Une approche historique, anthropologique et philosophique de la démocratie à l’ère de la cité, qui rouvre la question du rapport entre décision politique et expertise technique.

Encore un livre sur le « thème maintenant usagé et rebattu du savoir-pouvoir »   dira-t-on. Certes, mais à condition de remarquer que le couple se trouvait curieusement désintriqué en Grèce. Ici, le savoir n’a pas légitimé l’exercice du pouvoir. Mieux, l’expertise permettant le fonctionnement politique de la cité se trouvait confiée aux esclaves publics (dèmosioi). Séparation et opposition entre savoir et pouvoir, donc, comme si la cité avait voulu conjurer le spectre de l’Etat en confiant sa routine administrative aux exclus du corps civique : tel est, en peu de mots, le premier fil du remarquable essai de P. Ismard.

L’autre, qui intéressera plus particulièrement les spécialistes, concerne le phénomène servile à Athènes. Trop longtemps l’esclavage grec a été exclusivement comparé aux seules sociétés de plantation (centrées sur la question de la propriété) tandis que la célèbre opposition entre sociétés à esclaves et sociétés esclavagistes, due à M. Finley, garantissait à l’Occident un triste privilège. Or, non seulement les anthropologues trouvent bien plus de slave societies que les cinq identifiées par Finley, mais ils sont en plus attentifs à la diversité au sein de ces systèmes serviles. L’auteur se met à leur école, proposant d’éclairer une institution particulière à la lumière de dispositifs comparables, précisément pour en faire ressortir sa spécificité : en un mot « un comparatisme différenciatif, sensible au goût de la dissonance plus encore qu’à celui de l’identité »   . Ainsi, d’une certaine manière, les dèmosioi d’Athènes ressemblent aux esclaves de cour, bien connus des anthropologues, mais s’en distinguent par leur propriétaire, le peuple. De même, ils partagent certains traits avec les servitudes communautaires (comme l’hilotisme, qui prévaut alors à Sparte) mais s’en différencient par l’origine (acquisition contre élevage), la fonction (administration contre travail de la terre) et la propriété (collective contre privée)   . Historiquement, ils sont le produit d’une histoire qui voit naître d’une part la cité et d’autre part l’esclave marchandise.

C’est par là que l’auteur commence, enquêtant sur ces personnages qui préfigurent les dèmosioi par certains traits à l’époque archaïque (VIII-VIème siècle av. J.-C.). Il s’agit des démiurges (de dèmia erga, actes concernant le peuple), ces experts qui offrent leurs services à d’autres, qu’ils soient itinérants, comme les médecins, artisans et poètes, ou sédentarisés auprès d’un roi, comme les aèdes et les hérauts. S’ils ne sont pas de statut servile et si leur position sociale leur offre de nombreuses marques de prestige, ils sont doublement caractérisés par une installation à l’écart du palais et une dépendance personnelle à l’égard du roi. D’où ces figures de la poésie épique neutres à l’égard du pouvoir comme l’aède et le héraut épargnés par Ulysse, parfois même mercenaires, comme Dolon dans l’Iliade   . D’où aussi ces rapports complexes avec le politique, tout autant d’adjuvance, de dépendance et d’opposition, comme dans les mythes autour de Dédale où la ruse (mètis) aide le pouvoir incarné par Minos, y résiste et lui échappe.

Dans le même temps les « contrats de travail » enregistrés dans l’épigraphie nous font connaître l’émergence d’une fonction et d’un statut à part à travers ces « chargés des écritures publiques » au statut peu clair (étranger ? esclave ?) et sculpté en creux à coup de protections et de privilèges   . A qui revient donc la définition du statut de dèmosios ? Pas aux tyrans, répond Ismard, même si certains se sont flanqués d’esclaves de cour, mais plutôt aux systèmes démocratiques, où la participation du peuple a exigé une redéfinition claire des ayants droits et mis fin à l’indétermination entourant les statuts (citoyen-étranger-esclave). Et si les techniciens de la chose publique sont devenus des esclaves, c’est pour assurer une continuité administrative par-delà le tirage au sort et la non itération qui caractérisent les magistratures   .

