Démasqué, le snobisme dévoile ses multiples visages et son fonctionnement. Comédie humaine ou esclavage, désarroi ou divertissement, qu’est-il véritablement ? S’il est une fatalité, il est nécessaire que nous apprenions comment vivre avec.

Pensez-vous être snob ? Pensez-vous qu’il est impossible que vous ne l’ayez jamais été ? Dans Le snobisme   , Adèle Van Reeth questionne son interlocuteur, Raphaël Enthoven, dans un dialogue captivant qui dévoile avec finesse les caractéristiques du snobisme, son fonctionnement, ses paradoxes et ses contradictions. Pour l’identifier constamment chez les autres, nous pensons bien connaître les contours du snobisme. Et pourtant, Raphaël Enthoven nous met en garde contre les snobismes qui s’ignorent : car tel un fléau universel, le snobisme s’infiltre sournoisement même chez ceux qui s’en défendent. Au-delà des idées reçues, cet ouvrage révèle les facettes insoupçonnées d’une étrange tare largement partagée. Dans une réflexion sans prétention et décloisonnée, les grands philosophes côtoient habilement aussi bien la littérature, la politique, le théâtre, l’art contemporain, que des situations de la vie quotidienne relatées avec fraîcheur. La structure de l’ouvrage correspond à l’exploration du snobisme sous différents angles, à la confluence de la pensée de Bergson, Pascal, Tocqueville, Kant, Hume, Nietzsche, Bourdieu, Sartre – parmi les philosophes – et à travers les œuvres de Proust, Wilde et Marivaux. En guise d’épilogue, une « bibliographie lacunaire » en fin d’ouvrage clôt ces réflexions sur le snobisme par « quelques repères culturels du snob qui se respecte » : des références d’ouvrages, de films ou de musiques, commentées avec humour, révèlent quelques codes culturels du snobisme, donnant aussi la possibilité au lecteur de devenir un bon snob.

L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue continu entre Adèle Van Reeth et Raphaël Enthoven : la souplesse de l’oralité et la dynamique qui en résulte permettent une approche limpide qui séduit immanquablement et rend ces réflexions philosophiques sur le snobisme accessibles à tous. De temps à autre, l’apparition du registre familier ou d’anecdotes désopilantes vient rompre l’éloquence sérieuse, générant des contrastes qui égayent la lecture et provoquent des (sou)rires. Édifiant autant que divertissant, cet ouvrage perturbe cependant : ce snobisme que nous pensons tous connaître pour le dénoncer partout autour de nous, cette gêne extérieure s’inverse et se retourne progressivement vers une introspection. Si bien qu’à la fin de l’ouvrage, une seule question, « suis-je snob ? » vient tarauder le lecteur. Les réflexions développées par Adèle Van Reeth et Raphaël Enthoven invitent ainsi le lecteur à sonder en soi les traces éventuelles d’un snobisme qui s’ignorait. Raphaël Enthoven inaugure cet aveu de modestie en déclarant ouvertement avoir été snob par moments, retraçant finement et avec une sincérité attachante les ressorts de ce mécanisme.

Les multiples facettes du snobisme

Comment définir une réalité aux multiples visages ? Le Snobisme entend aller bien au-delà du sens commun et des définitions établies par les sociologues et les dictionnaires qui manquent souvent le fait que « le snobisme apparaît à la seconde où un individu a le sentiment de dire vrai tout en sachant qu’il raconte n’importe quoi »   . Les nombreuses définitions que l’on pourrait en donner convergent dans la reconnaissance d’un même mécanisme fondamental dans le snobisme :

« une disposition du caractère qui dépend des circonstances, une faiblesse, une passion triste, un esclavage où l’incertitude sur ce qu’on est impose, soudain, de réduire l’autre à ce qu’on voudrait qu’il soit. »  

Comme autant d’images fractales d’une même disposition du caractère, le snobisme présente une considérable variabilité en degré et en nature. Ainsi, « il n’y donc pas de typologie du snob, mais bien des portraits, et autant de portraits singuliers que de formes de snobisme » résume Adèle Van Reeth   . En outre, le caractère circonstanciel du snobisme déjoue son identification : il est aussi difficile de savoir si nous sommes atteints de snobisme que d’identifier à quelles occasions exactement. Mais il est aussi difficile de s’en défaire, une fois qu’il nous a atteint, si bien que « le snob a la conscience aiguë de l’inanité du préjugé auquel il adhère pourtant de toute son âme »   .

Les nombreux portraits du snobisme esquissés dans l’ouvrage témoignent de l’extension insoupçonnée du snobisme, qui touche toutes les classes sociales, se retrouvant partout, faisant que « tout univers a ses codes et, donc, ses snobs »   , selon Raphaël Enthoven. L’inventaire du snobisme contemporain que dresse Raphaël Enthoven illustre cette porosité des frontières géographiques ou sociales, qui permet au snobisme de s’infiltrer partout : du provincial au Parisien, de la comédienne au professeur de français ou à l’homme politique, les exemples, amusants et dépeints avec précision, rendent compte de l’omniprésence du snobisme sous des allures aussi différentes qu’improbables. Au fond, sous ses multiples facettes, l’invariant du snobisme est qu’il s’agit d’une affaire de forme : pour Raphaël Enthoven, « le snobisme est affaire de manière et non de matière »   . Cette disposition procède, par ailleurs, d’une acquisition : Raphaël Enthoven en explique la genèse, précisant qu’« on ne naît pas snob, on le devient »   et trace les linéaments de l’acquisition de cette disposition chez l’individu.

