Derrière l’humanoïde polymorphe se trouverait une véritable ontologie, que le philosophe débusque à travers les masques et les textes.
La musique c’est avant tout des vibrations qui passent par la chair. C’est sur ce postulat érotique que le récit passionné et subjectif de Simon Critchley se base, lui qui évoque dès les premières phrases les émois adolescents auxquels il était en proie en 1972 devant son écran de télévision, frissons qui ne le quitteront plus : « tout au long de mon existence personne ne m’a procuré plus de plaisir que David Bowie ». Les signaux analogiques renvoient l’image d’un être androgyne, les cheveux rouges, habillé en arlequin d’une autre planète : « Starman ». Les grands noms de la pop ont cela de philosophique qu’ils partagent la même ambition de passer un message universel en se focalisant sur une émotion, une abstraction, ou en racontant une histoire (souvent les trois à la fois). Les plus talentueux ouvrant un champ d’interprétations et de commentaires inépuisables. Bowie, ses textes, sa musique, ses multiples identités en sont le meilleur exemple, et un exemple bien singulier traité dans cet éloge réflexif.
Un caléidoscope des identités
Au regard de sa production musicale, graphique et scénique, Bowie n’a pas de réels contours. L’exposition « David Bowie is » porte un nom tautologique, qui ramène à Bowie, lui-même infini dans les déclinaisons de musique (album pop comme de musique expérimentale, notamment la seconde partie du célèbre album de 1977 Low), ses métamorphoses sur scène où il invente des personnages ou dans les films de sciences fictions (Labyrinth, The man who fell to Earth, The Hunger). A la Philharmonie on passe de salles en salles, d’extravagances capillaires en coiffures gominées, de sobriété au bord du kitch au travers autant de personnages différents, le tout lové dans une bulle sonore. La plus célèbre de ses créations, Ziggy Stardust, au début des années 70, aura le plus marqué les esprits. L’allégorie la plus puissante de son placard à costumes qui l’a propulsé sur les ondes : l’artiste décide d’assassiner son avatar devenu une icône fulgurante en seulement un an, le 3 juillet 1973 à L'Hammersmith Odeon de Londres, lors d’un show littéralement suicidaire. Pour mieux renaître sous d’autres formes : la lycanthropie sur l’album « Diamond Dogs », alien, androgyne, gentleman, mannequin peroxydé... et au regard de son influence mais son absence des médias : le fantôme.
Il sonde les profondeurs de la superficialité, de l'artifice, du « par-être ». Cette particularité plurielle et insaisissable conduit Simon Critchley à déduire les effets d'une telle posture artistique sur le public en convoquant les concepts allemands de Stimme (voix) et Stimmung (humeur), dans un paragraphe intitulé « Propos d'un emmerdeur heideggerien » . Bowie est « une expérience de l'humeur, de l'émotion ou de la Stimmung qui montre justement que rien dans le monde n'est en accord, alles stimmt nicht – tout est en désaccord avec le moi » . « Tout est faux » et c'est le message que l'artiste veut renvoyer, notamment comme remède et atavisme à la schizophrénie sévissant dans les esprits de la famille Jones (Bowie né David Robert Jones).
Danser sur les bords du nihilisme
« Nothing » est le mot que l'on retrouve le plus dans le champ lexical de Bowie, révèle l’étude de Critchley. Si le néant est clamé avec ferveur, on retrouve d’autant plus un spleen sans jugement les décors dystopiques de ses chansons, où l'appel du vide donne le vertige. Parmi les plus connues, « Five years » récite l'implosion terrestre à venir, et les cinq années qu’il reste pour les larmes des derniers hommes ; « Space Oddity », utilisé en hommage au exploit de la NASA en 1969 raconte la dérive spatiale (et / ou psychédélique en allégorie) du Major Tom, prisonnier de sa capsule qui fuit la planète ; « Future Legend », dépeint une cité dévastée par des hordes d'hooligans, les trottoirs poisseux de sang et infectés de rats.
Au-delà des peintures apocalyptiques, on retrouve des références nietzschéennes. C’est le cas de « Oh you pretty thing » comme échos au Zarathoustra, appel au dépassement de l'homme .
Le biographe Peter Dogget ira jusqu'à qualifier l'album « Diamond Dogs », inspiré du texte Les Garçons sauvages de Burroughs, « d'étude hyperpessimiste sur la désintégration culturelle » . Ses chansons incarnent le monde moderne en perdition vers l’issue fatale et globale de l’apocalypse, fantasme qui traverse les époques mais qui trouve de nouveaux simulacres.
Phénoménologie de la fiction
Les yeux vairons de Bowie offrent une parfaite allégorie de son rapport au monde dans ce qui se transpose dans ses chansons : comme deux côtés de lunettes en trois dimensions appelant une réalité augmentée.
Les filtres et les écrans appellent à plus de réel que la réalité elle-même, de même que « la musique est le lieu d’une dissension avec le monde qui peut permettre une certaine "démondanisation", une forme de retrait qui peut nous amener à contempler le réel à la lumière de l’utopie » .
