Un livre intéressant de trois jeunes universitaires qui analysent la renaissance de l’idée impériale aux États-Unis et en Russie.
Une transcendance impérialeQu’est ce qu’un empire ? Comment identifier les "invocations impériales" ? La renaissance de telles questions semble être aujourd’hui dans l’air du temps. Le monde contemporain, de plus en plus globalisé, se prête difficilement à l’analyse "impériale" classique, les interconnections sont désormais tellement développées qu’il n’est pas difficile de définir des relations de subordination, de projection d’influence pour parler en termes géopolitiques. On sent transparaître en germe l’idée d’empire, de construction politique a priori porteuse d’un projet global. En évitant le terme aujourd’hui honni d’impérialisme, il demeure indéniable que l’idée impériale se rapporte à un énoncé idéologique. L’interventionnisme politique, économique et militaire n’en devient dès lors plus que la simple manifestation internationale.
L’ouvrage L’Empire au miroir est, en ce sens, une tentative audacieuse d’analyse de deux courants idéologiques dans deux États traditionnellement non hostile à l’idée impériale. La vision messianique de leur histoire et de leur futur qu’entretiennent les États-Unis et la Russie justifie en partie l’intérêt des auteurs pour ces deux empires potentiels. L’histoire nationale devient dans cette perspective la pierre angulaire de toute construction impériale, sa réinterprétation justifie et renforce le postulat d’un exceptionnalisme national. Les États-Unis, porteurs autoproclamés des valeurs de la démocratie occidentale, et la Russie, traditionnellement animée d’une mission qu’elle conçoit comme culturelle et civilisatrice, sont deux États préservant cette vision prophétique de leurs propre existence. La vocation impériale, même incomplète, s’incarne pour ces deux États dans deux courants idéologico-politiques : le néoconservatisme américain et le néo-eurasianisme russe. L’attrait de l’ouvrage, au-delà de la volonté de démanteler des raccourcis idéologiques, réside dans la mise en exergue de la proximité de motivation politique de ces deux courants. Il est ainsi évident qu’actuellement la Realpolitik a largement pris le pas sur quelque projet universaliste que ce soit et ce aussi bien chez les "néocons" que chez les néo-eurasianistes.
Il est inutile de revenir ici sur la définition d’empire, de débattre sur l’adoption d’une formulation restrictive ou extensive. L’ouvrage adopte en ce sens une vision très volontariste de l’empire comme d’un ensemble dynamique, dont le rôle central est tenu par une communauté politisée et surtout idéologisée : "L’empire se caractérise comme l’actualisation permanente par une communauté politique du récit de sa vocation historique ; ladite communauté épouse la contrainte d’une expansion indéfinie de sa domination sur un territoire toujours plus vaste assimilé au tout du monde, auquel elle impose la paix et propose de s’associer au projet de transformation du monde qu’elle apporte" .
Deux voies pour l’empire ?
Le néoconservatisme américain exprime un paradoxe, celui d’une concurrence naturelle entre réalité et idéologie : la volonté de coordonner des actions avec des images mentales construites. Aujourd’hui, la force des néoconservateurs au sein du Parti républicain, mais également sur tout l’establishment politique américain ne se dément pas. Ils sont ceux qui ont "trahi" les démocrates, qui sont passés du coté obscur de la force. Ce sont ces anticommunistes fervents issus souvent de la gauche radicale qui ont basculés dans les années 50 du coté républicain. Inspirés initialement par le Vital Center d’Arthur Schlesinger Jr., ils ont continué leur dérive pour devenir l’aile intransigeante de la droite pendant la Guerre froide. La fin de celle-ci, loin de sonner leur glas, n’a fait que renforcer la puissance d’un mouvement victorieux de la guerre idéologique contre les communistes et qui se sentait désormais prêt à établir une pax americana mondiale. Le choc politique et surtout idéologique qu’a été le 11 septembre a pourtant entièrement remis en cause leur conception du monde – la réponse américaine à cette nouvelle menace n’en aura été que plus cinglante. Cette rupture marque pour les auteurs le moment clé de la fin d’un universalisme américain. Les intérêts stratégiques et l’idéologie ne coïncident plus. La volonté de "transformer le monde", d’apporter un projet, cède le pas à un repli sur soi et à une fuite sécuritaire vers l’avant. Évidemment, l’analyse est plus complexe, mais tout aussi sûrement il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark depuis le 11 septembre.
