Une étude universitaire qui présente les spécificités des mouvements artistiques et politiques nés en Europe avant et pendant la Première Guerre mondiale, mouvements autoproclamés qui ont été appelés a posteriori « avant-gardes ».

Anne Tomiche, professeur de littérature comparée à l’université Paris-Sorbonne, étudie les « spécificités » de ces mouvements appelés rétrospectivement « avant-gardes » – terme dont la référence est militaire mais dont le sens se veut aussi politique, terme clarifié en première partie d’introduction – qui marquèrent l’Europe occidentale autour de la Première Guerre mondiale par leur revendication de nouveauté radicale en matière artistique. La période étudiée va de 1909 au milieu des années 1920.

Ces « mouvements » autoproclamés comme tels sont : 1) le futurisme italien construit en 1909 autour de la figure de Filippo Tommaso Marinetti ; 2) le futurisme russe dont le recueil intitulé Une gifle au goût public (signé entre autres par Vladimir Maïakovski, « figure flamboyante », mais dont le chef de file du mouvement est Velimir Khlebnikov) homogénéise en 1912 des groupes jusqu’alors distincts et même antagonistes, mouvement en débat avec le précédent ; 3) le vorticisme (autour de la figure de Wyndham Lewis) fondé à Londres en 1914 dans une relation elle aussi de proximité et d’opposition avec le futurisme italien ; 4) le dadaïsme né à Zurich en 1916 (dont Tristan Tzara est l’illustre figure) auquel est ici rattaché Guillaume Apollinaire dans le contexte pré-dadaïste parisien, notamment par ses Mamelles de Tirésias.

Émerge de ces mouvements – qui « ne sont pas constitués par la somme des individus qui les composent » – un modèle d’engagement collectif qui articule art et monde social, modèle qui « permet de mettre au jour un versant de la modernité […] qui peut nous aider à penser le statut de l’art et du “nouveau” aujourd’hui, et la place de l’art dans le contexte de la mondialisation ».

Trois parties (« Historicité », « Stratégies », « Dynamiques ») composent cette étude fournie à l’écriture sèche, heureusement annotée en bas de page, où le lecteur peut s’aider d’un index des noms, voire approfondir cette recherche universitaire déjà dense par une bibliographie sélective en fin de volume. Elles mettent l’accent tant sur les points communs de ces mouvements avant-gardistes avant la lettre que sur leurs différences et différends, l’« internationalisation » étant ce qui les caractérise et ce qui permet de les réunir dans leurs « refus partagés ».

De ces points communs (on laissera le lecteur curieux et courageux s’enquérir des divergences en parcourant cette rude étude dans ses moindres détails), on retiendra que ces mouvements sont impliqués dans la vie politique et qu’ils pensent l’art comme un pouvoir d’intervention dans la « vie » de tous les jours et dans le monde qu’ils veulent changer radicalement. Tous sont « révolutionnaires » (quel que soit le sens donné à la révolution en question, fasciste en Italie ou communiste en Russie) et baignent dans une culture anarchiste ; l’indissociabilité de l’esthétique et de la politique telle qu’elle est soulignée dans cette étude, notamment à l’aide d’illustrations (dessins), donne au lecteur l’occasion de conceptualiser et d’historiciser la notion d’engagement. Ces mouvements refusent par là même les conventions littéraires et artistiques (Beauté, harmonie, bon goût) et se définissent essentiellement contre le passé, la tradition, les institutions, les Académies, contre la logique de la raison, contre l’establishment ; ils se veulent utiles et vivants pour tous et partout (ce sont leurs dynamiques spatio-temporelles).

Ils revendiquent aussi un « art total » (synthèse de tous les arts), ne pensant pas les différents domaines artistiques indépendamment les uns des autres ; la pluridisciplinarité étant de rigueur, ils expérimentent divers genres qu’ils hybrident par leurs innovations formelles. La théorie soutient alors la création, l’exhortation à l’action se soutient de l’argumentation. De fait, ces mouvements font impression par leurs manifestes – un genre qui leur est propre, un genre qu’interroge ici encore le point de vue lexicographique – qui diffusent leurs idées avec la volonté d’être résolument modernes ou novateurs. Le dit entre autres l’intérêt qu’ils portent à l’urbanisme, aux grandes villes industrielles et culturelles où eux-mêmes se développent.

Outre le cadre géographique, le cadre historique permet d’envisager leurs idéologies ; ainsi la guerre y est-elle fortement thématisée et esthétisée. L’idée de stratégie (« stratégie d’attaque », notamment) n’est pas par hasard convoquée lorsqu’il s’agit de se donner un adversaire, un opposant : faire parler de soi, susciter des réactions, diffuser au maximum ses idées, provoquer autrui. À cette fin, les moyens requis sont la presse (à gros tirage ; c’est dans le Figaro que Marinetti lance son manifeste de fondation) et les petites revues (des périodiques se voulant « culturels », à tirage limité ; par exemple Blast, la revue du vorticisme) qui s’opposent aux grands magazines de l’époque et dont les réseaux structurant ces mouvements facilitent l’expansion de leurs idées.

Tous s’expriment par des « performances » dans les lieux populaires qui vont du café-concert, « populaire et héritier d’une longue tradition carnavalesque », au cabaret (le Cabaret Voltaire associé à l’aventure Dada) et au théâtre de variétés ; les futuristes russes vont jusque dans les rues. Aux manifestes correspondent là des manifestations (lors desquelles le public est partie prenante) qui tendent à brouiller la frontière entre la scène et la salle en même temps que celle entre les arts dits « majeurs » (littérature, peinture, musique) et les arts dits « mineurs » (chanson, cirque, mime) ; ainsi, la stratégie du spectacle, alliée à la violence, est-elle stratégie du scandale. C’est que la valorisation de l’imprévu et de la surprise va de pair avec la rhétorique du nouveau face à ce principal ennemi qu’est le « passéisme » ; liquider le passé reste un mot d’ordre partagé. Paradoxalement, tous ces mouvements sont habités par la nostalgie d’une origine (quête d’un « état primordial », aspiration à ce qui est primitif) dont l’enfance ou l’enfantin (par exemple, l’intérêt des futuristes russes pour les écrits d’enfants) constitue l’une des figures.

Enfin, ces mouvements se définissent par un « esprit de corps », c’est-à-dire par une hiérarchie avec un homme à leurs têtes ; cela permet d’envisager comment ces « clubs d’hommes » conçoivent le rapport à la femme, à savoir sur le mode conservateur et misogyne bien qu’ils se composent de femmes en nombre restreint. La toute fin de l’étude ne résiste pas à faire intervenir les considérations genrées, désormais instituées à l’Université, sans que l’analyse d’ensemble y gagne sauf à politiser le sujet, ce que ne fait pas son auteur(e). Au final, l’étude d’Anne Tomiche historicise la catégorie de l’avant-garde. Tel est son aspect bénéfique