Cet entretien constitue la seconde partie d’une longue discussion avec Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs, musée de la science-fiction, de l’utopie et des voyages extraordinaires. Après avoir offert ses murs aux exploits des super-héros, la Maison d’Ailleurs propose jusqu’au 31 mai 2015 de découvrir Alphabrick, un parcours vertigineux dans les univers de H. P. Lovecraft (le Mythe de Cthulhu), J. R. Tolkien (Le Seigneur des Anneaux) et George Lucas (Star Wars).

L'exposition Alphabrick, accueillie par La Maison d’Ailleurs jusqu'au 31 mai 2015, confronte les univers mythologiques de J. R. R. Tolkien (Le Seigneur des Anneaux), G. Lucas (Star Wars) et H. P. Lovecraft (le Mythe de Cthulhu) remodelés dans la matière du Lego®. Après avoir évoqué la semaine dernière la situation artistique, intellectuelle et muséographique de la  science-fiction aujourd’hui, son concepteur Marc Atallah retrace ici les grandes orientations de cette exploration de l'imaginaire contemporain.

A l'origine d'Alphabrick : l'idée que les univers du Seigneur des Anneaux, de Star Wars et du Mythe de Cthulhu se déploient sur une multitude de supports, et plus particulièrement dans des dioramas présentés à l’occasion d’un partenariat avec la célèbre marque Lego®. Souvent disqualifié en raison de sa dimension commerciale, le produit dérivé devient ici la base d’une lecture décentralisée de nos mythes contemporains, en proposant de naviguer librement des films aux plateaux de jeu, des bandes dessinées aux récits écrits, des jeux vidéo aux briques.

Nonfiction.fr – Quand on regarde l’exposition passée Playtime, puis l’exposition actuelle Alphabrick, on devine l’idée transversale d’une science-fiction à faire soi-même, à s’approprier, dans laquelle on est plus acteur que lecteur... Est-ce une direction générale de votre manière de travailler ?

Marc Atallah – Playtime était ma première exposition. Auparavant, je montais les expositions du directeur précédent avec un curateur espagnol. Depuis Playtime jusqu’à aujourd’hui, j’ai une ligne directrice simple qui affirme : nous sommes dans un monde – post-moderne – qui a perdu ses métarécits, comme le rappelle Jean-François Lyotard. Et en même temps, ces métarécits sont encore là. Ils étaient auparavant religieux, historico-politiques et se sont transformés en des sortes de mythologies sécularisées. La postmodernité naît à la fin des années 70, début des années 80, en même temps qu’arrive Star Wars, le premier blockbuster. L’industrie culturelle du divertissement explose à ce moment-là. Les enfants des années 80 ont grandi dans un monde où la science-fiction et plus tard la fantasy, qu’on appelle maladroitement en France littérature de l’imaginaire, ont contaminé l’espace social et l’imaginaire collectif. J’ai envie d’inciter à étudier cet imaginaire collectif. Je prends les jeux vidéo, parce que c’est un des grands imaginaires collectifs d’aujourd’hui, je prends les récits post-apocalyptiques, les super-héros, ou pour Alphabrick, la grande rencontre mythologique avec les récits de space-opera et de fantasy pour les mêmes raisons. Mon but est alors de faire un plan de coupe avec un discours, de trouver une sorte de tension. S’il y a bien quelque chose qui paraît très loin de l’art contemporain, ce sont les super-héros ; alors, je mets en tension les super-héros avec l’art contemporain. S’il y a bien une chose qui paraît très loin des robots, c’est la galerie de portraits, alors je fais une galerie de portraits en relation avec la robotique. S’il y a bien une chose qui paraît très loin de Lego, c’est l’idée que Lego participe à la construction des univers fictionnels. C’est comme ça que je travaille : j’inspecte les grandes mythologies sécularisées d’aujourd’hui, avec un regard qui prend le contre-pied des stéréotypes que l’on pourrait attendre.

Nonfiction.fr – Nous parlions précédemment de la mauvaise presse de la science-fiction : les produits dérivés eux aussi sont mal perçus ! Bien sûr Alphabrick n’est pas une exposition sur les produits dérivés, mais ils sont présents, d’une manière assez originale d’ailleurs.

