Cette méditation sur la mort de Derrida est un décryptage tout à fait limpide de son œuvre qui force sa crypte secrète afin d'y déceler des indéconstructibles de la déconstruction à même de soustraire la pensée de Derrida à l'amour de la mort et au meurtre de l'ego.

Fidèle parmi les fidèles de Jacques Derrida, Jacob Rogozinski entend lui rendre justice en courant le risque d’être le plus infidèle des infidèles disciples. Rester fidèle par gratitude envers le don de sa pensée tout en manifestant, dans l’esprit de Derrida, quelque infidélité à la lettre envoyée par le Maître, tel est le projet un peu fou, et émouvant également, de cet ouvrage consacré à la pensée de Derrida. Fou, car l’œuvre du Maître est colossale et au plus haut point cryptée ; émouvant, parce que Jacob a connu Jacques en personne. Ça complique singulièrement l’affaire, mais cela rend la lecture de l’essai d’autant plus passionnante. Dans le premier chapitre, l’analyse conceptuelle est ainsi entrelacée par des témoignages personnels de rencontres avec Derrida, depuis la première à Cerisy   jusqu’à l’adieu de Ris-Orangis   en passant par la dernière à Strasbourg   .

Pour dialoguer avec son maître, Rogozinski découvre un lieu : la crypte comme lieu envoûté du secret bien gardé dont le disciple fidèle-infidèle se garde de vouloir être le gardien. La crypte, c’est en effet le code secret qui résiste au dé-cryptage   . L’impossibilité de trouver les clés d’une crypte semble rendre la tentative aussi désespérée qu’insensée. Comment va-t-il s’en sortir ? Comment Rogozinski va-t-il faire pour dé-crypter Derrida et le faire sortir de sa crypte ? Et Derrida va-t-il sortir indemne de cette opération à crypte ouverte ? Comment lire Derrida ? Telle est question qui redouble entre-temps celle posée en son temps : Pourquoi lire Derrida ?.

Il faut lire Derrida. C’est en tout cas l’injonction qui émane de Cryptes de Derrida. Il s’agit d’une invitation à lire et à relire Derrida qui est transmise par le moyen d’une écriture sensible et compréhensible, dénuée de tout jargon inutile. Rogozinski entend bien éviter le double écueil de la répétition stérile et de la réfutation polémique   afin de tenir le cap d’une discussion critique de l’œuvre de Derrida. Car il convient de sortir du cercle vicieux d’un rapport au maître qui mènerait au parricide ingrat   ou à la servilité d’un disciple mélancolique ne parvenant pas à faire son deuil du maître perdu. L’interprétation de Rogozinski combine en fait deux stratégies de lecture : d’une part, le point de vue direct sur un certain nombre de «  motifs déconstructeurs  » de la pensée de Derrida, auxquels sa mort a donné une acuité toute particulière (la mort et la vie, le deuil...) ; d’autre part, la perspective indirecte de l’angle d’attaque à prendre pour surprendre Derrida et prendre la citadelle imprenable   .

Plutôt que de l’assiéger à l’extérieur, Rogozinski circule à l’intérieur de cette citadelle dont il semble impossible de sortir. Il fallait avoir l’idée de s’insinuer dans les passages secrets du château fort pour découvrir Derrida là où on ne soupçonnait pas qu’il eût pu s’y laisser enfermer. Mais c’est encore le suivre à la trace lorsqu’il se cache dans une «  crypte labyrinthique  » au secret bien gardé. La métaphore donne à penser à Rogozinski et à son lecteur intrigué. Il s’agirait en vérité de dé-crypter les cryptes de Derrida en en révélant le secret, alors même qu’il n’y a pas de secret    :

«  Ce cryptogramme babélien, c’était bien sa signature, la trace de sa folie (...), sa vérité secrète ou l’une de ses vérités : un indéconstructible de la déconstruction, l’un de ses points de défaillance  »   .

La déconstruction étant infinie et le dé-cryptage interminable   , Rogozinski nous fait faire un tour dans une tour de Babel où l’on a le tournis à cause des tournants et des retournements que provoque la loi tourbillonnante de la déconstruction, à savoir : l’auto-déconstruction de la déconstruction   . Le dispositif de décryptage herméneutique se retourne contre l’auteur des Cryptes de Derrida, qui en a bien conscience : parvient-il lui-même à accomplir ce «  tournant de la générosité  », qui a mené Derrida d’une lecture violente, par exemple de Levinas, à une «  lecture plus fidèle, plus respectueuse de la singularité de chaque idiome  »    ? Est-il en particulier resté fidèle au moment crucial de décrypter ce qui est peut-être indécryptable : le tournant même que prend la déconstruction à reconnaître de l’indéconstructible ?

