Après avoir monté Bête de style, Calderon, Pylade et Porcherie, Stanislas Nordey revient à Pasolini avec Affabulazione, à l'affiche de la Colline jusqu'en juin 2015. Un projet ambitieux à la hauteur du nouveau directeur du Théâtre National de Strasbourg, qui fait une nouvelle fois preuve de beaucoup de malice et de virtuosité dans sa mise en scène.

 

« J’ai rêvé de Toi. Voilà pourquoi ma vie a changé. Et alors, puisque je T’ai, que m’importe la peur du ridicule? Mes yeux sont devenus les deux réverbères drôles et nus de mon désert et de ma misère ».

 

Tout commence par un rêve. Dans le patio d'une somptueuse villa lombarde, baigné d'une lumière chaude de fin d'après-midi, un riche industriel italien, brillamment interprété par Stanislas Nordey, est étendu sur une chaise longue. Brusquement, son statut de père lui apparaît en songe comme un miroir inversé. Qui est le père ? Qui est le fils ? Cette angoisse de l'inversion des rôles nous plonge dès la première scène dans un malaise profond, sorte d'anti-Oedipe Roi, dont on perçoit déjà l'issue funeste.

A son réveil, le père n'aura qu'une obsession : détruire le fils. Il s'acharne à faire de lui un bâtard, aux cheveux blonds comme ceux des marins du port, un fainéant, anesthésié par une vie d'oisiveté, un enfant indigne, incapable de reconnaissance. Il fait de l'amante du fils une putain, et de sa mère un exutoire. On assiste mi-inquiet mi-amusé aux « fabulations » du père, qui ne sont pas sans rappeler le sentiment d'angoisse que l'on peut ressentir à la lecture de Destruction d'un coeur, de Stefan Zweig, paru en 1926 sous le titre Untergang eines Herzens.

On peut reprocher à Stanislas Nordey, sous couvert de ne pas avoir voulu démystifier le texte de Pasolini, d'avoir échoué à rendre la représentation complètement digeste et abordable. Seuls les aficionados de Pasolini seront effectivement conquis.

La succession des tableaux de maîtres pourrait être prise pour une forme de snobisme, tant il est impossible pour un non-initié à l'Histoire de l'art d'en reconnaître un seul. Il se dégage pourtant de chacun de ces tableaux une évidence quasi-originelle, qui illustre le texte de Pasolini sans l'anéantir. Libre au public d'aller puiser dans sa mémoire et son instinct les clés de compréhension qui lui permettront d'aller au-delà du texte, de toucher du doigt le mystère de la filiation, comme l'annonce Sophocle dès les premières lignes du prologue : « Je suis ici arbitrairement appelé à inaugurer un langage à la fois difficile et facile ». Le spectateur doit alors faire un choix, celui de se laisser happer par l'opacité du texte, ou essayer d'en vaincre la complexité, voire l'obscénité. Le soir de la première, une dizaine de personnes se sont levées pour quitter la salle alors que le père, agenouillé devant son fils, le supplie de lui « montrer sa bite ». S'installe alors une gêne, face à laquelle le spectateur reste partagé entre une pitié de convenance et un voyeurisme coupable. On reconnaît là un des éléments centraux de la mise en scène de Stanislas Nordey, mise au service d'un théâtre sans concession, qui ne cède jamais à la facilité ni à l'assistanat.

Mettre en scène et interpréter cette pièce de Pasolini est en soi une gageure, tant par la densité du texte que par la multitude de registres et de références que l'on peut y trouver. Si Stanislas Nordey parvient à capter l'attention du public en misant sur un décor magistral et une mise en scène astucieuse, il ne parvient pas à contourner certains écueils, laissant progressivement s'installer un certain ennui. Dommage.

 
 
Affabulazione de Pier Paolo Pasolini
 
Mise en scène de Stanislas Nordey

Avec Marie Cariès, Raoul Fernandez, Thomas Gonzalez, Olivier Mellano, Anaïs Muller, Stanislas Nordey, Véronique Nordey, Thierry Paret

Au Théâtre national de la Colline, Paris 20e, du 12 mai au 6 juin 2015

 
Pour aller plus loin: 

Revue de presse – Propos de Stanislas Nordey recueillis par Michèle Pralong, janvier 2014 (lien)