Marc Atallah – L’idée est la suivante : je voulais faire une exposition avec le groupe Lego depuis un moment, mais je ne voulais pas la faire au premier degré. L’idée était naissante quand un jour, je vois sur Facebook une publication de John Howe, qui montre la figurine Lego de Legolas   . Au-delà du jeu de mots Lego / Legolas, cela m’a fait voir une idée : cette figurine de Legolas est une réinterprétation d’un personnage créé au début dans un texte. Dans ma tête, la notion de produit dérivé est au départ liée à la créativité. Par exemple, on a un texte de Tolkien, qui refusait de les illustrer ; ce texte va donner lieu à quelques bandes dessinées avant de disparaître de la scène éditoriale, sauf dans le champ spécifique de l’édition jeunesse. Pendant ce temps-là, John Howe a l’idée de faire des dessins pour illustrer Le Seigneur des Anneaux, qui vont ensuite constituer la base des séquences du film de Peter Jackson, scènes qui vont enfin inspirer à Lego des modèles de jeux. À chacune de ces étapes, chacun de ces créateurs s’inspire d’un univers préexistant qui est suffisamment riche pour qu’on puisse le réinterpréter. Ainsi émerge une exposition qui nous interroge : Pourquoi certains grands univers sont-ils déclinés en produits dérivés, conçus pour le grand public, et pas seulement pour les enfants, comme peut le faire Disney ? Pourquoi ces univers ? Pourquoi ne décline-t-on pas Balzac, par exemple, ou Sartre ? J’avais donc envie d’inspecter la notion de créativité et d’interprétation, ce qui se passe quand chaque créateur va ajouter son signifié à un univers de base, et quand ces signifiés commencent à se compiler, et que l’on obtient un univers suffisamment épais, dense, et riche pour qu’il puisse devenir une mythologie populaire contemporaine. Ici, le Lego est à la fois le produit dérivé qui arrive en bout de chaîne, et en même temps il nous permet de comprendre que tous les grands univers de fiction autour de nous sont des constructions. Le Lego a été utilisé finalement comme métaphore de fabrication des univers eux-mêmes, car ces univers, en se disséminant sur plusieurs médias, se construisent. On le voit historiquement, les artistes de la Renaissance s’inspirent d’un univers religieux qu’ils vont réinterpréter ; puis l’Église, ou les philosophes, vont s’emparer des représentations interprétées du dogme pour changer le rapport au dogme. Ce sont les premiers produits dérivés finalement ! Sauf qu’on ne peut pas les appeler ainsi puisque qu’il ne s’agit pas d’un monde capitaliste. Mais on garde l’idée d’interpréter, d’être créatif à partir d’une chose préexistante. Et le Lego n’est que la métaphorisation de ce processus.

Nonfiction.fr – Le Lego, c’est la brique, le module à la fois graphique et matériel. Cela m’a fait repenser à ce que vous disiez sur Stalker, en parlant de la Zone qui est devenue dans votre exposition consacrée au film d’Andrei Tarkovsky un motif transversal permettant le questionnement. La brique joue-t-elle le même rôle ?

Marc Atallah – Oui, la brique est la métaphore de l’acte créatif. Pour construire un modèle Lego, il faut des briques. Dans les grands univers de fiction comme Star Wars, bizarrement, on ne sait plus très bien ce qui vient en premier. Cela fourmille de briques... Les films sont des briques, les comics sont des briques, les romans sont des briques, mais aussi les figurines et les jeux vidéo. Lorsque Lucas lance la nouvelle trilogie en 1999, il teste d’abord le marché avec Shadow of the Empire, le jeu vidéo et les figurines. Ce n’est pas le film qui a donné envie de poursuivre la franchise, c’est le jeu vidéo. A un certain point dans les grands univers de fiction, l’ordonnancement des briques n’est plus important. Aujourd’hui, un jeune va aller voir le film Le Hobbit, qui va lui donner envie d’acheter le modèle Lego, et peut-être qu’il va revenir au texte pour lire Le Seigneur des Anneaux. Il n’y a plus de hiérarchie, parce qu’on s’inscrit dans la construction d’un univers. C’est pour ça d’ailleurs qu’en Suisse ou en France on est embêtés avec les grands univers de fiction qui proviennent de grands créateurs : la création d’Hergé est à Hergé. La société Moulinsart est l’ayant-droit, vous ne pouvez donc pas étendre l’univers de Tintin. Les questions de propriété intellectuelle et de droit d’auteur bloquent la possibilité même d’une mythologie contemporaine. Cela rejoint la partie la plus critique de l’exposition, à côté de laquelle les gens passent un peu : avec le régime économique du droit d’auteur en Europe, on s’est donné l’impossibilité de créer une mythologie contemporaine ; il n’est donc pas surprenant que les jeunes aillent se nourrir dans le monde anglo-saxon ou japonais, où les propriétés intellectuelles appartiennent aux sociétés, et pas au créateur. L’Europe ne crée plus de mythologie, parce qu’elle s’est limitée pour protéger les créateurs  ce qui est par ailleurs une bonne chose. Aux États-Unis, les auteurs ne sont pas protégés, mais par contre ils génèrent de la mythologie.

Nonfiction.fr – Peut-être que la figure du génie créatif nous hante encore ?

