La dernière pièce du libano-canadien Wajdi Mouawad, Soeurs, vient de quitter le Théâtre de Chaillot pour gagner le TNT de Toulouse, où elle sera présentée du 28 au 30 avril. Sœurs, interprété sur scène par Annick Bergeron, est le deuxième volet du « cycle domestique » ouvert en 2008 avec le texte de Seuls, premier solo qui défaisait et/ou refaisait les fibres du lien fils-pères   . C'est à l'occasion de la présentation de Seuls à Bogota, il y a tout juste un an, dans le cadre du 14ème Festival de Théâtre Ibéro-américain, que nous avions pu interroger Wajdi Mouawad. Pour évoquer la première pierre – et donc l'origine – de ce nouveau cycle où l'auteur approche d'une manière nouvelle ce canevas qui lui est cher, essentiel, celui de la famille, mais aussi pour évoquer plus généralement les bases du « travail de théâtre », savoir comment un dramaturge pour qui fiction et histoire personnelle sont toujours entrelacées de façon troublante intègre la réappropriation de ses œuvres.

Nonfiction.fr – Avec Seuls, vous restez en terrain connu – en plongeant encore et toujours dans le thème du filial, conçu comme le magma premier de la construction identitaire – tout en empruntant de nouveaux chemins, dans la façon d'approcher et de raconter le sujet. Hier vous privilégiez les grandes fresques et les croisements multiples, aujourd'hui vous ouvrez un cycle où la scène devient par définition plus intimiste, puisque le cycle ne sera composé que de solos. Quelle a été l'envie de départ, le point déclencheur du « cycle domestique » et de son premier morceau, Seuls ?

Wajdi Mouawad Je crois que je ne peux répondre que de façon très simple. Il y a quelque chose qui me frappe dans la formulation de la question : vous me montrez du doigt « la pièce », « le cycle », « ce cycle-là », « tel morceau ». C'est important ça. Il y a une chose que je ne dis jamais. Je ne construis jamais de phrase en disant « ma pièce, mon spectacle, mon écriture ». Je ne me sens pas à l'aise avec le pronom possessif pour parler de la pièce que j'apporte. Je pense que ça vient du sentiment que ce ne sont pas des pièces que j'invente, mais ce sont des histoires que je rencontre. Je rencontre une histoire comme on rencontre un ami dans la rue. Évidemment c'est quelque chose qui est fantasmé, mais pour moi c'est vrai. Seuls, je l'ai rencontrée alors que j'étais chez moi, j'étais à une table, celle de ma cuisine, en train d'écrire. On a frappé à la porte. C'était un petit garçon, il avait une casquette. Il est entré et m'a dit : « C'est moi. J'ai onze ans ». Et j'ai compris que ce garçon était la prochaine pièce que j'allais écrire.

Nonfiction.fr – Ce garçon, c'est l'imagination qui vient, une étincelle d'inspiration, finalement ?

Wajdi Mouawad Oui, tout ça c'est fantasmé. Dans la réalité, j'étais en train d'essuyer et ramasser les miettes sur ma table. Et là, pendant que je l’essuyais, j'ai imaginé qu'on frappait à la porte. Que j'ouvrais la porte. Et il était là. Ce qui est important et à retenir, c'est ça : pourquoi à ce moment-là, alors que j'essuyais la table, pourquoi j'ai imaginé que l’on frappait et que j'ouvrais la porte ? Et bien quand quelque chose comme cela se produit, je sens que c'est très important. Si on me demande de présenter la pièce, j'ai envie de dire : le spectacle, c'est un petit garçon à casquette qui a 11 ans, même si dans la pièce, il n'est jamais question d'aucun petit garçon qui a 11 ans et une casquette.

Nonfiction.fr – Et à partir de la rencontre avec ce garçon, comment s'est effectué le travail ? En d'autres termes : qu'est-ce que vous avez fait ensuite ? De quoi avez-vous discuté ?

Wajdi Mouawad Il n'y a pas d'accord au préalable, sur le but, la fin, sur ce que va être la pièce dans son intention. Je m'explique : on a pu me demander, à plusieurs reprises, quel était le message de la pièce. Il serait impossible pour moi de répondre à cette question, puisque c'est moi qui ai écrit la pièce. Celui qui peut répondre, c'est celui qui a la distance. Moi je suis pris par d'autres questions plus simples : est-ce qu'il (mon personnage) va partir en voyage ? Je ne me pose jamais la question de ce que je vais dire ou de ce que je veux raconter. J'ai confiance dans le fait que dans le travail narratif qui se déroule, et que j'ignore a priori, ce que je veux dire va être dit.

