Ne faut-il pas s'extraire de l'ère du jugement pour entrer dans celle de la pensée et de la méditation ?

Peut-être faut-il chercher la source de cet ouvrage dans un épisode dramatique de la vie de Pascal Quignard, mais qui ne peut qu'affecter aussi tout lecteur de son récit : en 2007, ayant organisé un colloque (La nuit sexuelle) dans l'Abbaye de Lagrasse, l'auteur a retrouvé tous les livres engagés dans la librairie du colloque saccagés par des religieux intégristes. Jugement dernier du livre par les gardiens de la foi aveugle ? Jugement, si l'on veut, qui décida de la nécessité de s'écarter de ces prédateurs en assassins de la pensée. Censure en tout cas, et une censure qui s'est renouvelée plusieurs fois en ce qui regarde les œuvres de Quignard   .

Quoiqu'il en soit même de ce fait rapporté par l'auteur, le titre de l’ouvrage ne peut qu’attirer l’œil du philosophe, par sa proximité avec la Critique de la faculté de juger de Emmanuel Kant   et par le rapport possible avec les travaux de Jean-François Lyotard, présentés à l’ère de la délégitimation des grands récits (Juger ou Le différend). La discussion imaginable à partir de ces références instaure immédiatement une attention favorable à un tel ouvrage.

L’auteur introduit son propos en soulignant qu’il a vécu trois vies. La première de critique et d’enseignement ; la deuxième de magistère éditorial ; la troisième, celle qui le conduit à la rédaction de cet ouvrage, ainsi orienté : « on ne trouvera pas ici une critique de la presse, de la télévision, des jurys, des comités de lecture, etc. On trouvera une critique du jugement ». Cette critique se déploie en 4 temps (ou parties). La première (I) s’intitule Krisis, c’est le moins pour un tel projet, si l’on rappelle que ce terme grec, signifie le jugement en acte, discriminer aussi en prenant tel ou tel parti. Telle est la critique qu’elle dispose d’éléments pouvant lui servir de critère pour distinguer ce qui est à faire ou non, ce qui est à penser ou non, à énoncer ou non. La deuxième partie (II) s’intitule Phronos (le mauvais œil) et reprend le problème à partir de la prudence aristotélicienne. La troisième (III) parle plutôt latin : Creatio. Et la quatrième (IV) s’intéresse à la Publicatio. Difficile de ne pas saisir ainsi la démarche de l’auteur qui, partant de sa vie personnelle   et de l'abandon de la profession de juge (littéraire, professoral, critique ; on pourrait d'ailleurs en discuter) auquel il a fini par se soumettre, aboutit à une théorie dont le premier effet est de distinguer juger (krinein) et penser (noein), sans pour autant construire les justifications qui autorisent cette distinction engageant tout de même de sérieux rapports à René Descartes et à Emmanuel Kant, à tout le moins. Et ce, d'autant, qu'habituellement, on confond juger et jauger.

Cela dit, la définition du jugement, puisée dans le concept religieux de Jugement dernier (qui, même articulé à trois séquences : exposé des faits, prononcé du jugement, exécution de la décision – le terme désignant le tranchant d'une épée nue –, mériterait d'être reprise) conduit bien, plus ou moins, à cette distinction : ou juger (comparer, avoir un point de vue, hiérarchiser) ou penser (méditer). L'allusion, par après, à l'étymologie latine (ius, formule sacrée, dérivée en formule qui dit le droit), renforce cette considération. De là la déclaration de Quignard : « je n'appartiens plus au nombre des gens d'armes »   , qui rabat le jugement sur la jauge et la police (pratiquement en référence avec le grec ancien pour lequel juger a le sens d’avoir l'hégémonie sur), ce qui mérite à nouveau discussion. Bref, le point visé est tout de même atteint : La lecture déclarée vraie (d'un ouvrage par exemple, allusion à son ancien métier) ne consiste plus à juger, mais à s'abîmer dans ce qu'on a sous les yeux sans souci du futur, à penser donc. Son énoncé est renforcé par l'affirmation selon laquelle le jugement n'est pas un fait de nature, ni ne provient de la nature (axiologiquement neutre, comme on le sait). Il est consacré par l'idée selon laquelle un scepticisme moyen éclaire plus fortement la variété des mœurs que le tranchant dogmatique de la règle absolue. Ainsi la pensée est-elle défendue par Quignard, qui ne se fait pas faute de remarquer au passage que la société exècre la pensée, alors qu'elle adore le jugement en vue de la mise à mort.

Il convient de confirmer tout cela par son opposé. Alors, qu'est-ce que penser ? Penser est cesser de juger, affirme Quignard. Un homme qui pense ne veut pas de l'activité de juger. Ou : « Penser s'étonne, chancèle, hésite ». Et l'auteur d'appuyer son propos sur les Grecs : « C'est Sextus Empiricus qui le premier a pensé l'arrêt de jugement comme condition de la pensée ». Il faut s'interdire tout jugement sur l'existence du monde. Afin de mieux étayer son propos, Quignard dresse une liste (non exhaustive) des jugements les plus catastrophiques : jugements sur le futur qui se révèlent erronés, jugements sur les êtres qui négligent les devenirs, jugements sur les choses, toutes formes de dépendances puériles qui brident l'existence. Car le jugement est bien le symptôme de la petite bourgeoisie. On s'y soumet au prince, disons au critère imposé, ou colporté par la rumeur.