Marc Atallah – Il faudrait que cela commence à bouger ! C’est tout de même une construction du romantisme, arrivée à la fin du XVIIIe, poursuivie au XIXe, qui a culminé avec Victor Hugo. C’est effectivement une des raisons du problème. Cette vision de l’artiste qui doit être torturé pour créer perdure. Les États-Unis ont un rapport totalement différent à tout cela. Leur relation à ces questions n’est pas mieux ou moins bien, d’ailleurs. Mais elle a l’avantage d’autoriser la formation des mythologies contemporaines. Star Wars : tout le monde connaît. Tandis que Volodine   ...

Nonfiction.fr – Quand on voit l’affiche, qui peut d’ailleurs faire penser à l’esthétique du jeu vidéo Minecraft, on s’interroge sur le choix des trois figures importantes dans Alphabrick : Star Wars, le Seigneur des anneaux et le Mythe de Cthulhu. Comment avez-vous construit cette trilogie ?

Marc Atallah – On avait déjà montré Minecraft dans l’exposition Playtime. Minecraft relève d’une logique différente en reprenant la stratégie marketing Lego des années 50, qui est : avec un système de briques, construisez ce que vous voulez. Je ne voulais pas réinvestir cela, mais voir comment les univers clairement identifiés de Star Wars, du Seigneur des Anneaux et de Cthulhu ont été construits par plusieurs briques. Ce n’est pas le fait qu’avec des briques on puisse construire n’importe quoi qui m’intéresse, ce n’est pas l’acte créatif lui-même, mais la capacité de densifier des univers préexistants avec un certain nombre de briques médiatiques. À l’origine, il fallait faire quelque chose avec le Seigneur des Anneaux parce l’idée venait de là, du Legolas de Howe. Quand on pense à Tolkien, on pense au Hobbit publié en 1937, au Seigneur des Anneaux publié en 1954 et 1955, puis à toutes les ressources du Silmarillion, en passant par les appendices, les différentes légendes. On voit que Tolkien a construit un monde complet, si complet que toute la fantasy contemporaine semble être une note de bas de page extraite d’un de ses ouvrages. J’ai ensuite pensé au plus grand univers de la science-fiction : Star Wars. Ça allait de soi, car c’est l’univers le plus populaire, le plus étendu et paradoxalement le mieux connu. J’avais donc sous les yeux ces deux phénomènes assez récents. Et puis Cthulhu, car c’est lui, la création de Lovecraft, qui avec les premières nouvelles de ce qui ne s’appelle pas encore le Mythe, va engendrer le premier un univers étendu en inspirant d’autres écrivains, des créateurs comme H.R Giger, la bande dessinée, les films, les jeux de rôles, jeux de cartes, jeux de plateau... Lovecraft n’est pas très connu en tant qu’auteur, mais il a infusé le XXe siècle avec ses représentations horrifiques. Dès sa mort en 1937, l’appellation du Mythe apparaît et les gens s’en emparent. Quand arrivent les jeux de rôles, on voit les Rune Quest qui sont inspirés de Tolkien, mais très rapidement aussi on voit arriver L’appel de Cthulhu ou La campagne des masques, qui est un des plus grands univers de jeux de rôles. Avec Tolkien, c’est un peu différent, puisqu’il ne représente pas un univers étendu au début  pour cela il faut attendre les années 70, et 2000. Tout cela est intéressant parce que les univers de fiction configurent des émotions : épique-futuriste pour Star Wars, épique-médiévalisante pour Le Seigneur des Anneaux ; et enfin Lovecraft, quant à lui, configure l’horreur.

Nonfiction.fr – Ces univers étendus ne sont-ils pas intégrés par la science-fiction dans ses propres récits au travers de figures comme L’Incal chez Jodorowski ou Ubik chez Philip K. Dick ? On retrouve aussi cette idée dans le grand module qui apparaît sur l’affiche d’Alphabrick, qui se lit comme un objet mystérieux, clos, contenant paradoxalement un univers infini ?

Marc Atallah – Oui. Comme toute forme d’esthétique, la science-fiction a très rapidement thématisé en son sein ses propres mécanismes de fonctionnement. Dans Star Wars, la question de la construction de l’univers est thématisée dans l’Étoile Noire, ou plus tard avec Anakin, qui est un constructeur de pods. C’est parce qu’on a voulu voir la science-fiction ou la fantasy comme des paralittératures qu’on a pensé que ces phénomènes n’existaient pas en science-fiction. Comme la science-fiction crée du rêve, de l’émerveillement, on en reste au premier degré. Récemment, on a pris conscience de ces phénomènes autoréflexifs où on se met en scène soi-même, sa propre écriture ou ses propres mécanismes. Mais c’est présent depuis très longtemps ; seulement il faut bien connaître le genre pour percevoir ces phénomènes.