Nonfiction.fr – Dans cette nouvelle pièce, Seuls, vous avez justement une autre façon de dire les choses : vous limitez la dramaturgie à un seul personnage (une nouveauté en comparaison aux précédentes pièces), mais vous introduisez aussi de nouvelles voix ou langages, en donnant sa place à la vidéo par exemple.

Wajdi Mouawad C'est précisément ça la grande différence avec les pièces qui ont pu précéder. On vient facilement me demander quels sont les changements en comparaison aux contenus des textes précédents, de la tétralogie (Le Sang des promesses). En réalité, structurellement, au niveau de la dramaturgie, il n'y a étrangement pas beaucoup de différence. Même si avant on se situait plutôt dans des cadres larges de fresques et que, avec le nouveau « cycle domestique », nous travaillerons toujours sur des « solos ». Littoral, Forêts, Incendies, Seuls : tout commence par la mort d'un personnage important ou du personnage principal. Dans toutes les pièces que j'ai écrites, il y a quelque chose qui se révèle au personnage. Donc la différence n'est pas dans la structure narrative, mais dans l'écriture. Avant d'écrire Seuls, j'ai toujours tout misé sur le texte, sur la relation entre le texte et l'acteur : c'est le texte qui dit tout, par la bouche de celui qui le dit sur scène. Le décor n'était pas important. Avec Seuls, c'est comme si j'avais fait éclater l'écriture en plusieurs formes : de la vidéo, du son, de la musique. Les vidéos que j'intègre, par exemple, je ne les considère pas comme des vidéos mais comme des textes qui fonctionnent en images. Avant, j'avais une écriture monophonique. Je suis passé à une écriture polyphonique, qui complète le message du mot.

Nonfiction.fr – Vous amenez vous-même la référence aux pièces précédentes. Au moment où vous apportez vous-même Seuls à Bogota, Incendies est sur le point d'être donné dans une salle importante de la ville. En parallèle, un groupe d'étudiants de l'Université nationale de Colombie   là-même où vous présentez Seuls ces jours-ci, sur la scène de l'auditorium de Greiff – se réapproprie Incendies, en modifiant le texte pour intégrer le contexte politique colombien, ses problèmes d'identité, de déplacements, de conflit armé, en lieu et place de la réalité libanaise qui nourrit le texte original. Comment réagissez-vous face à l'exercice de réappropriation ?

Wajdi Mouawad C'est quelque chose de bouleversant, complètement. Le théâtre, ce n'est pas comme le cinéma. Le théâtre, c'est pour les gens qui habitent à 100 m autour de vous : le boucher, le facteur... Quand on fait un film, il voyage partout et facilement, les outils sont là. Alors quand une pièce de théâtre réussit à « aller jusque » d'autres communautés, d'autres cultures, d'autres langages même dans le cas présent, quand tous ces marqueurs différents s'y retrouvent, là c'est vraiment le sentiment confirmé que la pièce ne m'appartient pas ou plus. La pièce est plus proche des comédiens qui la travaillent aujourd'hui qu'à moi. Aujourd'hui même, maintenant, là, la pièce est beaucoup plus colombienne que libanaise.

Nonfiction.fr – Vous parliez de la facilité de contact avec le public – de voyage vers le public – que permet le cinéma, pour raconter une histoire. Lorsque c'est le cinéma qui s'approprie une autre histoire qui porte votre marque, Incendies, comment réagissez-vous ? On vous demande souvent votre avis sur le film de Denis Villeneuve, sur la nomination à l'Oscar du Meilleur film étranger...

Wajdi Mouawad C'est toujours la même réponse. Quand j'ai rencontré Denis Villeneuve, pour qu'il me parle de son projet, je n'avais pas le pouvoir de décision. Incendies, c'est quelqu'un dont j'ai été follement amoureux, une grande histoire d'amour. C'est comme si Denis était venu m'annoncer qu'il était tombé très amoureux de mon ex-femme. J'aurais pu lui dire : « C'est très gentil de venir me demander la permission d'avoir une histoire avec elle, mais tu ne peux pas non plus me demander de vivre avec vous ! ». C'est comme si Incendies avait deux enfants avec deux pères différents. Le film, c'est comme si je me demandais si j'aimais l'enfant qui n'est pas de moi. Je l'aime, mais je ne peux pas porter de regard critique car je suis trop proche de ses origines, de son cercle. Je ne saurais pas quoi répondre. Sur la nomination aux Oscars, ça m'a surtout embêté. Je n'aime pas tout ce qui met en compétition les artistes. C'est politique ça : on doit mettre en compétition les artistes. C'est quelque chose qui me déplaît prodigieusement. La nomination avait beaucoup d'importance pour les autres, mais pas pour moi. Je reste très méfiant envers les prix.

