Il faut rendre à Emmanuel Todd le mérite d'une interprétation originale et rendre aux sociologues qu'il invoque le sens exact de leur pensée pour interpréter l'événement.

Rendons à César : Hervé Le Bras et Emmanuel Todd ont été les premiers, au début des années 1980, à mettre en évidence la diversité des modèles familiaux dans la France ancienne, son rapport à la diversité des formes agraires, et son influence sur les cultures religieuses et politiques modernes. Ils ont ainsi rompu avec la représentation dominante d'une évolution linéaire vers la famille nucléaire, avec le mythe d'une France Une et indivisible fondée sur une homogénéité anthropologique, et fourni une interprétation convaincante de l'exception française en politique et de ses conflits.

Rendons à Dieu : Qui est Charlie ? revendique à la fois l'héritage d'Emile Durkheim et celui de Max Weber. D'Emile Durkheim, Emmanuel Todd retient la méthode du Suicide : « C'est dans la distribution statistique des actes de suicide  dans le temps, dans l'espace, selon la situation familiale, selon la religion – que Durkheim cherche le sens, ou plutôt les sens, du phénomène ». Revendiquant de s'inscrire « dans les pas de Max Weber en un sens plus profond encore, plus moral », il retient la méthode de La science comme vocation : « La sociologie ne doit pas prétendre à discerner le bien du mal, mais aider les hommes à comprendre le sens profond de leurs choix et de leurs actes, les contraindre à admettre que ce sont les valeurs latentes qui les conduisent à faire tel ou tel choix idéologique ou politique ». Et de citer le sociologue : « La science vous indiquera qu'en adoptant telle position, vous servirez tel Dieu et en offenserez un autre ».

Or ces deux références sont curieuses et pour le moins partielles. S'agissant des manifestations qui ont suivi les attentats contre Charlie Hebdo, manifestations qu'Emmanuel Todd analyse comme le symptôme d'une « crise religieuse », le lecteur s'attend à ce que l'auteur, pour mettre en œuvre la méthode durkheimienne, s'appuie sur Les formes élémentaires de la vie religieuse, ouvrage consacré, justement, à l'interprétation des moments d'effervescence collective qui caractérisent la vie religieuse. C'est là que Durkheim développe la théorie selon laquelle ce ne sont pas les croyances (religieuses) qui motivent le rassemblement des individus et expliquent l'effervescence collective, mais inversement c'est le rassemblement des individus et l'effervescence qui en découlent qui expliquent et entretiennent des croyances, dont le contenu, le motif, est tout à fait négligeable.

Sur cette piste, il aurait fallu à tout le moins émettre l'hypothèse d'une diversité de ces motifs et – pourquoi pas ? – se tourner vers Max Weber pour essayer d'en comprendre les raisons ou d'en rendre raison, en se référant non pas à La science comme vocation, texte-conférence qui ne traite pas de cet objet, mais plutôt aux textes réunis dans Economie et société, dans lesquels le sociologue développe la célèbre typologie des actions selon qu'elles sont motivées de manière affectuelle ou traditionnelle, ou selon qu'elles sont motivées de manière rationnelle en valeur ou rationnelles en finalité. Les interprétations proposées par Emmanuel Todd mêlent allègrement ces différents motifs, ainsi l'affectuelle (par exemple « l'accès d'hystérie » qui caractériserait les événements), la traditionnelle (par exemple le poids des cultures familiales), la rationnelle en finalité (par exemple l'opportunité de manifester le rejet de l'Islam et de ses fidèles, et plus généralement du peuple), et celle en valeur (par exemple le moyen d'affirmer une vision du monde inféodée aux Dieux de Bruxelles et consacrée à la propre gloire du groupe social dominant). Mais l'auteur ne se donne pas les moyens d'ordonner cette effervescence, ou plutôt il la réduit à une interprétation unique dont il n'a pas les moyens de prouver la pertinence.

Quoique partielles, les références utilisées par Emmanuel Todd lui permettent de poser des questions qui dérangent, ce dont témoignent les réactions indignées des premiers lecteurs et notamment des journalistes. L'usage des cartes (des manifestations) permet de montrer que les manifestants appartiennent, d'une manière plus que proportionnelle, aux catégories moyennes et aisées et que cette carte, comme l'avaient déjà noté d'autres commentateurs, est le parfait négatif de la carte du vote Front national, et un décalque fidèle du vote en faveur du traité de Maastricht. L'auteur remarque aussi à juste titre que la dimension antisémite des attentats (l'attentat contre l'épicerie casher) passe au second plan derrière la défense du droit à la caricature, en parfaite connaissance du fait que cette caricature est vécue par les fidèles comme insulte. Il propose également une analyse de la stratification sociale qui remplace le recours classique à la nomenclature des catégories socio-professionnelles par le niveau d'éducation et de diplôme en tant qu'il est susceptible de déterminer le vécu des discours publics et notamment politiques ou médiatiques, selon qu'ils sont tenus par et sur ceux qui ont reçu une éducation primaire, secondaire ou supérieure, par et sur ceux qui sont ainsi définis comme « primaires », « secondaires » ou « supérieurs ». Dans la plupart des cas, les « supérieurs » entraînent les « secondaires » et dégoûtent les « primaires » autant qu'ils sont dégoûtés par eux. A fortiori s'ils sont étrangers ou d'origine étrangère et relevant d'une autre culture que la catholique. Cette analyse a un impact critique indéniable et permet sans doute de saisir quelques-unes des raisons qui expliquent le tournant actuel de la politique politicienne.

Il est d'autant plus dommage que les intuitions et analyses critiques de l'auteur soient mises au service d'une vision du monde elle-même caricaturale et souvent dérisoire, lorsqu'il s'en prend aux dirigeants socialistes actuels et à l'Europe. Ce n'est pas à la hauteur de la question. Il est utile de critiquer sévèrement les discours qui ont pu être tenus à l'occasion de ces manifestations et d'une manière récurrente dans les medias et dans la politique. Mais l'inconscient collectif mérite une approche à la fois plus prudente et plus nuancée. Sans doute les « supérieurs » ont le tort de tolérer à la fois le chômage de masse et la relégation urbaine, mais c'est une accusation sans fondement et contre-productive de dire qu'ils désirent l'un et l'autre, sans même parler de l'islamophobie massive et de l'antisémitisme invétéré dont ils sont affublés. Juste avant de recourir aux sociologues de la manière que l'on a vue, Emmanuel Todd évoque la fausse conscience de Marx et l'inconscient de Freud. Reconnaissant faire lui-même partie des « supérieurs » l'auteur a donc conscience de l'inconscience de sa propre fausse conscience, ce qui devrait lui permettre de développer la connaissance de soi. Malgré le recul revendiqué de cette analyse, l'interprétation va encore vite, trop vite, au rythme des exigences éditoriales, au rythme de l'actualité, tous deux critiqués par ailleurs. On espérait mieux du co-auteur de L'invention de la France