En 1945, Berlin est livrée aux russes. Une femme consigne dans son journal le récit glaçant d’un quotidien où l’absurde le dispute à l’horreur.

Une femme à Berlin est un témoignage exceptionnel, sidérant à maints égards, sur la vie des habitants restés à Berlin à la fin de la Seconde Guerre mondiale, essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards. Du 20 avril au 22 juin 1945, une femme de 34 ans, journaliste, qui a souhaité rester anonyme   , entreprend de rédiger, sur des cahiers trouvés dans les ruines d’un appartement abandonné, un journal des évènements qui se précipitent : longues journées marquées par les bombardement alliés et la quête de nourriture, entrée, le 27 avril, des troupes russes dans la ville affolée par les rumeurs de viols et de pillages, signature, le 8 mai, de la capitulation, négociations entre les vainqueurs pour l’administration de la capitale en zones d’occupation, début du "démontage" des usines dont les machines sont expédiées vers l’Union soviétique. Dans cette atmosphère de fin du monde, au hasard des circonstances, dans une cave transformée en blockhaus, une chambre ou une cuisine ouvertes à toutes les intrusions, l’auteure consigne à la hâte le récit glaçant d’un quotidien où l’absurde le dispute à l’horreur.


Une leçon de survie

Loin des fresques héroïques aux couleurs et aux rôles tranchés, cette Trümmerfrau ("femme des décombres") peint les ruines de la capitale allemande en clair-obscur. Portée par un sens aigu de l’observation, elle brosse, en quelques traits rapides mais précis, le portrait de ses compagnons d’infortune, cette "communauté de la cave", réunie au hasard des circonstances, population disparate qui mêle femmes et hommes, enfants et vieillards, bourgeois et prolétaires, fugitifs, déserteurs et planqués, "tout le saint-frusquin dont ne veulent ni le front ni le Volkssturm"   . Dans cette société en déréliction, chacun poursuit ses obsessions personnelles, la faim, le lucre, l’adultère. L’auteure se délecte à exposer les manquements de ses contemporains, trahisons, lâchetés, jalousies, mais n’oublie jamais de s’inclure, au passage, dans la liste de ceux qui ont, pour une raison ou une autre, transigé avec la morale, laissé parler l’instinct de survie. D’une écriture froide, distanciée, mais étonnamment visuelle, elle raconte le quotidien des survivants, du banal à l’extraordinaire, du cocasse au tragique : longues files d’attente à la pompe à eau, où chaque place se négocie durement, ruée vers les magasins désertés, parce que la rumeur annonce un arrivage de beurre rance, chevaux dépecés dont on ramène glorieusement une livre de viande sous sa chemise, vols furtifs dans des logements éventrés ou pillage en règle des caves et entrepôts, corps déchiquetés par les bombes sous les décombres ou gisant intacts au milieu de la rue, avant d’être enterrés à la hâte dans les jardins, et, bien sûr, les viols. Viols à la sauvette et viols en réunion, viols brutaux et viols "négociés", viols dans des escaliers sombres et dans des chambres brillamment éclairées, viols de femmes mûres comme de jeunes filles vierges, viols devant des maris qui détournent les yeux, viols devant des voisins qui vous claquent la porte au nez, viols à répétition, encore et encore.

L’auteure ne juge pas (qu’avons-nous fait chez eux ?), mais ne tait rien. Sans jamais s’apitoyer sur elle-même, elle dit l’impression de saleté qui colle au corps, la faim qui prime le reste, la perte des repères et la haine de soi, le relativisme des valeurs morales. Dans ce monde de grisaille, l’ennemi d’hier est l’employeur de demain dont il faut bien s’accommoder, le soldat brutal et violeur devient par la force des choses le protecteur attitré, fragile rempart contre de nouvelles agressions, le voisin compatissant pille votre valise, tandis que l’officier russe déverse sur votre table le produit de ses propres rapines, pain noir, hareng et schnaps à volonté. D’une minute à l’autre la terreur vire au grotesque, l’amitié se corrompt de mesquinerie, et la violence se mue en sensiblerie. "Le monde dans lequel nous vivons est celui du roman kitsch, ou de la littérature de colportage.", se moque l’auteure.   . L’humour noir est une arme contre le désespoir ; l’écriture, un rempart contre les cauchemars, la folie et les tentations suicidaires : "Chez moi, rien de semblable, sans doute parce que j’ai tout craché sur le papier."   . Le cynisme règne en maître. Partout, les tabous tombent. Le sexe, autrefois tu, est désormais au centre des conversations. Le viol, drame individuel, se transforme en expérience collective. On discute, à mots à peine couverts, du moyen le plus sûr de provoquer un avortement. Les barrières entre les êtres s’effondrent d’un coup. On tombe dans les bras d’une personne que l’on saluait seulement de loin, la veille encore, parce qu’elle est vivante, et nous aussi. Petit à petit, pourtant, les destinées se séparent. Il faut trouver un emploi. Il faut, surtout, apprendre à faire le deuil de ses rêves passés. Le livre s’achève sur les retrouvailles, manquées, avec Gerd, l’ancien petit ami, qui se révèle incapable de faire face à ces femmes qui n’entendent pas taire leur martyr : "Vous êtes devenues aussi impudiques que des chiennes, toutes autant que vous êtes dans cette maison. Vous ne vous en rendez donc pas compte ?"  


