entre sciences humaines et sciences biologiques. Vouloir que la science ne guide pas nos engagements politico-moraux n’exige pas un engagement anti-naturaliste. On peut, et on doit, rejeter le scientisme et le matérialisme éliminatif sans, dans le même mouvement, prêter au naturalisme les conséquences dévastatrices qu’il ne nous paraît pas avoir. Il s’agit, à l’instar de ce qu’écrit C. Tiercelin, de « tenir compte de la science sans s’en laisser conter par elle ». Pour ne pas s’en laisser conter, il convient d’interpréter les théories scientifiques, et cette tâche interprétative est celle de la métaphysique. Si, pour comprendre le monde réel, le métaphysicien ne peut ignorer les résultats scientifiques, son rôle est néanmoins de sélectionner, d’amender, voire de corriger les affirmations des scientifiques afin de parvenir à la meilleure description possible du monde réel. En d’autres termes, le métaphysicien contemporain cherche à renouer avec l’idée de l’intime solidarité entre développements scientifiques et recherches métaphysiques, telle qu’elle a pu être observée des origines jusqu’au 18e siècle.
Je suis ainsi en désaccord avec les philosophes idéalistes qui font de l’autonomie du sujet le point d’ancrage d’une dénaturalisation. Je pense au contraire que nous ne pouvons nous tenir éloignés du regard des sciences sur la condition humaine, sous le prétexte incertain que tout énoncé sur la spécificité d’homo sapiens sapiens contient en germe un principe d’exclusion. Le naturalisme n’est, par essence, aucunement corrélé à un projet de dissolution de la liberté de l’homme et d’infériorisation de l’infra-humain. Il ne nous contraint pas à choisir entre la programmation neuronale et le relativisme culturel.
Conçue comme hypothèse cognitive, le naturalisme n’implique aucune valeur. En revanche, il nous rappelle que, comme l’écrivait jadis Evelyne Sullerot, « l’espèce humaine est la seule espèce vivante à laquelle il ait été donné de se penser en tant qu’espèce, la seule qui pense l’existence de deux sexes, la seule qui soit à la recherche de ses raisons d’exister » . L’homme est non seulement culturel par nature mais, comme l’écrivait Edgar Morin en 1971 dans Le paradigme perdu : la nature humaine, « naturel par culture ». Je pense que ce qui m’empêche d’accompagner R. Sénac jusqu’au terme de sa brillante démonstration tient à cette question de la place du naturalisme dans les sciences humaines