Le néo-eurasianisme est différent, ces représentants n’ont pas le glorieux passé des néoconservateurs. Il s’agit avant tout de la renaissance parfois opportuniste du débat séculaire sur une Russie mystique, fédératrice et porteuse d’une "troisième voie" de développement au croisement des modèles occidental et oriental. L’héritage combiné de la Russie des tsars et de l’URSS est pour les néo-eurasianistes difficile à porter ; 1991 est encore vécu comme la désagrégation de l’empire historique que le redressement de la dernière décennie n’arrive pas à compenser. Cette différence fondamentale est parfaitement mise en lumière dans l’ouvrage – la construction d’un empire ne peut être assimilée à la tentative de rappel d’un empire qui s’est désintégré. La faiblesse idéologique est ici palpable, le faible dynamisme du centre ne lui permet pas d’assimiler les territoires dans un mouvement naturel et ininterrompu. L’association et l’attraction ne marchent réellement que sur certaines périphéries ayant anciennement été partie intégrante de l’empire tsariste. Pour le reste il ne s’agit la plupart du temps que d’une convergence d’intérêts entre hégémons régionaux. Si base idéologique il y a eu par le passé, on pense au mouvement eurasianiste du début du XXe siècle autour de figures comme N. Troubetskoï ou R. Jakobson, le courant politisé actuel s’en est largement détourné. Le dilemme entre possibilités réelles et idéologie n’a pu être surmonté, et cette dernière doit continuellement s’adapter.
Pratiques impériales
Le prisme de la politique étrangère est souvent un révélateur idéologique. La dernière partie du livre propose ainsi d’examiner au travers de deux zones géographiques – l’Asie centrale et le "Grand" Moyen-Orient – la conformité entre constructions idéologiques et politique étrangère. L’ambition est évidemment de mettre l’idéologie à l’épreuve d’un cynisme politique, où plus simplement de voir si un projet désintéressé peut prévaloir sur des intérêts stratégiques à court terme. L’ouvrage montre ainsi que même si la politique étrangère américaine a pu incarner un certain universalisme à l’époque de "la fin de l’histoire", elle s’est bien vite conformée au simple précepte : "ce qui est bon pour les États-Unis est bon pour le reste du monde". Les exemples sont nombreux : le rapport à l’Islam et à sa définition souvent négative dans les milieux néoconservateurs, l’intervention en Afghanistan qui s’appuie sur une Asie centrale autoritaire, le rapport à la Turquie vu comme un partenaire malgré le problème kurde, où encore la conception d’une Russie impérialiste dès lors que celle-ci ne se conforme pas à son rôle de junior partner. La primauté du centre américain est loin d’être remise en cause et on ne perçoit aucune idée d’association ou de délégation du pouvoir par un processus de conversion idéologique. Parallèlement, l’ouvrage pointe également, en miroir, les inadéquations russes. Ici l’idéologie est clairement plus diffuse, elle représente une trame générale, un facteur de justification opportun pour redéfinir le rôle international de la Fédération. La Russie n’a pas l’impact mondial des États-Unis, son champ d’action est d’autant plus limité et elle ne représente pas un modèle attractif, ni une source de pouvoir capable de convertir et d’imposer sa volonté. Elle s’attache seulement à se définir un rôle régional sur fond d’associations intéressées avec d’autres partenaires locaux qui sont la plupart du temps ses égaux géopolitiques – l’Inde, la Chine, la Turquie, l’Iran. Il ne s’agit que de militer pour un monde multipolaire où personne n’aurait la primauté. Le néo-eurasianisme, même s’il rencontre des échos idéologiques dans d’autres pays (Iran, Turquie) avec qui la Russie partage des liens historiques, ne définit pas une nécessité stratégique. Il s’enferme dans un "passé glorieux" et pousse plus souvent à la restauration qu’à l’innovation.
Au-delà d’une conclusion attendue sur une Russie apparaissant comme une puissance régionale et des États-Unis incarnant une dynamique impériale incomplète, les auteurs tracent la proximité de deux mouvements qui s’autodéfinissent pratiquement à l’antithèse l’un de l’autre, mais qui dans la réalité partagent une même logique de réaction et d’amalgame idéologique. Ils montrent en tout cas la survivance d’un mythe impérial fécond sur une impossible "incarnation historique".
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Crédit photo: TheGoogly/ Flickr.co