Jean-François Laé conduit une enquête sous forme de conversations et d’observations glanées lors de rencontres avec les gardiens d’une cité de banlieue parisienne : que voient-ils et qu’acceptent-ils de dire de la vie en cité ?
 

En toile de fond, une intrigue sociale en 10 chapitres courts : les discours sur la rénovation urbaine voileraient une réalité plus sombre. Jean-François Laé formule ses hypothèses « sur la route » d’un texte simple, sans vocabulaire technique ni référence théorique ostentatoire. A ses côtés, le lecteur chemine et expérimente une manière d’enquêter, s’étonne des matériaux possibles à mobiliser. Pas de dictaphone, d’entretiens programmés : rien d’encombrant entre lui et les enquêtés. En racontant les gardiens, c’est aussi une conception de la recherche que raconte l’auteur.

Décembre 2013. Banlieue parisienne, Stains, cité Albert. Une cité HLM comme les autres : dans les années 1960 elle devait durer le temps de la transition vers la résidence en pavillons. Qu’en est-il 60 ans plus tard ? Au mieux, elle est réhabilitée, rénovée. Comme analyseur de ces cités, l’auteur s’attache au travail des gardiens et attend de leurs pratiques qu’elles éclairent le lecteur. Des gardiens qui ne cessent de mettre en ordre, là où d’autres désordonnent. Enquêter, trouver les coupables, les moraliser : les locataires dégraderaient-ils leur propre cité ? Conjointement, le gardien se fait représentant des nouveaux logements HLM afin d’attirer de nouveaux occupants. Pour changer l’image extérieure de la cité, les problèmes d’incivilité s’effacent du discours au profit de l’amélioration du cadre de vie. Les gardiens proviennent eux-mêmes pour la plupart de la banque, des assurances… Recrutés à bac +2, souvent après une période de chômage, les HLM alimentent leur enthousiasme ; logement de fonction, horaires de travail. Laé précise tout de même que si la cité est « bénie par ceux qui ont une paie à la fin du mois, elle est maudite par ceux qui sont attachés à l’Etat social ». Pour lui, la rénovation n’est pas une réponse à la désindustrialisation : dans la cité embellie, les pauvres restent pauvres.

Les écrits des gardiens témoignent de cette réalité. Leurs cahiers techniques débordent des innombrables travaux à réaliser (sanitaires, dératisation, bruits, mauvaise isolation). Rien ne va plus, personne ne sait plus par où s’y prendre pour rénover nous dit l’auteur. Les usagers sont mécontents, leur traitement est inégal : la « rage » monte. Le gardien fait face, calme les esprits, temporise, et tente de raisonner les locataires. Un chapitre est consacré à cette délicate position ; application des règlements ou règle morale vis à vis des moins favorisés ? Interdire ou protéger… Les squats dans les caves et celliers cristallisent cette tension, car ils interfèrent avec l’idée de rénovation urbaine. Les fondations sociales au sous-sol sont « pourries ». Tout y est cadenassé, contrôlé. Dans les tours vouées à la destruction, les gardiens veillent, avec parfois un peu d’indulgence, à ne pas trop laisser les squats s’imposer. Les logements vacants sont déséquipés, sécurisés. Les locataires, les femmes surtout, sont pressurisés pour maintenir en état ce qui est voué à la destruction. Ils ne sont pourtant pas propriétaires, juste locataires en gérance… distinction que les gardiens ne manquent pas de leur rappeler.

Aux balcons des immeubles neufs, les paraboles ont du mal à fleurir. Illustration d’une frontière bien réelle entre propriétaires et locataires. Derrière les revendications des locataires au droit à la parabole, se cache une volonté d’inviter chez soi le pays des racines. Les HLM convoquent quant à eux la complexité de leur installation dans les logements. En creux, ils ne reconnaissent ni encouragent les appartenances culturelles et les réseaux invisibles qui s’y attachent. Pour Laé, la question des paraboles révèle une certaine indifférence de la République à des différences ethniques pourtant bien à l’œuvre dans les pratiques.

