De jeunes chercheurs discutent de l’uchronie comme genre littéraire et comme méthode historique.
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Et si Christophe Colomb n’avait pas découvert l’Amérique ? Si Hitler avait été assassiné ? Si l’esclavage n’avait pas été aboli ? Et si j’avais été un garçon ? Si je n’avais pas rencontré untel ? Si j’avais vécu pendant la guerre ? Comme monsieur Jourdain, nous faisons tous de l’uchronie sans le savoir. Nous croyons déceler dans nos parcours individuels des moments-clefs sans lesquels nous n’aurions pas été les mêmes. En tant qu’historien, sociologue ou économiste, nous pensons également voir dans les évènements que nous étudions des charnières, des turning points. C’est tout simplement ça l’uchronie : imaginer que quelque chose se soit passé différemment, et imaginer la suite…
Et encore, imaginer… Plus qu’imaginer, l’uchronie se propose de réfléchir sur ce qui se serait produit, en gardant à l’esprit tous les éléments nécessaires. Ce qui peut ne sembler qu’un jeu est en réalité une manière à part entière de réfléchir sur l’histoire et la fiction. C’est ce que propose ce recueil d’articles, Écrire l’histoire avec des « si », publié à la suite des séminaires du même nom qui se sont déroulés durant l’année 2013-2014 à l’École Normale Supérieure de la Rue d’Ulm. Dirigé par deux doctorants, respectivement en histoire médiévale et en histoire moderne, ce volume regroupe différentes contributions de ce séminaire, généralement produites par d’autres jeunes chercheurs, même si l’on y trouve également un entretien avec le scénariste de bande-dessinée Jean-Pierre Pécau . La préface, signée par deux historiens qui ont tenté de donner ses lettres de noblesse à une méthode encore très décriée, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, permet de replacer ce volume dans les débats actuels qui traversent le champ des historiens français .
Deux axes parcourent ce recueil : l’uchronie historique dans la fiction, et l’uchronie comme méthode utilisée par les historiens. En faisant la part belle à de nombreuses œuvres et de nombreux arts – le roman historique, le cinéma, la bande-dessinée… –, les auteurs ont aussi souhaité réinscrire la question de l’uchronie dans celle des rapports entre histoire et fiction. Cette problématique, développée par Ricœur dans Temps et Récit notamment, a été récemment reprise par Ivan Jablonka dans L’Histoire est une littérature contemporaine. Elle est d’autant plus d’actualité que les œuvres de fiction s’emparant de l’histoire pour y poser leur cadre sont nombreuses et variées aujourd’hui et suscitent de véhéments débats, dont les présupposés politiques ne sont pas toujours explicites.
Or, à travers le rapport de l’histoire et de la fiction, à travers la méthode contrefactuelle ou l’uchronie, ce sont bien des enjeux politiques qui se font jour, comme le montre bien l’introduction de Florian Besson à ce recueil : « Les conséquences sont à la fois philosophiques et politiques : celui qui pratique l’uchronie […], celui qui recherche dans tous les évènements quelles auraient pu être les autres décisions, les autres suites, les autres conséquences, insiste sur la liberté et sur la contingence, et prépare ainsi son esprit à ce qui est en définitive propre à la politique – la prise de décision, dans l’incertitude . »
Les articles présentés ici permettent de se rendre compte des différentes facettes de ce procédé et de leur portée politique. La liberté et la dignité des actions humaines sont au cœur du film de Frank Capra, La Vie est belle, de même que dans la méthode suivie par Charles Renouvier, l’un des premiers à utiliser l’uchronie comme méthodologie historique. Dans le manga Zipang au contraire, les personnages cherchent à modifier le moins possible le cours des évènements de la Deuxième Guerre Mondiale, évitant le risque du révisionnisme et mettant en lumière les impasses du nationalisme et de l’impérialisme japonais d’alors : l’uchronie touche alors « la fois à l’identité individuelle et collective, à l’histoire et à la politique ». L’uchronie personnelle de Madame de Staël cherche à réécrire l’histoire politique de la Révolution française pour redorer le blason de son père disparu, « M. Necker ».
D’autres articles au contraire questionnent la méthode et l’impact proprement littéraire et stylistique de l’usage de l’uchronie. C’est le cas, notamment, des auteurs de romans historiques, qui jouent avec l’histoire et ses ambiguïtés, comme Michel Zévaco, ou encore de la série Doctor Who, qui s’amuse à revenir dans l’histoire pour la maintenir en l’état. Et bien sûr, l’uchronie comme enjeu méthodologique occupe une place importante dans la fin du recueil. Les œuvres de Robert Fogel sur l’impact de l’invention du chemin de fer ou sur la viabilité économique de l’esclavage constituent un jalon essentiel dans l’utilisation scientifique et rigoureuse de cette méthode, en lien avec l’histoire et l’économie quantitatives . L’utilisation de la méthode contrefactuelle par Kenneth Pomeranz permet également de rendre compte de sa fécondité, notamment quand elle est associée au comparatisme qui permet de mettre en lumière que les développements des économies et des sociétés ne sont pas aussi inéluctables qu’une image historique trop simpliste le laisserait entendre .
Terminons par un article qui lie à la fois enjeux politiques et méthodologiques, celui de Pierre Lavielle sur les romans uchroniques, prenant pour cadre la Découverte de l’Amérique, avec ou sans Christophe Colomb. Les auteurs se basent souvent sur les recherches récentes qui ont concerné la « découverte » du continent américain, son impact sur l’économie mondiale et les civilisations entrées en contact souvent violent à cette occasion. L’auteur montre bien ici que quel que soit le scénario uchronique choisi, le moment où un étranger pose le pied sur le continent américain reste un moment essentiel de l’histoire de l’humanité dans tous les scenarios possibles. La découverte de l’Amérique a toujours eu lieu, tôt ou tard, par l’une ou l’autre civilisation, et est « une rupture brutale qui très souvent précipite le décollage économique du colonisateur et la fin rapide des civilisations autochtones ». En reconstituant cet évènement historique sous une autre forme, les romanciers s’emparent du moment fondateur des Etats-Unis, à la fois « geste fondatrice » et « péché originel ». L’utilisation de l’histoire permet à ces auteurs de dire autrement une histoire à la fois glorieuse et douloureuse – que l’on pense aux débats qui entourent aux Etats-Unis le Colombus Day. Cette réflexion sur les moments-clefs de l’histoire permet à la fois de la voir d’un jour nouveau et de réfléchir aux utilisations plus ou moins conscientes qui en sont faites.
Que l’on soit convaincu ou non par la méthode contrefactuelle dans le contexte d’une recherche historique, à vrai dire, là n’est pas la question. Cet ouvrage permet avant tout de poser les bases d’un nouveau questionnement sur les rapports entre histoire, politique et fiction. Les exemples tirés de la recherche en histoire qui sont donnés ici permettent cependant aussi de démontrer que l’uchronie ne prend pas toujours le chemin d’un récit divergent, mais plutôt d’une réflexion sur ce qu’est le raisonnement historique. Le débat est lancé…