Un récit dérangeant

La réaction de Gerd préfigure celle des premiers lecteurs allemands d’Une femme à Berlin. Publié pour la première fois en 1954, aux États-Unis, dans une version anglaise, bientôt traduit en plusieurs langues, l’ouvrage ne parut en Allemagne qu’en 1959, chez un éditeur suisse, et fut très mal reçu. Une majorité d’allemands souhaitait alors rompre avec le passé, et répugnait à voir ainsi exposées les circonstances sordides de la défaite. Le fait que le livre soit écrit par une femme, qui contrevenait ainsi aux exigences de son sexe, réaffirmées après la guerre - pudeur, modestie -, en prétendant retracer les conditions de son calvaire, ajoutait encore au sentiment d’indignité nationale. On comprend dès lors que l’auteure ait souhaité que le livre ne soit pas réédité avant sa mort, qui survint en 2001. Ainsi, bien que le livre ait bénéficié, dans les années 1970, d’une attention nouvelle de la part des milieux étudiants et féministes, où il circulait sous forme de photocopies, il faut attendre 2003 pour qu’il soit à nouveau publié, à l’initiative du poète et écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger, et s’impose alors comme un best-seller.

Le contexte est désormais très différent. Depuis les années 1980, la "querelle des historiens" a relancé le débat sur la responsabilité collective des allemands dans la Shoah. La réunification allemande, en 1991, a permis d’entamer la relecture des rapports entre l’Allemagne et l’URSS   ). Une femme à Berlin offre de ce point de vue différents niveaux d’interprétations, que ce soit sous l’angle de la propagande anti-soviétique, les troupes de soldats violeurs devenant dès lors le symbole d’un mal "asiatique" se déversant sur une Allemagne berceau de la culture occidentale, ou de la responsabilité des civils ordinaires, et des femmes en particulier, dans la politique de mort nazie.

C’est que le statut de l’ouvrage pose problème. Une femme à Berlin se lit comme un roman, ce qui a soulevé des doutes sur son authenticité. Si celle-ci n’est aujourd’hui plus mise en cause, on peut s’interroger sur la manière dont ont été mis en forme les carnets, rédigés à la hâte dans un mélange de sténo, d’abréviations et de formules codées destiné à tromper les lecteurs indiscrets. On peut se demander, en particulier, quel a été le rôle du journaliste et écrivain à succès Kurt W. Marek, spécialiste des "coups" littéraires, qui convainquit l’auteure de publier un journal qui ne pouvait manquer de faire polémique dans le contexte de la Guerre froide et de tensions entre les deux Allemagnes.
 
L’auteure elle-même reste très vague sur ses propres affiliations politiques, bien que l’on devine une absence de sympathie pour le nazisme, qui ne va pas, cependant, jusqu’à la Résistance. A la différence d’autres témoins de la guerre, elle ne fait pas partie d’une minorité persécutée, ce qui lui permet, peut-être, d’observer avec davantage d’ironie et de résignation que de mépris ou de haine, les revirements opportunistes de son entourage. Dans ces derniers jours de la guerre, Hitler, dont on ignore alors s’il est mort ou vivant, est désormais un "imbécile", responsable de tous les malheurs, et on brûle des copies de Mein Kampf pour se chauffer, "les "non-Aryens", cachés jusqu’ici avec tant de crainte et de soin, voient leur nom souligné en gras dans les tableaux généalogiques, et leur blason redoré."   . Pour l’auteure, la chute du monde nazi signifie la "défaite des hommes en tant que sexe"   . Les femmes, en revanche, ont su opposer aux folles ambitions masculines, résumées par les colonnes hagardes de soldats allemands déchus qui errent dans Berlin, leur pragmatisme, leur bon sens, leur débrouillardise.