Nonfiction.fr – Dans cet esprit réflexif et autour du Lego semble émerger cette relation entre la science-fiction et le jouet, d’une part parce que la science-fiction a généré un commerce de jouets déclinés à partir de ses univers, et aussi parce qu’on trouve dans les récits eux-mêmes une esthétique du jouet (par exemple dans Total Recall, ou dans Mars Attacks).

Marc Atallah – La science-fiction reflète ou intègre à sa propre production le monde dans lequel elle émerge – qui est principalement un monde libéral. Je ne sais pas si elle a un rapport spécifique au jouet, je pense plutôt qu’elle a un rapport à toute production libérale. Vous avez beaucoup de choses avec les média chez Frank Miller ou chez Norman Spinrad   par exemple – lorsque les média en question sont thématisés dans une BD en tant que représentation problématique du réel. Le jouet, on le retrouve évidemment dans Star Wars, chez Spielberg bien sûr. La bande dessinée aussi peut se faire très autoréflexive, comme Mark Millar   ) qui joue avec les codes du médium. De la même façon, la science-fiction reflète ou travaille à partir du matériau dans lequel elle apparaît. Elle va donner à interpréter une modernité qui se construit avec une infinité de média différents, pour créer cette mythologie. La science-fiction absorbe, intègre ses propres manières de s’exprimer dans la société et ce faisant, elle peut avoir un discours critique, mais ce n’est pas le jouet qui permet ça, ce sont toutes les productions libérales, mondialisées. Il y a là quelque chose d’assez fort dans la science-fiction, qu’on retrouve aussi dans d’autres genres. Par exemple Her, le film de Spike Jonze, associe une esthétique futuriste et une esthétique très vintage, remontant aux années 70, et aux débuts de la science-fiction "intello" avec Stanley Kubrick. On commence à avoir un genre avec des gens suffisamment conscients de son histoire pour pouvoir en thématiser une partie, qu’elle soit ludique, vidéo-ludique, au niveau du jouet, ou alors, romanesque, cinématographique...

Nonfiction.fr – On retrouve des jeux vidéo dans l’exposition, d’ailleurs. Vous l’aviez déjà fait pour Playtime, mais cette fois-ci, comment avez-vous approché la question ?

Marc Atallah – Là, on a travaillé sur les jeux vidéo au niveau du patrimoine, mais pas au niveau de l’œuvre. Playtime présentait des œuvres qui n’étaient pas du jeu vidéo d’ailleurs, mais des œuvres paramédia, c’est-à-dire des projets artistiques basés sur les mêmes conceptions que le jeu vidéo. Dans Alphabrick, on prend les jeux vidéo au niveau documentaire. On a intégré au musée une salle multimédia qui permet aux visiteurs de jouer à ces jeux vidéo, de voir un film, un documentaire... C’est intéressant de voir qu’on a joué avec Star Wars depuis les années 80, qu’on a joué avec la Terre du Milieu, puis avec Lovecraft dans les années 90. Ces univers que les gens découvrent dans les étages inférieurs du musée, ils en retrouvent une déclinaison dans l’univers vidéo-ludique...

Nonfiction.fr – Comment avez-vous opéré la sélection d’œuvres de Benjamin Carré et John Howe, qui constituent aussi une grande part de la matière d’Alphabrick ?

Marc Atallah – Quand je contacte un artiste, il m’envoie beaucoup de matériel et je fais la sélection, ce qui est parfois difficile. Pour John Howe, je voulais voir les trois modes de création que sont le crayon, l’aquarelle et le numérique. Pour Benjamin, je voulais du fan art, du croquis, des images de mise en abyme… Il y a quelque chose de l’ordre de l’intuition : vous avez les œuvres devant vous, puis vous construisez avec elles un vrai parcours, qui est à chaque fois éclairé par la thématique de l’exposition. Quand on écrit comme moi ses concepts, on voit bien quand il y a un problème dans le parcours. Donc il y a une forme d’intuition, et puis je vois ce que veulent les gens et ce qu’ils ne veulent pas. Les gens attendent du Benjamin Carré sur papier photo, parce que c’est du numérique. Et c’est précisément pour cela que je ne vais pas procéder de cette manière ! Ce faisant, je les amène à s’arrêter, à se questionner et à rentrer dans le concept de l’exposition. Je refuse de faire comme dans toutes les conventions, en montrant le travail de Benjamin Carré sur papier photo. Donc tout a été imprimé sur papier mat puis encadré sans être protégé par une plaque de verre, ce qui crée un effet étrange par rapport à la nature numérique de l’œuvre. Le visiteur se dit : «  Peut-être qu’il n’est pas en train de nous parler de Star Wars, peut-être qu’il nous parle d’autre chose  ». Voilà l’ambition : connaître les gens, être attentif à ce que l’on veut proposer, pour mieux les surprendre. C’est un processus intuitif, et en même temps très critique

 

Redécouvrez la première partie de l'entretien ici