L’auteur présente alors les différentes sphères où œuvrent les dèmosioi de l’époque classique et hellénistique, montrant combien ils pénètrent tous les domaines de la vie civique. On les voit en effet assurer le fonctionnement quotidien des institutions, rédiger et archiver les documents civiques et religieux, garantir et vérifier la valeur des poids, des mesures et des monnaies et même tenir lieu de policiers et de gardiens. Si certains sont artisans et ouvriers au service de la cité, d’autres ont des fonctions importantes et exercent un sacerdoce, comme sur l’île de Délos   .

On ne sait trop combien ils étaient en moyenne et sans doute leur nombre variait-il suivant la conjoncture, mais tous étaient achetés sur des marchés spécialisés ou donnés par de grands bienfaiteurs. A Athènes, une fois enregistrés, l’assemblée décidait de les assigner à telle ou telle tâche. Autant dire que les citoyens les connaissaient et les voyaient œuvrer dans ce que, nous autres Modernes, appellerions fonction publique d’Etat et qu’une inscription, par un bel oxymore s’agissant d’esclaves, définit par eleutheria leitourgia (service libre ou public, soit donc ces choses à la fois offertes à la communauté des citoyens et retirées de leurs propriétés).

P. Ismard se tourne alors vers les sciences sociales pour saisir cette condition dans toute sa complexité, et d’abord ce contraste violent entre un statut servile et une position privilégiée. Les dèmosioi en effet, sont d’abord des esclaves, dont le statut se lit à fleur de peau : comme eux ils sont fouettés à la moindre faute et torturés lorsqu’ils témoignent aux procès   . Mais sur trois domaines ils se séparent des esclaves marchandises en raison de leur lien à la chose publique. D’abord ils peuvent posséder des biens et même d’autres esclaves, mais ne peuvent les transmettre à leurs descendants, particularité que l’auteur explique par l’absence d’un centre d’imputation juridique défini. Ensuite, ils disposent d’un privilège de la parenté : un génitif patronymique, qui relie l’individu à une « famille », est accolé à leur nom et, si l’on ne connaît pas de véritables dynasties de serviteurs publics (comme les servi publici romains), on dispose de quelques cas de transmission d’un office sur deux générations. Enfin, ils ont le droit d’accéder aux tribunaux comme le dèmosios : ainsi en va-t-il de Pittalkos qui, après avoir subi un châtiment infamant (le fouet) utilise une procédure qu’on pensait réservée aux citoyens (aphairesis en eleutherian, revendication en liberté).

Davantage, alors que certains anthropologues font de l’absence d’honneur un trait de servilité, certains dèmosioi sont honorés par leur cité. Autrement dit, les esclaves publics mettent à l’épreuve nos conceptions des statuts et des choses communes. D’un côté, l’auteur s’inscrit dans une historiographie qui décrit les statuts comme un « faisceau de privilèges » (Finley) et s’attache à une description fine des positions grâce aux honneurs octroyés aux individus   . Les dèmosioi représentent de ce point de vue une singulière accrétion de capacités juridiques, relevant de différents statuts : non pas entre les libres et les esclaves, mais un peu libres, et un peu esclaves. De l’autre côté, et plus problématiquement peut-être, Paulin Ismard met en valeur la spécificité du régime patrimonial qui caractérisait l’esclave appartenant à une communauté jamais conçue comme une personne. En l’absence d’un maître, à qui appartenaient les dèmosioi ? De fait, la propriété publique ne peut y être conçue que négativement et comme dans le droit romain, res nullius in bonis, « chose dans le patrimoine de personne »   .