Un défaut qui cache bien son jeu

La complexité du snobisme tient de prime abord à la persévérance qu’il entretient avec l’illusion par rapport à ce que l’on est réellement : « le snob est une conscience tragique qui, pour sortir du désarroi, choisit de persévérer dans l’illusion »   . Cette fuite en avant résulte du fait que « le snob se connaît et se fuit »   . Dans un jeu de cache-cache face à soi-même, le snobisme oscille entre lucidité et illusion – ou entre conscience et sentiment, pourrait-on dire   . En effet, le snobisme consiste précisément à ériger en vérité une opinion et d’interposer entre soi et le monde ce filtre d’interprétation, une norme qui vient modifier notre regard sur le monde. Si le snobisme nous plonge dans l’illusion, son fonctionnement tortueux fait que souvent cette illusion se dédouble : une autre illusion vient se juxtaposer à elle, nous faisant croire que nous sommes immunisés contre le snobisme. L’individu peut ainsi se trouver doublement atteint, sous l’emprise d’une double illusion : celle des projections illusoires que le snobisme nous fait porter sur le monde et celle de l’illusion d’être imperméable au snobisme. Identifier en soi les traces du snobisme relève aussi bien d’une reconnaissance douloureuse que d’un aveu de modestie, car « le snobisme est la comédie douloureuse qu’un individu se joue à lui-même »   , selon Raphaël Enthoven. Cette opacité du snob par rapport à sa propre identité est due au fait que, comme l’explique Adèle Van Reeth, « le snob cherche à brandir une étiquette comme étant révélatrice de son identité, aux dépens soit de ce qu’il pense vraiment, soit même de l’expérience qu’il fait de son propre goût »   . Au cœur du fonctionnement du snobisme, on retrouve l’usurpation d’une fausse identité, une identité-refuge qui occulte soit la véracité des pensées, soit l’expérience de son propre jugement. En politique, en littérature ou dans le monde de l’art, le snobisme présente bien des paradoxes, un des plus étranges étant qu’il constitue un garde-fou : celui des étiquettes venant combler le vide, le néant que l’on peut percevoir en nous. Dans son fonctionnement et dans ce qu’il révèle chez l’individu qui en est affecté, le snobisme contient, d’ailleurs, une part de tragique. Cette dimension, relevée par les auteurs de l’ouvrage, n’empêche cependant pas ceux-ci de parler du snobisme avec légèreté, en écho au caractère dérisoire de l’attitude du snob. Le jeu sournois du snobisme qui est en nous fait qu’il est aussi difficile de le déceler que de s’en protéger :

« Il y a surtout la découverte, en soi, dans les tréfonds de sa petite personne, d’une passion détestable, à laquelle aucun apprentissage ne prépare, et qu’il faut inlassablement tourner en ridicule, sous peine de devenir un connard au carré ».  

Il ne nous reste, en effet, qu’à s’accommoder de cette tare en l’acceptant. Cela tient sans doute à la fatalité du snobisme, qui ne présente pas de cure possible : « on ne se libère pas du snobisme, mais on peut y consentir »   . Tel un destin inéluctable, « on y retombe dès qu’on croit en sortir en changeant de camp »   , car il y a bien un « snobisme de l’antisnob »   . Pris dans les rets étroits d’un mécanisme pernicieux, l’antidote est alors de « rire de soi »   . Comme le précise Adèle Van Reeth : « rire et ne pas faire grand cas de sa propre personne : deux manières d’apprendre à vivre avec le snob qui vit en nous »   . S’il est invincible, il ne nous reste plus qu’à tenter de cohabiter avec lui, de la façon la plus lucide possible à l’égard de notre propre condition. La difficulté du snobisme est qu’il renvoie à notre perception du monde, oscillant entre réalité et illusion. Pour Adèle Van Reeth, ce problème de fond du snobisme rejoint le constat que Bergson dresse dans Le Rire : « nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles »   .

Parce qu’il est aussi insidieux que très largement partagé, le snobisme est un trait de caractère qui nous échappe et que nous devons mieux connaître avant de déclarer en être à l’abri : ainsi, « le snobisme est réversible, et le snobisme est partout, à commencer par les univers, on l’a vu qui […] croient en être débarrassés. »   . Si pour en parler il faut en avoir été atteint, le snobisme n’est pas toujours conscient et la multiplicité de ses formes ne facilite guère son identification. Qu’il se déclare sous la forme du mépris, de l’ambition ou d’une affectation, les visages du snobisme profitent de l’absence de complète lucidité face à soi-même. De l’arrogance la plus ferme à la certitude inébranlable de ne pas être snob, le snobisme évolue librement, jouant de la rigidité des positions et s’infiltrant là où le doute fait défaut. Un doute sain et salutaire sans doute, c’est ce que Le snobisme instille dans l’esprit du lecteur qui clôt l’ouvrage avec le sourire aux lèvres et la certitude, à tout le moins, de ne pouvoir jurer n’avoir jamais été snob ; « en être ou ne pas en être, là est l’enjeu. »   . Serions-nous tous snobs, au fond ?