La série américaine culte comme miroir d’une nouvelle génération.
Professeur en études américaines à l’université du Havre, Donna Andréolle travaille à la fois sur les féminismes contemporains et sur de grandes séries télévisées américaines. Ce sont ces deux champs d’études qu’elle croise ici avec ce petit ouvrage consacré à l’une des séries les plus célèbres qui soit : Friends. Créée par David Crane et Martha Kauffman, diffusée entre 1994 et 2004, longue de dix saisons, cette série a rencontré un immense succès public et critique, qui lui a assuré à la fois une longévité remarquable pour une sitcom, et une place de choix dans l’imaginaire contemporain. C’est précisément cette place que D. Andréolle interroge ici. Friends met en scène la culture, les valeurs et les problèmes d’une nouvelle génération, la « génération X ». La série reflète également les évolutions technologiques : premiers ordinateurs et téléphones portables, apparition d’Internet ; mais c’est surtout sur le plan sociologique que son message est intéressant. A bien des égards, la génération de Chandler, Ross, Joey, Monica, Phoebe et Rachel est au cœur de nombre de bouleversements sociaux qui continuent à nous porter.
C’est, tout d’abord, la première génération à s’affranchir du modèle de la famille nucléaire portée par la classe moyenne. La série s’ouvre significativement sur l’arrivée de Rachel, dans sa robe de mariée : celle-ci vient de fuir son mariage, refusant la vie toute tracée qui s’étendait devant elle. Et Monica peut alors, pour la consoler, lui souhaiter la bienvenue « dans le monde réel », en précisant que « c’est nul... tu vas adorer ». Le meilleur exemple de cette émancipation est probablement Ross : marié et divorcé trois fois, il a un enfant avec son ex-femme lesbienne, et un autre avec Rachel, avec qui il finit par vivre en union libre. Phoebe, quant à elle, jouera le rôle de mère porteuse pour son demi-frère... Refus des modèles, donc ; mais aussi nouveaux modèles. Friends propose un nouveau mode d’être ensemble, la colocation, plaçant l’amitié au cœur des rapports sociaux. D. Andréolle propose le concept de « marginalité normative » pour penser ce rapport contrarié aux modèles sociaux et économiques. C’est selon elle la cohabitation de « la notion de résistance permanente à la culture de marchandisation et [d’] un désir latent d’intégration dans le monde des adultes » . On assiste également à une résistance à la culture de marchandisation, les personnages se moquent globalement de leurs emplois, n’ont pas de voiture, ont un rapport très détaché à l’argent. Mais le désir d’intégration est identifiable, les personnages tendent au final à rentrer dans le rang, même l’excentrique Phoebe se marie dans la dernière saison, et on voit Monica et Chandler acheter une maison en banlieue pour y élever les enfants qu’ils viennent d’adopter. Arrivée à l’âge adulte, la génération X peut « se fondre dans la société dominante » .
Le retour à la banlieue est particulièrement lourd de sens, car la ville est un cadre majeur de la série. Même si la série a été entièrement tournée en studios, New York est omniprésente, dès le générique ; et l’auteure sait notamment montrer que le 11 septembre 2001, apparemment absent de la série, ne cesse en fait de hanter les dernières saisons, des drapeaux américains qui décorent les lieux de l’action aux tee-shirts en l’honneur des pompiers de New York que portent les héros. Selon l’auteure, il faut attendre Sex and the City pour voir une autre série qui sait créer un lien à ce point fondamental entre la ville et l’identité des héros . Dans Friends, en effet, les six héros sont tous venus vivre à New York, et il y a un lien fondamental entre le cadre parental et la banlieue (les suburbs américains). Il s’agit d’échapper aux deux en venant vivre en ville. Or, comme l’auteure le pointe, on trouve aux Etats-Unis un discours qui traditionnellement se méfie de la ville, pensée comme corruptrice, dangereuse. C’est, pour prendre une autre œuvre majeure de l’imaginaire américain, la Gotham de Batman et la Métropolis de Superman. Au contraire, la New York de Friends est un espace de possibles, dont les différents dangers (voyous, embouteillages, loyers trop chers) sont systématiquement parodiés par la série. Espace de possibles, où l’on peut croiser à la fois des partenaires sexuels ou amoureux et des stars du cinéma (jouées par elles-mêmes, de Jean-Claude Van Damme à Al Pacino). Espace de libertés, à tous les niveaux, en particulier professionnel, les héros choisissent leurs emplois, n’hésitant pas à se reconvertir : Chandler quitte son emploi d’informaticien pour se lancer dans la publicité, Rachel renonce à son poste de serveuse pour faire carrière dans la mode, Joey s’obstine dans sa carrière d’acteur raté jusqu’à ce que le succès vienne le récompenser. Comme D. Andréolle le précise, la génération X a été la première à pouvoir faire ce choix de l’épanouissement personnel . Cette génération X est la génération du choix : choisir sa sexualité, son emploi, sa famille, même son prénom – Chandler pense en changer à un moment donné. Et c’est la ville qui permet ces choix multiples, en multipliant les possibilités de rencontres. Non seulement les héros de Friends sont des héros urbains, mais surtout la série propose un lien fondamental entre la jeunesse et l’urbanité.
