Dans ce recueil d’articles, Roger Chartier revient sur le livre, l’écrit, l’imprimé, afin de montrer qu’au cours de l’« ancien régime typographique », les relations entre auteurs, imprimeurs, correcteurs, traducteurs, sont différentes du modèle qui s’est imposé à partir de la fin du XVIIIe siècle.
Ce recueil de dix essais porte un titre paradoxal : La Main de l’auteur et l’Esprit de l’imprimeur. Il s’agit, en effet, comme Roger Chartier le souligne, d’un « chiasme inattendu ». C’est en effet l’esprit de l’auteur qu’on aurait tendance à placer au premier plan, puis la main de l’imprimeur, simple artisan subordonné au créateur. On a l’habitude de situer l’esprit du génie littéraire à l’origine de l’œuvre écrite et transmise sans variation ni altération. Le texte, mis en forme et offert au public dans la forme achevée et close du livre, fait l’objet d’une reconnaissance incontestée. Dans le même ordre d’idée, l’imprimeur n’est, pour sa part, qu’un exécutant secondaire, l’agent subalterne au service de l’œuvre, qu’il reçoit sous la forme d’un manuscrit et sa mission n’est que de donner une forme particulière à une des manifestations de celle-ci sans rien changer à ce que l’auteur lui a transmis. L’œuvre littéraire possède son existence propre, indépendante de l’ensemble des formes dans lesquelles nous la recevons, elle transcende la matière typographique dans laquelle elle trouve une incarnation provisoire. D’où l’importance dans ce schéma du manuscrit autographe, qui fait même l’objet selon Roger Chartier d’une véritable « fétichisation » : disposer de ce document, le conserver précieusement à la manière d’une relique et constituer des archives littéraires revient à garantir l’authenticité incontestable du texte imprimé, voire d’en saisir la genèse.
Or, selon Roger Chartier, ce schéma ne s’applique pas à la production imprimée de la période qui s’ouvre avec l’invention de l’imprimerie et qui se termine dans la seconde moitié du XVIIIe siècle qu’on peut qualifier, en reprenant ses termes, d’« ancien régime typographique ». Les études riches et variées qui composent cet essai le démontrent amplement. S’il convient de réévaluer ce schéma comme le suggère le titre de l’ouvrage, c’est que cette conception, qui nous est devenue familière et comme évidente, est le produit d’une évolution historique. Il serait anachronique de la projeter sur les premiers temps de l’imprimerie. Celle-ci n’a pas bouleversé du jour au lendemain le statut de l’auteur, ni le rapport à l’écrit. Non seulement parce que, comme le rappelle Roger Chartier, on constate « la vigoureuse survivance de la publication manuscrite à l’âge de la presse à imprimer », ni même parce que la standardisation de l’imprimé ne s’est pas faite sans accroc, mais parce que c’est la notion même d’auteur qui diffère de celle qui s’impose à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et qui se fonde, selon la formule de Paul Bénichou, sur « l’individualisation de l’écriture, l’originalité des œuvres et le sacre de l’écrivain ». Et celle-ci ne découle pas en droite ligne des nouvelles possibilités techniques offertes par l’invention de l’imprimerie. Le « paradigme » moderne (génie créateur, manuscrit, texte imprimé) s’est substitué à un autre, un « ordre ancien » selon lequel l’écriture se définit collectivement.
Comment comprendre cette « dimension collective de toutes les productions textuelles » ? Tout d’abord, comme les scénaristes d’aujourd’hui, par exemple, en ce sens que le texte s’écrit souvent à plusieurs, ce qui est fréquemment le cas au théâtre (ce que l’exemple bien connu des pièces de Shakespeare illustre parfaitement). Plus souvent encore, l’œuvre est collective en ce sens que l’auteur puise dans un répertoire de lieux communs, d’histoires ou des thèmes préexistants qu’il refaçonne ou reconfigure. Enfin, il faut reconsidérer le rôle de l’imprimeur, qui n’est pas un simple agent d’exécution mais qui intervient dans le texte (Roger Chartier consacre un essai au rôle de la ponctuation dont il reste longtemps le maître) sans disposer nécessairement de l’accord de l’auteur et qui recompose ou recycle des textes déjà imprimés selon les désirs du public ou les besoins du moment. Ceci concerne également les traductions, question à laquelle Roger Chartier consacre un des essais de ce recueil. En d’autres termes, entre le texte manuscrit et le livre imprimé, la voie n’est pas toujours rectiligne et la « chaîne des interventions » parfois complexe. Ici encore, l’exemple des pièces de Shakespeare illustre le rôle déterminant joué par l’imprimé dans la construction de la figure de l’auteur (et non l’inverse). Le cas du dramaturge anglais constituant même le socle sur lequel s’est édifiée la sociologie des textes selon D.F. McKenzie comme « discipline qui étudie les textes en tant que formes conservées, ainsi que leur processus de transmission, de la production à la réception ». D’où l’effort de l’historien pour déchiffrer laborieusement, dans le « corps typographique », par lequel les textes nous sont parvenus, un autre corps, le « corps sonore », c’est-à-dire quelque chose des voix qui nous viennent du passé. C’est en ce sens que lire, c’est « écouter les morts avec les yeux », selon la formule de Quevedo.
Que, dans cette configuration historique, l’auteur ne soit pas le seul producteur de l’œuvre, c’est aussi ce que confirme l’examen de ce qui précède le texte proprement dit, ces multiples « préliminaires » qui, au cours de cet « ancien régime typographique », définissent le double contexte de la lettre du texte : « Celui, historique, défini par les attentes de ses lecteurs, celui matériel, donné par la présence dans le livre qui le publie de textes qui ne sont pas l’œuvre elle-même. » Page de titre, prologue, dédicace, autorisation royale, etc., qui ne sont pas toujours reproduits dans les éditions modernes mais qui définissent les conditions de production, de transmission et de réception de l’œuvre et qui, selon Roger Chartier, font système et caractérisent les ouvrages imprimés de cette période. Car l’approche de l’historien consiste ici à aller du texte aux acteurs, à retrouver la multiplicité des interventions. Contre l’idée d’un déterminisme technologique univoque et un idéalisme qui fait de l’auteur le maître absolu de l’œuvre, l’objectif de Roger Chartier semble être avant tout de restituer la « complexité même du processus de publication » qui engage un grand nombre d’acteurs dont bien souvent la trace se perd car ils sont, eux, sans voix.
Cette réflexion complexe et nuancée sur les conditions de la production et de la diffusion des textes littéraires ne conduit nullement l’historien à les relativiser ni à en nier la spécificité. Roger Chartier évoque des « textes littéraires majeurs » (Don Quichotte et les pièces de Shakespeare sont souvent analysés dans cette perspective historico-littéraire). Bien au contraire, le point de vue de l’historien permet de mieux cerner les évolutions de la place et du rôle de l’écrit dans la culture. Il est fréquent d’ériger la forme actuelle prises par le « livre » en modèle absolu et de faire d’une des figures de l’écrivain sa « nature », alors même qu’il convient, reprenant la leçon de Borges, de bien cerner « les relations mobiles, instables, entre les textes et les noms d’“auteurs” auxquels ils sont assignés ». Plus que jamais et parce que nous sommes contemporains de mutations majeures dans la production, la diffusion et la réception de l’écrit, il importe d’être attentif aux formes diverses de la culture écrite, aux « modes de circulations de l’écrit, littéraire ou pas », afin de mieux comprendre les évolutions actuelles et d’« aider à la connaissance critique du présent ». C’est toute la force de cet ouvrage