Bernard Fauconnier s’intéresse à la vie de Jack London, romancier majeur, qui contribua à façonner le paysage littéraire américain par son histoire légendaire et ses récits engagés.

Jack London (1876-1916) mena une existence aventureuse. Durant les quelques quarante ans qui composèrent sa vie, l’auteur de Croc-Blanc, L’Appel de la forêt et Martin Eden passa du statut de semi-vagabond et de travailleur exploité à celui d’écrivain reconnu, couronné de succès. Cette ascension, conquise sur le terrain d’une santé fragile et d’une vie affective tourmentée, est le prix d’une persévérance que Bernard Fauconnier s’attache à mettre en avant dans la récente biographie qu’il consacre à l’auteur : « L’œuvre de Jack London, qui compte des milliers de pages, a été écrite en moins d’une vingtaine d’années. Cela suppose une discipline de fer et une énergie sans faille chez un homme qui, pourtant, fut toute sa vie la proie de quelques démons, dont celui de l’alcool »   .

Si la trajectoire de l’écrivain fascine le biographe, c’est parce qu’elle illustre au plus haut degré la force d’une volonté acharnée et du dépassement de soi. « Il fait partie de ces écrivains dont la vie et l’œuvre semblent se confondre dans une même conquête acharnée de soi-même, de fortune et de la gloire »   . Bernard Fauconnier envisage ainsi l’existence du romancier comme une quête de reconnaissance, ancrée dans un sentiment d’injustice précoce et soutenue par un travail obstiné dont London lui-même s’attachera à revendiquer le professionnalisme : « Écrivez ce mot en majuscules, TRAVAIL, TRAVAIL, sans arrêt », note-t-il en 1903   .

De fait, rien ou presque ne prédisposait le jeune London à devenir un « grand écrivain ». Le premier chapitre dépeint l’enfance misérable d’un garçon rejeté par son père biologique, élevé par une mère à demi-folle et contraint d’exercer, dès son plus jeune âge, des travaux laborieux pour subvenir aux besoins de sa famille. Dans ce contexte précaire, la lecture apparaît (déjà) comme une échappatoire, nourrie par la fréquentation de la bibliothèque d’Oakland. Mais Jack peine à s’émanciper de son milieu sordide et mène une vie dissolue, marquée par l’alcool et les mauvaises rencontres. Il devient ainsi « pilleur d’huîtres » et traîne sur la baie de San Francisco une réputation de vagabond alcoolique et bagarreur.

S’ensuivent un certain nombre de voyages qui vont contribuer à forger la personnalité aventureuse de l’artiste et sa vision de l’humanité. London s’embarque d’abord au large du Japon pour y chasser le phoque. Cette expédition éprouvante marque une étape dans sa vocation. Il y exerce en effet une activité cruelle, destinée uniquement au marchandage de fourrures, ce qui nourrit en lui le sentiment d’être exploité. À bord de la Sophia-Sutherland, il découvre également quelques écrivains majeurs, comme Melville ou Tolstoï. Enfin, ce périple dans les mers du Nord alimente son imaginaire : il y puise la matière de son premier récit, Un typhon au large des côtes du Japon, qui lui vaut d’être publié, récompensé d’un prix et rétribué. « Jack London, écrit Bernard Fauconnier à propos de ce texte, possède déjà ce qui fera sa force et son succès : le sens du récit, le goût des détails véridiques »   . Après un bref retour à Oakland, l’écrivain rejoint les ouvriers révoltés de l’« armée de Kelly », en marche vers Washington pour y réclamer de meilleures conditions de travail. Cette échappée, qui devient une « errance sans but »   à mesure que les espoirs de révolte s’éteignent, lui inspire des récits empreints de réalisme, publiés sous le titre Carnet du trimard, où l’artiste dépeint la condition des hobos, ces « clochards célestes » dont il partage le sort – véritable journal de voyage, où se reflètent les injustices d’une Amérique sourde aux revendications des plus démunis. « Cette minutie à prendre des notes révèle […] le souci de conserver une trace des choses vues, de ne pas être seulement un vagabond ballotté au gré des circonstances »   . Aussi, ce voyage, comme le précédent, apparaît-il comme un épisode essentiel dans la formation du romancier. Incarcéré pour « vagabondage », il vit alors une expérience traumatisante, dont Le Vagabond des étoiles sera, en quelque sorte, la réminiscence sublimée   . C’est en prison que sa vocation se décide. La captivité est pour lui une « expérience horrible », mais « formatrice »   . Durant trente jours, l’écrivain y côtoie « l’humanité la plus déchue, la plus bestiale, au fond du fond de la misère sociale et morale »   . Une telle « descente aux enfers » l’amène à s’interroger sur les motivations obscures de l’humain. Surtout, London prend conscience de la nécessité d’écrire pour défendre les causes qui l’habitent. C’est pourquoi il envisage, à son retour, de parfaire sa « formation intellectuelle »   en reprenant ses études, d’abord à Oakland, puis à Berkeley où il fera un bref passage.