Une prise de recul qui donne une teinte nouvelle, idyllique ou cauchemardesque, souvent les deux emmêlés chez Bowie. Loin d’être salvatrice, la réverbération fictionnelle accentue les drames et la dépression : « and it was cold and I trained and I felt like an actor » chante-t-il dans « Five Years ». Il semble affirmer que chacun regarde sa vie comme une mise en scène qui lui échappe.
L’impression du quotidien peut laisser une sensation de vivre en demi-teinte, dans un décor morne que la réalité filtrée par l’art colore et teinte d’émotions plus concentrées. Mais certains évènements amènent à penser que la réalité est la meilleure fiction possible, ou la plus effroyable.
En échappant à la tentative d’assassinat de la féministe Valérie Solanas, Andy Warhol exprime cette philosophie de la perception en 1968 : « avant cet attentat, j’avais toujours pensé que je n’étais qu’à moitié présent au réel – j’avais toujours vaguement eu l’impression qu’au lieu de vivre vraiment ma vie j’étais en train d’assister à un spectacle télévisé […]. Depuis ce moment, j’en suis persuadé : les chaines changent, mais c’est toujours de la télé. »
Les deux artistes se sentent prisonniers d’un scénario qu’ils contemplent de manière instantanée. Seul l’art peut dégager l’esprit rivé dans la fonctionnalité du monde, et le mettre en perspective.
C’est par ce rapport phénoménologique que Critchley se fait l’avocat du Diable, rôle infernal que Bowie endosse malgré lui lors de déclarations ou gestes évoquant un éloge au national-socialisme : la puissance du nazisme (comme toute idéologie totalitaire) tient dans cette tension brouillant réel et idéal esthétique. Le chanteur exprime la spirale dépressive dans laquelle le plonge ce système basé sur la tentative d’exaltation des masses, ce qui devrait être la lecture de la comparaison tendancieuse d’Hitler à la première des pop stars. Dans cette pseudo plaidoirie de l’auteur, les avalanches de cocaïne consommées par Bowie durant cette période d’amalgame justifient quelque peu la confusion.
Une étrange spiritualité
L’image de prophète pop n’est plus à faire : impossible de lire un article sur Bowie sans y voir le qualificatif « avant-gardiste ». Chacun de ses albums apportent une nouvelle tessiture graphique et musicale .
Même s’il parait désuet aujourd’hui malgré un dernier album sorti en 2014, bon, certes, mais loin du génie des années 70 et 80. Il avait déclaré l’avènement du groupe Arcade Fire, bien avant que leur notoriété éclate sur la scène mondiale. Mais ce n’est pas seulement pour cette expertise musicale qu’il revêt la figure du prophète. Ce comparant en un vers lui-même en tant que menteur et gourou, il émane des effluves métaphysiques que Critchley, par fanatisme et analyse, tente de capturer.
D’abord avec ses personnages : « Starman » est une résurrection cosmique d’un messie qui aime à rendre visite au commun des mortels, sans que l’on soit certain qu’il le soit lui-même. Cette image est mêlée au Zarathoustra de Nietzsche, loin d’annoncer des horreurs (qui sont le cadre récurrent de ses histoires) ou d’établir un ordre moral, le message est fraternel et appel à l’élévation de l’homme plutôt qu’à l’homme noyé dans une nature pécheresse. Ce que fait la pop en général beaucoup mieux que toute religion : donner la bénédiction sans avoir enclenché un processus de culpabilisation au préalable. Le côté mièvre rattaché à la pop est probablement ce don d’amour purement gratuit, don pas aussi subtil et innocent pour de nombreux artistes (Critchley prend pour exemple Bono, le chanteur de U2, qui prend une forme d’engagement caricaturale : sur tous les fronts humanitaires et vivant probablement dans un salon décoré de tapis tissés par des enfants). Influencé par le catholicisme, Bowie embrasse une branche plus beatnik qu’institutionnelle, dévoilant un aspect le plus poétique, existentiel bien loin du dogmatisme moralisateur. Début 2013 dans l’album éponyme qu’il sort sans effets d’annonces, il figure comme prêtre dans le clip inquiétant de « Where are we now », dans un souci de blasphème punk.
Comme acte en réaction aux situations catastrophiques montées de toute pièce et à leur violence, il distille de la nostalgie une forme d’amour où littéralement il tend la main, fraternel devant la mort : « take my hand and you’re not alone » dans « Rock’n Roll Suicide » , ou offre l’héroïsme au commun des mortels, pour une durée éphémère .
Critchley fait un livre subjectif, où philosophie et admiration se mêlent pour dépeindre d’une main impressionniste l’essence de la comète Bowie, gorgée de spiritualité et au caractère insaisissable et volatile, comme il le concède lui-même dans « Change » : « so I turned myself to face me / But I’ve never caught a glimpse / Of how the others must see the faker / I’m much too fast to take that rest »