La déconstruction de Derrida appelle à sa propre déconstruction. Ce qui réclame de s’attaquer au point nodal de l’offensive théorique de Rogozinski : l’identification de l’indéconstructible et, tout d’abord, le rapport à la mort de Derrida. Le double sens du génitif indique qu’il y va tout autant du rapport de Rogozinski à la mort de Derrida que du rapport que, de son vivant, Derrida a pu entretenir à la mort et au deuil. Le double sens permet à Rogozinski de jouer un double jeu : sous couvert d’une réflexion sur le deuil (chez Derrida), il s’agit de justifier la fidèle infidélité ou l’infidèle infidélité   comme figure de son propre deuil vraiment réussi de Derrida   .

Franchissant un «  pas au-delà de Freud  » à la suite de Derrida préfaçant Abraham et Torok dans Fors (1976), Rogozinski distingue entre le deuil pathologique de l’incorporation mélancolique, qui met le mort toujours vivant au secret «  dans une crypte au sein du moi  », et le deuil prétendument normal ou réussi d’une introjection nécrophage, qui s’approprie narcissiquement l’objet perdu   . Face à ces deux versions du deuil qui refuse de faire le deuil du deuil   , il s’agirait de «  passer au-delà du principe de deuil  »   en cherchant un troisième terme   , lequel permettrait de «  traverser le deuil et la mélancolie  »   . L’enjeu est de taille, car l’aporie du deuil définirait le rapport (de Derrida) à la métaphysique sous la figure de deux «  stratégies possibles de déconstruction  » : la rupture qui fait table rase (l’introjection pour mieux expulser) ; la répétition qui garde l’héritage (l’incorporation pour mieux tenir à distance à l’intérieur de soi).

Entamée du vivant de Derrida, cette grave méditation sur le deuil part de sa mort – la mort du sujet (du livre) – afin d’inviter à échapper à l’économie de la mort en préférant la vie   . Rogozinski suppute en effet chez lui une sorte de fascination mélancolique pour la métaphysique, la passion [déçue] de Jacques Derrida   , qui serait en contradiction avec son «  amour de la vie  » : l’impérieuse injonction de déconstruire la métaphysique de la vie pourrait bien mener à une sorte de thanatologie   . La thanatologie imputée à Derrida ferait corps avec un égicide   . Car le moi hanté par l’heteron   , ce fantôme qui résiste à la mort   , empêche le moi de vivre affirmativement l’auto-affection positive de soi    : pointant la contradiction performative qu’il y aurait à écrire Je sous les conditions d’un moi déconstruit   , Rogozinski envisage contre Derrida «  une restance du moi  » qui résisterait à la mort   et permettrait de déconstruire la désidentification du signataire exproprié du pronom Je   . Décelant une nouvelle contradiction performative au sein de l’opération de déconstruction de la vérité, laquelle requiert en effet la vérité déconstruite   , Rogozinski joue de la sorte Derrida contre Derrida   . Il en appelle à «  un Derrida "cartésien" contre le Derrida égicide  » afin de reconnaître un «  élément indéconstructible  »   dans la vérité originaire de l’ego, l’ego vivant qui survit   . Ce qui revient à identifier autrement que Derrida les indéconstructibles que la déconstruction ne peut remettre en question sans s’autodétruire    : il faut la vie (chapitre I), il faut l’ego (chapitre II), il faut la vérité (chapitre III) ; c’est la leçon du Tournant de la générosité (chapitre IV) qui permettrait d’affirmer la vérité à travers la non-vérité   .

Il s’agit du Tournant   qui amène Derrida, à partir de 1989   , à poser qu’il y a de l’indéconstructible, et ce par le fait même d’un coup de force   qui s’apparente à la sommation d’un acte de foi : ce coup de force qui introduit l’impératif de justice dans le dispositif de déconstruction pourrait bien, selon Rogozinski, détraquer toute la machinerie   . Car cette généreuse ouverture à «  l’altérité immanente d’une pensée, son impensé ou sa crypte  », y décèle désormais un élément indéconstructible auquel il s’agit de rendre justice dans la mesure où «  les traces de cette autre pensée ne retomberaient pas forcément dans le même  »   . Mais, cet événement de la révélation de l’Autre, l’imprévisible qui interrompt le cours de l’histoire   , aboutit à un entrelacs de paradoxes ou de «  quasi-concepts aporétiques et ambivalents qui se contredisent eux-mêmes  » : comme la messianité sans messianisme, la venue de l’événement singulier qui n’arrive qu’une seule fois, ou la trace qui n’arrive qu’à ne pas arriver   .