C'est évidemment à ce parti pris que nous devons, dans la deuxième partie de l'ouvrage, une charge contre la presse, dont il nous est montré qu'elle répond au besoin de la tyrannie. Elle divise en sorte que le règne du tyran arrive. L'enchaînement s'amplifie, lorsque l'auteur indique que la liberté de la presse aboutit à la liberté de croire et cette dernière implique l'ignorance, donc la servitude, etc. Il complète le propos, par après, en soulignant que le mot français « presse » vient du verbe oppresser   , non sans exercer une cruelle ironie à son égard (à partir d'Orson Welles). En déployant ainsi un certain nombre d'antinomies de la raison critique, l'auteur affirme non moins que le droit est devenu une machine de destruction de l'homme au sein des sociétés à Etat. En un mot, la Bible de la pensée politique est à jamais le Discours de la servitude volontaire   . Mais tout cela n'a de signification que si l'on comprend que chacune des instances ainsi citées composent des instances de jugement. A quoi on pourrait tenter d'échapper, si du moins la posture du solitaire pouvait être pleinement adoptée et si elle n'était pas toujours reprise en mains par le jugement. Ainsi en va-t-il, par exemple, des colloques portant sur un auteur, auquel l'auteur est invité à assister   , ou des émissions de radio et de télévision consacrées (ces paragraphes ne sont pas absents d'expériences personnelles).

Venons-en à la Creatio (Partie III). C'est Friedrich Nietzsche qui y préside (Le jugement du soir). Il est accompagné de Jules Michelet : « Nous avons beau faire. Nous ne pouvons pas recommencer. Nous ne pouvons que créer ». Autant dire que l'opposition juger/penser trouve ici de nouvelles ressources. Juger conduit à l'océan du même, affirme l'auteur, tandis que penser ouvre la porte de la différence. Et si juger est du côté de la répétition, le penser est du côté de l'étonnement et de cette création célébrée par lui. Il y revient par l'intermédiaire d'Epictète : « Ce ne sont pas les choses qui troublent l'âme des hommes, mais les opinions qu'ils projettent sur les choses. Ce sont les jugements qui bouleversent les âmes d'envie ou qui les emplissent de colère ». Non les œuvres. Quignard trouve donc ici de nouvelles ressources pour célébrer la création. La psychanalyse notamment : disons plus exactement la pratique de la psychanalyse, puisque le psychanalyste écoute toujours mais sans juger   . Néanmoins, très peu pensent, s'inquiète l'auteur. Très peu d'hommes pensent mais tout le monde veut donner son avis. Et pour lier la question de la création à celle de la pensée, il rappelle qu'au cœur de la création se trouve l'auteur. Mais il ne peut laisser le propos s'étendre sans souligner la signification de ce terme : l'auteur le devient après l'œuvre, ce qui met la création à l'origine. Une succession de belles images linguistiques donne de l'ampleur à ce thème, qu'il conclut par l'apostrophe de Spinoza et Longin   , « Prends garde ! » A quoi ? A ne pas te laisser enfermer dans les sollicitations qui ne sont pas des initiatives.

Reste la Publicatio. L'auteur, après tout, n'existe que par elle. Voyez les difficultés de Proust pour publier La Recherche. Quignard y voit le signe du jugement, on refuse ce manuscrit parce qu'il ne correspond pas aux canons du jugement des maisons d'édition. La publication n'adviendra que chez un éditeur auquel Proust propose la publication à compte d'auteur. Il publie donc, mais sans lire ! Pas de jugement, mais la publication ou pas de publication parce que jugement ? Et puis il faut supporter la critique. Nous voici revenus au point de départ de cet ouvrage, la critique littéraire, celle que Quignard a quittée pour ne plus avoir à juger et se mettre à penser. Evidemment, les exemples ici abondent de difficultés, de drames, d'exacerbations ou de renoncement. L'œuvre de Flaubert est assassinée, Gluck cesse de composer pour ne plus avoir à défendre son œuvre, Emily Brontë meurt après avoir brûlé toutes ses archives...Suivent encore Fénelon, Mozart, l'Abbé Prévost, ... La publication, aux yeux de l'auteur, ne cesse de réveiller la peur débutante, l'effroi de l'arrivée dans ce monde. Parcourir les salons pour faire lire, s'offrir aux regards pour séduire, prendre la parole pour expliquer ce qu'il faut lire, cette chose détestable, mais qui n'est finalement pas la création. Et le corps de Pasolini, lui qui écrivait qu'un créateur, étranger sur une terre hostile, cherchant à modifier cette terre, suscite un sentiment plus ou moins fort de haine sociale, devient ici un témoin général