Cette émancipation est, enfin, sexuelle : les héros de Friends enchaînent les partenaires. Monica peut sortir avec un jeune lycéen de dix ans moins âgé qu’elle, avant d’entamer une relation de longue durée avec Richard, de trente ans son aîné. Si ses amis savent se moquer d’elle, il n’y a pas de jugement ni de critique. Ce que Friends ne cesse de dépeindre, c’est la totale liberté de choix. Liberté de parole, aussi, pour une série engagée sur le plan politique ; Friends a été l’une des toutes premières séries à représenter un mariage homosexuel, donnant, qui plus est, le rôle de l’officiant à Candace Gingrich, activiste LGBT célèbre et demi-sœur d’un homme politique conservateur défendant des positions anti-gays très dures. La série tient ainsi un discours complexe sur le genre, inspiré, selon l’auteure, par les théories de Judith Butler . Friends joue en effet sur le brouillage des frontières sexuelles. Les blagues récurrentes sur l’homosexualité de Chandler – renforcées par le fait que son père est un transsexuel – en sont le meilleur exemple. Entre des filles qui s’assument économiquement, sexuellement et socialement – Rachel décide d’avoir un bébé et de l’élever toute seule – et des garçons qui ne cessent de jouer avec leur part de féminité – du rouge à lèvres bleu de Joey à la chemise saumon de Ross – on peut en effet affirmer que « Friends reste particulièrement progressiste dans sa manière de dépeindre les relations sexuelles et les rapports entre hommes et femmes » . Et c’est au final dans la structure même du groupe que ce discours progressiste se voit le mieux. Même si plusieurs des Friends couchent ensemble au fil des dix saisons, la série présente néanmoins le modèle d’une relation durable d’amitié filles-garçons. C’est sûrement l’une des raisons du succès de la série, cette capacité à tenir, sur le long terme, un discours complexe, jamais simplificateur, renvoyant sans idéalisme aux complexités des identités sexuelles dans la société contemporaine.
Si l’ouvrage est intéressant, on reste cependant sur sa faim. Tout d’abord, le livre est très court (130 pages seulement), et les principaux enjeux ne sont donc qu’effleurés. D’autres sont à peine soulignés alors qu’ils auraient pu être à la source d’études très intéressantes. D. Andréolle précise ainsi au début de l’ouvrage que, dans les traductions de la série, un processus de censure s’est très souvent appliqué, gommant notamment les références à l’homosexualité ou les blagues à connotation sexuelle. C’est là un point stimulant sur lequel on aurait aimé en savoir plus : cette censure renvoie de toute évidence à un décalage entre la culture américaine et la culture française, et on peut dès lors s’interroger sur les conditions de réception de la série hors de son contexte de production. Qui regardait Friends lorsque la série était diffusée ? Dans quelle mesure la génération suivante a-t-elle compris cette série ? Faute d’une solide analyse sur ce point, qui aurait pu se nourrir des travaux de Jauss sur l’esthétique de la réception , on a du mal à saisir véritablement à quel point la série parlait à ses contemporains.
L’auteure oscille souvent entre une analyse proprement sociologique de la série et une analyse davantage littéraire, soulignant les jeux de miroirs, les références intertextuelles (renvoient à d’autres séries ou à d’autres éléments constitutifs de la culture de la génération X) ; ce balancement tourne parfois à l’hésitation, et nuit à la cohérence du discours global. De plus, l’auteure passe une grande partie de ces trop courtes pages à raconter les événements qui sous-tendent son analyse. On trouve ainsi de longues pages détaillant les péripéties de la relation entre Ross et Rachel . Si ces pages sont probablement nécessaires pour un lecteur qui ne connaîtrait pas la série, elles peuvent sembler bien redondantes pour un lecteur familier de l’univers – et on peut se demander si ce n’est pas seulement ce deuxième type de lecteur qui est susceptible de lire l’ouvrage. Et, si l’auteure écrit pour les fans, elle écrit également clairement en tant que fan. Sa sympathie avouée pour la série transparaît dans les notes de bas de page, dans les longs développements qui reprennent des histoires de la série, dans les anecdotes sur les acteurs ou les créateurs – qui tournent parfois, il faut bien l’avouer, aux « secrets de tournage ».
Malgré ces petites critiques, rappelons que l’essai est stimulant, nourri de références bien exploitées et d’une excellente connaissance de la série. Donna Andréolle est particulièrement convaincante lorsqu’elle parle de la place de la sexualité, des identités sexuelles, du discours du genre dans la série. Au-delà, ce que dessine Friends, c’est le modèle d’une nouvelle génération, détachée des modèles de la culture mainstream ou de la famille traditionnelle, plaçant les amis avant la famille, l’épanouissement personnel avec l’accomplissement professionnel, et articulant l’urbanité et la liberté de choisir