Difficile, ainsi, de penser de la cité. Les gardiens, pris entre les feux des HLM et des locataires, doivent trouver des solutions par eux-mêmes. Bien loin des anciennes pratiques de proximité, la médiation par les gardiens est la descente de la gestion au bas de la hiérarchie. Ils sont formés à la création et la réparation du lien social, la prévention ou le règlement des conflits. Les HLM les recrutent pour aller au « front des paliers », déminer, saper la révolte avant qu’elle ne s’amplifie. Pour contrôler les conduites, ils mènent une action morale au contact de la population.

L’embellissement et la sécurisation de la cité passe par l’encouragement des locataires à se sentir responsables, au maximum « propriétaires » des logements. Si des dispositions matérielles sont prises par les institutions (grilles, jardins), c’est aux locataires d’assurer la bonne gouvernance d’eux-mêmes. Jusque dans les sous-sols des immeubles, les gardiens les forment au bricolage d’appartements qui, en définitive, ne sont pas les leurs. En s’appuyant sur l’autocontrôle et l’autogouvernement de soi, ils font d’eux les petites mains des HLM. Le gardien instille et relaie des normes psychologiques qui poussent les locataires à exercer une contrainte supplémentaire sur eux-mêmes. S’en prendre à soi-même si la cité se dégrade. La population proteste : les moyens matériels qu’on lui donne ne règlent pas les problèmes de chômage et de relogement.

Les gardiens et agent d’accueils compensent en étant serviables avec les locataires. Et si c'était une manière pratique de gagner leur coopération et leur confiance quand la méfiance vis à vis du politique et de l’Etat est palpable ? Les gardiens conseillent, dépannent, rassurent, répètent, relancent, accompagnent… Une démarche utile pour s’assurer notamment le paiement des loyers quand certains refusent les prélèvements bancaires de peur d’être totalement dépossédés.

L’Etat demande justement aux HLM de reloger 50% des anciens locataires dans le neuf. L’auteur, qui se penche sur les projets de rénovation, constate que la « résidentialisation » consiste surtout en une action sur le sentiment d’insécurité. Les loges disparaissent des plans, les gardiens sont envoyés « dehors » pour signaler, « prévenir », tout en participant de l’identité des résidences. Parallèlement, la rénovation de la cité débouche sur une relégation des locataires insolvables, déplacés dans les HLM bas de gamme : faire place nette des 50% qui dépendent de l’Etat social pour que les classes moyennes s’installent dans un lieu attractif et sécurisé. Dans cette phase de transition, la médiation par les gardiens sert à faire « tenir bon » les relations quotidiennes.

Le temps des loges permettait pourtant plus de proximité aux locataires que les nouveaux points d’accueil. Mais les nouveaux professionnels redoutent la solitude d’une telle position, lui préfèrent la gestion en réseau avec l’antenne de HLM. Le curseur est déplacé par et vers les institutions : la course à la reconnaissance professionnelle est le levier qui permet d’orienter les comportements et les pensées des gardiens et agents… de susciter leur identification à l’institution plus qu’aux populations. Pour les HLM, il n’est pas nécessaire qu’un gardien soit trop proche des locataires… qu’il le feigne suffit. Cette bienveillance institutionnelle, incarnée par les gardiens, ne débouche sur rien. De réel pouvoir de protection des plus faibles, finalement, le gardien n’en a aucun. Son travail est de disculper les HLM de la dégradation de la cité vieillissante. D’en rendre les locataires responsables. Les plus fragiles, quant à eux, sont bien exclus d’une rénovation qu’on dirait avant tout… sociale. Derrière les discours du gardien, la dure réalité de la cité à l’épreuve de leurs pratiques.
Dans l’œil du gardien offre au lecteur des outils utiles pour penser par-delà les discours institutionnels. L’auteur se saisit des pratiques quotidiennes qui paraissent les plus anodines, interroge leur signification. Elles démentent les discours. A ses côtés, le lecteur réalise qu’il peut prélever dans chaque détail de la vie quotidienne, chaque mot, les informations nécessaires à l’élaboration de sa propre réflexion. Sans dispositif théorique ou méthodologique particulier, se faire enquêteur, critique. De rares fois cependant, les conclusions essaimées dans le livre semblent davantage fondées sur le background théorique de l’auteur que sur le cheminement de son enquête et l’émergence de la théorie