L’éthique du don et la politique de l’hospitalité seraient rendues impossibles, tel est le diagnostic de Rogozinski, par la disjonction entre l’événement et la vérité qui interdit de penser l’archi-événement de l’alèthéia : «  Car la vérité arrive : il arrive qu’il y ait de la vérité  »   . Cette vérité impensée de la déconstruction   étant posée, Rogozinski peut opposer à la déconstruction sa propre vérité : «  cet indéconstructible qu’il avait fini par reconnaître comme le cran d’arrêt, la butée de toute déconstruction  », ces cryptes ou impensés qui seraient les «  trous noirs de sa pensée  »   . Tout en reconnaissant que sa propre décision peut être comprise comme un arrêt de mort qui fige le jeu de la différance   , Rogozinski en conclut que le vrai cran d’arrêt à la déconstruction, c’est de s’y laisser aller sans arrêt.

Prenant le risque de l’infidélité absolue, «  forcer la crypte  » pour parler au nom de Derrida   , Rogozinski tranche en prenant position pour un certain tour et tournant de la pensée de Jacques Derrida sans jamais donner l’impression de parler en son nom   . Car il ne s’agit pas de «  lui faire dire ce qu’il n’a pas dit  »   , mais de redire autrement ce qu’il a dit en lui posant une question qu’il ne se serait jamais posée    : «  il s’agirait d’être plus derridien que Derrida  » en s’attachant à «  reconstruire les indéconstructibles de la déconstruction  »   de façon à «  la sauver d’elle-même  »   . Ce qui revient à penser «  à partir de Derrida et malgré lui  »   . Les hypothèses de Rogozinski   risquent de déplaire   , ça fait partie du jeu, mais elles donnent à penser.

Cet ouvrage sur Derrida est donc une invitation à le lire et le relire en même temps que les textes auxquels «  il  » se réfère, dont la huitième hypothèse du Parménide qui donne lieu à la mise en scène d’un dialogue fictif à travers la voix du maître d’Elée   . C’est ainsi que l’on entend parfois la voix de Derrida répondre à Rogozinski, et l’on sent à tout moment sa présence absente à travers l’usage plutôt inhabituel du pronom personnel «  il  » en lieu et place du nom propre : Jacques Derrida. Cette figure de style est originale, et elle ne manque pas d’intérêt. Car il y a là un paradoxe que Derrida a dû noter quelque part : le nom propre accentue en fait la distance en identifiant l’auteur reconnu à sa marque de fabrique monumentale, alors que le pronom «  il  » indique la proximité d’une personne de référence avec laquelle «  je  » ne cesse de discuter   .

Sans céder aux mirages de la biographie, tenue à distance à même son évocation   , cet ouvrage donne à penser Derrida en personne. Car cette approche de Derrida le rend étrangement proche au point de permettre, même au néophyte irrité par les jeux de langage qui parsèment son œuvre, de s’en approcher avec quelque familiarité. Ce n’est pas le moindre mérite de cet essai à l’écriture limpide que de frayer de la sorte une voie tout à fait praticable à travers le dédale derridien. Mais le fil d’Ariane permet tout autant de s’orienter dans le labyrinthe que d’en sortir. Car il y va en fin de compte d’une expérience de pensée et d’une aventure intellectuelle qui a mené le disciple convaincu et fasciné – «  nous étions tous fous de lui  »    – à prendre quelque recul, par exemple avec «  cet argument que je ne peux plus accepter  »    : c’était en effet la condition sine qua non pour pouvoir penser ce que Rogozinski nomme l’ego-analyse   , exposée dans Le moi et la chair. La fidélité à Derrida exige de penser à partir de Derrida…

La lecture de Cryptes de Derrida se prête volontiers, ce serait ma recommandation, à une conversation du soir : son écriture tout imprégnée des jeux de langage de Derrida sans jamais s’y perdre permet de lire tout simplement ce livre, et d’y trouver l’occasion de relire de temps à autre des textes de référence de Derrida afin de confronter l’analyse de Rogozinski à l’œuvre de Derrida