Mais l’expérience universitaire, au même titre que les voyages, s’avère décevante. L’autodidacte épris de liberté qu’est London n’apprécie guère le carcan des salles de classe. Il souffre également de sa condition sociale, qui le démarque de ses camarades dont il n’a ni les bonnes manières, ni les préoccupations. Les études lui permettent surtout de partager sa vision de la société. Il noue ainsi quelques amitiés littéraires et politiques au sein de la Henry Clay Foundation, société de débats où les idées socialistes sont appréciées. Il publie également dans la revue estudiantine d’Oakland, The Aegis, des textes qui contribuent à forger sa réputation d’orateur. Enfin, durant cette période, il découvre des théoriciens comme Herbert Spenser, dont la philosophie politique – empreinte de darwinisime social – influencera sa conception de la société. Une conception dont Bernard Fauconnier montre qu’elle n’est pas exempte de contradictions ni des préjugés de l’époque. Riche de ces lectures et de nouvelles rencontres, dont celle de Bess Maddern qui deviendra sa première épouse, London quitte néanmoins l’université sans remords, appelé par d’autres aventures.

S’amorce alors une rupture importante. Les récits des premiers chercheurs d’or, de retour du Klondike, convainquent London qu’un destin nouveau l’y attend. Il cède à son appel. Mais la traversée de ce fleuve mythique, relatée au chapitre cinq apparaît comme une expérience difficile, au cours de laquelle Jack endure le froid et la solitude. Il séjourne un temps à Dawson City, ville bâtie sur des marécages, « hantée par une population […] peu recommandable »   , où la vie devient rapidement « impossible » : « C’est un hiver terrible qui s’installe en ville, marqué par la famine, les maladies »   . L’écrivain, qui souffre déjà d’une santé fragile, délaisse ses recherches d’or pour s’enivrer dans les bars. Il y récolte « ce qui sera son véritable or du Klondike : les histoires qu’on lui raconte, il les transformera en nouvelles ou en romans, les personnages qu’il croise, il les campera bientôt dans des portraits inoubliables »   . Riche de ce « trésor littéraire », mais affaibli physiquement par une affection de scorbut, il regagne la Californie pour se lancer à corps perdu dans l’écriture.

C’est le début d’une période d’intense créativité. Jack travaille d’arrache-pied à la composition de textes qu’il envoie à la presse locale, essuyant d’abord maints revers. Bernard Fauconnier analyse cette période comme l’illustration exemplaire de sa persévérance : en dépit des refus, Jack s’acharne et se forge l’ethos d’un travailleur acharné. Pour parfaire sa technique, il va même jusqu’à recopier des pages entières de Kipling, l’un de ses modèles. Il refuse également un emploi aux Postes pour se consacrer exclusivement à l’écriture – un choix « déterminant » qui signe le début de sa carrière proprement dite. Or, ses histoires sur l’Alaska ne tardent pas à séduire les éditeurs et le public. Dès lors, son activité littéraire bat son plein. L’artiste voyage en Europe, visite les bas-quartiers de Londres – dont il tirera un célèbre reportage – et publie en 1903 L’Appel de la forêt, qui connaîtra un succès retentissant. En cette période féconde, Jack rencontre Charmian Kittredge, sa dernière femme, qui l’accompagnera jusqu’à la fin de sa vie. Il ne peut toutefois vivre avec elle en raison des complications de son divorce (avec Bess) et des mauvais procès qui lui sont intentés par la presse, désormais avide de colportages. Hanté par ces problèmes qui ravivent en lui la peur de l’échec, London prend le large en tant que reporter : il se rend au Japon, puis en Corée, pour y couvrir la guerre sino-japonaise de 1905.

À son retour, l’artiste entretient des relations difficiles avec la petite coterie que forment ses amis d’Oakland – dont le poète George Sterling qui fut, de l’avis de plusieurs biographes, une rencontre déterminante. Ces derniers entendent tirer parti de son succès pour se faire connaître et voient d’un mauvais œil sa liaison avec Charmian. L’écrivain souffre en outre d’une santé délicate, il est atteint, cette fois, d’une fistule. Il parvient toutefois à achever Croc-Blanc, reprend ses activités militantes – candidat à la mairie d’Oakland, il prononce plusieurs conférences, mais sur fond de désillusions et de méfiance.

Écrivain désormais reconnu, London veut profiter de son succès pour se lancer dans des projets chimériques. Il embarque avec Charmian pour une luxueuse croisière dans les Caraïbes, à bord du Snark, un navire qu’il a fait bâtir à grands frais, où il écrira Martin Eden. Mais le voyage tourne au cauchemar en raison de l’incompétence de l’équipage et de la mauvaise santé de l’écrivain. Affaibli physiquement et désillusionné, Jack regagne avec amertume la Californie et se lance dans un nouveau rêve : l’achat et l’exploitation d’un ranch, assortis de la construction d’une somptueuse maison baptisée « Wolf House ». Mais, une fois encore, l’entreprise vire au désastre : alors même que les relations de Jack avec Charmian, Bess et ses deux filles se délitent, le bâtiment est détruit dans un incendie. L’écrivain se sent trahi de toutes parts, y compris par sa propre famille. Il part alors au Mexique où il couvre, en tant que reporter, les événements révolutionnaires qui se déroulent alors. Mais ce voyage le compromet politiquement et sa mauvaise santé l’oblige au retour. Désormais rejeté par ses camarades socialistes, il séjourne un temps à Hawaï en compagnie de Charmian. À son retour, c’est un homme déchéant, harassé de douleur. Il s’injecte une dose mortelle de morphine, geste qui a souvent été interprété comme un suicide.

On appréciera tout autant l’élégance du récit que la pertinence des analyses littéraires. Bernard Fauconnier sait relater les faits qui composent la vie de Jack London, sans jamais verser dans les travers de l’entreprise biographique. Il brosse ainsi le portrait d’un écrivain légendaire dont le drame intime offre bien davantage que de simples « clés » de lecture référentielle : une vision de la créativité comme dépassement de soi et une interrogation existentielle sur le destin des grands créateurs.