Paulin Ismard consacre alors un long développement à Athènes où il veut observer « l’ordre démocratique des savoirs », soit ce régime où le savoir ne donne pas accès au pouvoir et même où cette possibilité était violemment refusée. Certaines catégories de dèmosioi apparaissent comme de véritables experts, mais demeurent toujours étrangers à la politique et à ses magistratures, comme l’auteur le montre à propos des vérificateurs des monnaies, d’Euclès le greffier et de Nicomachos le juriste   . Ce dernier, chargé de compiler les lois athéniennes, est d’ailleurs violemment pris à partie par Lysias, l’orateur métèque devenu citoyen, comme une manière de refuser qu’une classe d’experts ne s’accapare le pouvoir. Au contraire, selon l’auteur, il existe une « épistémologie démocratique », dont on trouve les traces chez Protagoras et Aristote. Le premier prétendait, par une rupture avec les « sciences démiurgiques » (dèmiourgikai technai), que la vertu politique, également répandue parmi les hommes, était apprise par les entretiens quotidiens (« chacun expose et apprend à chacun ce qui est juste et conforme aux usages »). Le second observait que les assemblées, à partir de capacités incomplètes et inégales, produisaient une expertise supérieure au plus savant des hommes. De fait, Aristote ne fait que théoriser la manière dont fonctionnait la démocratie athénienne, avec ses multiples assemblées, comme l’avait déjà montré l’auteur dans sa thèse   . Inversement, Xénophon et Platon se sont vigoureusement opposés à cette épistémologie, le premier rapprochant la figure du philosophe et du démiurge, le second à travers la théorie de la réminiscence, que Socrate expose en s’appuyant, justement, sur un esclave dans le Ménon   .

Un dernier chapitre, le plus enthousiasmant peut-être, concerne le débat autour de l’existence de l’Etat en Grèce ancienne, renouvelé par les travaux de M. H. Hansen. Or, la seule forme de bureaucratie connue par les cités grecques est assurée par ces dèmosioi si peu connus. Reprenant les intuitions de Pierre Clastres   , l’auteur en conclut que les Grecs, hantés pas le spectre de l’Etat, ont voulu masquer, éloigner ou exclure tout ce qui ne relevait pas de la belle transparence du monde des assemblées (H. Arendt est ici explicitement visée). Au contraire, parcourant cette « hantologie » (Derrida), il propose   de belles lectures de l’Œdipe roi (où le pouvoir, si rusé pourtant, est aveugle tandis que l’esclave, comme le devin, connaît le secret de son origine) et du destin posthume du dèmosios ayant donné la cigüe à Socrate, disciple malgré lui du philosophe.

Par les perspectives qu’il soulève, l’ouvrage semble problématique sur deux points. D’abord l’auteur, à la suite de bien d’autres, prétend retrouver une théorie démocratique chez Protagoras. Mais n’est-il pas paradoxal que Protagoras présente cette épistémologie, où le savoir surgit du dialogue ininterrompu, dans un long soliloque ? Platon, à l’inverse, expose sa théorie de la réminiscence dans le cadre d’un dialogue – l’opposition est d’ailleurs forcée puisqu’à la fin du Ménon, Platon propose de considérer l’opinion droite comme équivalent pratique à la science. Surtout, c’est passer trop vite sur le fait que Protagoras est payé pour enseigner aux jeunes gens la vertu, cette chose qu’il prétend ensuite répandue également et apprise au quotidien   .

Un second problème, plus spécialisé, entoure les réflexions de l’auteur sur la nature de la cité. Celles-ci proviennent essentiellement des intuitions de Yan Thomas pour qui l’idée de l’impossible fondation de la cité, sinon de l’extérieur et en négatif, a été élaborée dans le droit civil du II-IIIème siècle. Peut-on exporter sans discussion ce raisonnement lorsque Thomas y voit lui-même le produit singulier et nécessaire d’une histoire marquée par la superposition des patries, la petite et la grande, la cité d’origine et l’Empire   ?

Mais il faut surtout saluer la richesse historique de cet ouvrage, la hardiesse théorique de son propos, nourrie d’un dialogue avec l’anthropologie et la philosophie politique. L’histoire ancienne, capable d’aiguiser ses propres concepts, y apparaît comme une science sociale à part entière, et ce n’est pas là le moindre mérite de ce livre