Panorama synthétique, clair et précis des études postcoloniales, le livre d’Yves Clavaron dresse un bilan de ce champ du savoir autant qu’il l’ouvre à d’autres problématiques.
Les études postcoloniales sont un courant protéiforme et pluridisciplinaire d’études littéraires visant à souligner et mesurer l’impact du phénomène historique de la colonisation sur la production culturelle moderne et contemporaine, ainsi qu’à décrire les différentes stratégies mises en œuvre pour déjouer ou subvertir des processus de domination symbolique.
Le petit ouvrage d’Yves Clavaron se présente comme le panorama d’un champ d’études qui a longtemps pâti en France d’un climat intellectuel polémique qui avait tendance à en masquer la diversité. L’auteur revient d’ailleurs sur cette réception française des études postcoloniales, de manière objective, dans le dernier chapitre du livre. Il fait part des points de vue des détracteurs comme des défenseurs des études postcoloniales, en situant les uns et les autres dans la position académique et idéologique qui explique leur discours. Il est d’ailleurs symptomatique que la polémique soit rejetée dans le dernier chapitre du livre, comme en appendice : aujourd’hui, ces conflits semblent bien tenir à un épiphénomène de l’histoire intellectuelle et le livre d’Yves Clavaron a quelque chose du bilan, aussi bien que de l’ouverture. Ainsi, les débats sur la place des études postcoloniales débouchent en conclusion sur leur possible dépassement.
Le bilan dépassionné que propose Yves Clavaron est le fruit de plusieurs années de recherches. Il a lui-même publié des études générales sur ce domaine – un volume collectif et une Poétique du roman postcolonial – ou encore une monographie sur Edward Said , auteur-clé de ce champ de savoir, qui demeure très important dans les analyses menées dans le présent ouvrage. Il a aussi été un lecteur assidu de tout ce qui s’est écrit dans ce domaine – une somme immense de textes dont il sait rendre compte avec une très grande qualité de synthèse, aussi bien dans le texte lui-même, qui saisit les principales lignes théoriques des différents auteurs ayant contribué à l’essor de la discipline, que dans la bibliographie placée en annexe du livre, qui permet à quiconque voulant approfondir ses lectures d’avoir en quelques pages les principaux titres nourrissant ce champ d’étude.
Qu’on ne se trompe pourtant pas à la modestie affichée en couverture : la « petite introduction » était une gageure. En effet, l’ouvrage montre bien que le champ des études postcoloniales ne peut se saisir comme un ensemble théorique systématique qu’il serait possible de résumer en quelques lignes de force. Au contraire, ce champ du savoir a diverses origines. Il trouve ses racines chez plusieurs philosophes français du dernier tiers du XXe siècle, mais aussi chez des écrivains et essayistes francophones de la décolonisation. Les études postcoloniales naissent donc des lectures de ces différents auteurs par des intellectuels qui se forment et travaillent en Amérique du Nord, alors que leur horizon intellectuel est ouvert à d’autres espaces. Ainsi peuvent être perçus les auteurs-phares des études postcoloniales : Edward Said, Gayatri Spivak et Homi Bhabha. Mais l’ouvrage ne se limite pas à ce schéma simpliste : dans une attitude résolument comparatiste, il montre bien comment ce domaine du savoir ne peut pas être compris en dehors d’un dialogue entre plusieurs traditions intellectuelles et même entre plusieurs langues. Il ne s’agit donc pas simplement d’un débat entre intellectuels francophones et anglo-saxons : les études postcoloniales s’écrivent aussi en allemand, en portugais, en espagnol ; elles s’enrichissent de traditions intellectuelles moyen-orientales, indiennes, latino-américaines. Ce n’est pas l’une des moindres qualités du livre de parvenir à sortir d’un bipolarisme français/anglais pour s’ouvrir à d’autres langues et d’autres traditions.
À partir de cette complexe histoire du champ, Yves Clavaron essaie de cerner les « littératures postcoloniales ». Une fois encore, il ne s’agit pas simplement d’apposer une théorie à des textes littéraires : il n’y a pas de théorie, mais un faisceau de questionnements pris dans un dialogue interculturel. Approcher ces littératures revient donc à les interroger à partir de problématiques connexes, liées à la définition du postcolonial. Comment se positionnent ces littératures par rapport à un intertexte idéologique ? Comment les définir en termes de champ littéraire ? Comment s’élaborent les poétiques interculturelles qui les animent ?
Dans cette approche par le biais d’une problématique multiple et sans cesse changeante, Yves Clavaron met en lumière la dimension interdisciplinaire des études postcoloniales. S’il insiste sur le travail littéraire d’un domaine où l’étude des textes est centrale, il rappelle les influences que l’histoire subalterniste indienne et le marxisme ont eues sur ce champ d’étude ; il rappelle combien le voisinage avec l’anthropologie et surtout avec les études culturelles est important ; il révèle les ponts et passerelles qui n’ont cessé de se tisser avec les études de genre et les queer studies. Dans son approche, les notions de diaspora et de mondialisation sont essentielles pour percevoir la pertinence des études postcoloniales sur l’objet littéraire. Sensible aux travaux les plus récents, il esquisse aussi les perspectives qu’ouvre l’écocritique dans ce domaine.
Enfin, il met en parallèle études postcoloniales, études francophones et littérature comparée. L’idée cependant est moins de distinguer des domaines dont les spécialistes se sont parfois boudés les uns les autres, mais de montrer comment des notions communes animent ces différents domaines et combien une attitude d’échange et de mise en commun peut être féconde.
Au fil des pages se dessine donc une image des études postcoloniales comme d’un socle intellectuel polymorphe, d’inspirations variées, tant dans les disciplines mises en œuvre que dans les traditions intellectuelles mobilisées. Partant d’un phénomène historique majeur des époques moderne et contemporaine, les études postcoloniales tendent à aller au-delà lorsqu’elles ouvrent à une réflexion sur la mondialisation ou la globalisation des échanges culturels qui tienne compte des particularités de chaque espace