De cette vision distanciée, de ce quotidien davantage préoccupé par les problèmes pratiques qu’idéologiques, Hans Magnus Enzensberger, qui signe ici la préface, croît pouvoir tirer un enseignement : "Tandis que les hommes faisaient une guerre meurtrière loin de leurs foyers, les femmes apparaissaient comme les véritables héroïnes de la survie au milieu des ruines de la civilisation. À l’intérieur du mouvement de résistance allemand, ce sont elles qui veillaient à la logistique et, lorsque leurs maris ou leurs amis refirent surface, démoralisés, abrutis et anéantis par la défaite, elles furent les premières à déblayer les ruines. Sans oublier que ces femmes n’avaient joué aucun rôle dans l’univers nazi."   Les historiennes féministes se sont affrontées, depuis les années 1970, sur cette question de la responsabilité des femmes allemandes dans le système nazi. Si l’émancipation des femmes y était clairement condamnée, et les femmes – aryennes - renvoyées à leur rôle traditionnel d’épouse et de mère, certaines d’entre elles purent cependant bénéficier d’avantages, notamment économiques, voire, pour celles qui s’étaient engagées activement en faveur du régime, occuper des positions de pouvoir   .   

Il paraît dès lors particulièrement inopportun, alors que le témoignage d’Une femme à Berlin est justement marqué par l’ambiguïté morale et le refus de juger, de revenir aux mythes de l’après 1945, quand l’expérience collective de la guerre par les femmes allemandes était intégrée à la mémoire nationale sous la forme de trois figures symboliques :   : la femme violée, dont l’image ternie s’efface au bénéfice de celle, euphémistique et consensuelle, de la Nation violentée, la Trümmerfrau, la femme des décombres, qui préfigure le relèvement économique de l’Allemagne, et la "Veronika Dankeschön", la putain qui offre son corps aux Américains pour des bas nylon et des cigarettes. Comme le montre bien l’accueil réservé à l’ouvrage dans les années 1950, l’auteure, qui ne cesse de se demander si, en négociant son corps contre de la nourriture, elle n’est pas devenue une prostituée, fut davantage perçue alors comme relevant de la troisième catégorie, que comme une victime ou une héroïne.
 

Un livre d’actualité ? 

À ce titre, Une femme à Berlin témoigne d’une question plus vaste, qui confère à l’ouvrage une douloureuse actualité, celle des violences faites aux femmes. Plus de 100 000 femmes ont été violées à Berlin même, et plusieurs centaines de milliers en Allemagne   . Il ne s’agit pourtant que d’un exemple, certes spectaculaire, mais malheureusement banal, de pratiques condamnées à maintes reprises par les conventions et tribunaux internationaux, sans qu’il y soit pour autant mis un terme, qu’il s’agisse comme ici de satisfaire l’appétit de vengeance des troupes, en leur livrant les femmes comme du butin, ou d’une stratégie systématique, comme dans le cas de l’épuration ethnique au Rwanda ou en ex-Yougoslavie. Le viol, et le viol des femmes en particulier, est banalisé comme une conséquence tragique, mais inévitable, de la guerre, ou comme une dérive individuelle, à mettre sur le compte de la frustration sexuelle, de l’abus d’alcool, ou de la surenchère virile   . Au sentiment de honte et de culpabilité s’ajoute souvent pour la femme violée, l’impossibilité de communiquer son expérience à ses proches, voire le rejet par un entourage qui craint que son "humiliation" ne rejaillisse sur la communauté toute entière.

"Je n’ai encore jamais été aussi loin de moi-même, ni aussi aliénée à moi-même. Comme si tout sentiment était mort au-dedans. Seul survit l’instinct de survie. Ce n’est pas eux qui me détruiront." écrit l’auteure   . S’il paraît hasardeux de vouloir lire Une femme à Berlin comme un document sur les victimes allemandes du nazisme, il n’en reste pas moins un témoignage unique sur les femmes victimes de violences physiques et morales et leur capacité de résilience. "Chaque jour nouveau qui nous trouve en vie est un jour de triomphe".  


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Crédit photo : Peter π / Flickr.com