Nonfiction.fr – Vous parlez d'acte politique. On lit facilement ici et là que le théâtre que vous écrivez est politique, simplement par son contenu. Et lorsque vous faites du théâtre ? Dans l'acte en lui-même, vous mettez une intention politique ?

Wajdi Mouawad L'acte politique se trouve à différents endroits, tout cela dépend de la pièce. Il est aussi dans la manière de faire du théâtre. L'acte politique, il est dans le choix de la durée de la pièce par exemple : dérouler une pièce sur douze heures, pour dire qu'on n'accepte pas la durée qu'on peut avoir envie de nous imposer. Aujourd'hui, dans le théâtre, on a un rejet de ce qui dépasse 1H30. L'acte politique, c'est le « quand on dit non, quand on dit oui ». J'entends par là les concessions et non-concessions que l'on fait lorsque l'on est invité dans un festival par exemple. Seuls en l'occurrence dure 2 heures environ, donc ce n'est pas sur la durée que j'ai fait acte politique, parce qu'il n'y avait pas de raison de le faire ; le temps qui s'imposait était celui-là. Ici, mon acte politique, c'est de ne pas éteindre les lumières au début de la pièce par exemple. C'est de laisser passer une minute avant de dire le premier mot. Le public, habillé, voit un artiste en culotte, en boxer, qui le regarde. On peut y voir une lecture politique en filigrane : l'artiste aujourd'hui n'a plus beaucoup d'argent pour faire du théâtre ; qu'est-ce qu'un artiste ? Une fragilité devant ceux qui le regardent. L’acte politique est dans chaque instant.

Nonfiction.fr – Et le fait que Seuls soit présentée dans une salle inscrite dans l'enceinte d'une université (comme de nombreuses autres pièces du festival), et pas au Teatro nacional par exemple, cela signifie quelque chose pour vous, symboliquement, politiquement ?

Wajdi Mouawad Je ne suis pas à l'origine de la décision, il faut le préciser. Mais c'est un heureux hasard, en quelque sorte, et certaines de mes remarques ont peut-être été prises en compte : je suis toujours très soucieux du fait que le spectacle ne soit pas montré devant une couche de la société qui soit trop huppée disons, parce que parfois on se retrouve à jouer devant des tas des gens qui ne sont pas les gens qu'on croise dans la rue. On passe à côté de la réalité, on ne lui parle pas. Chercher volontairement la salle « plus ouverte », sur les publics, c'est un acte politique en soi.

Nonfiction.fr – Il y a, en fond de chaque pièce signée Wajdi Mouawad, un jeu commun entre la fiction, le fantasme, et l'histoire personnelle. Avec Seuls, vous portez ce lourd bagage tout seul, sans que l'intervention d'autres acteurs ne vous permette de laisser une part du « fardeau » à d'autres. Comment vivez-vous cela une fois sur scène ?

Wajdi Mouawad Dans la toute première partie de la pièce, c'est l'enfant ; je le raconte, celui que j'ai rencontré dans la cuisine. Sur scène, le spectateur voit et entend Harwan, un adulte, qui écrit une thèse, mais derrière Harwan c'est l'enfant. Je ne suis pas ce personnage, et je dois faire beaucoup d'efforts pour m'empêcher de rire. Parce que je joue un rôle complet. Harwan, c'est un peu (ou en partie) ce que j'aurais pu être si je n'avais pas fait de théâtre. Et ça me fait beaucoup rire. En mécanique quantique, on dit que toutes les possibilités existent : on est ici et on est ailleurs. Quand je joue le spectacle, j'ai l'impression d'aller le consoler un peu Harwan, le personnage, les autres. J'ai envie de lui dire : « Pourquoi tu t'accroches à ta peine ? Sors ! Ne reste pas dans ta chambre ! » C'est tout le rapport conflictuel qui me donne envie de rire. Pendant les dix premières représentations, j'avais beaucoup de difficulté à jouer tout ce qui suit. Après le final, je faisais une tête de mort. Mon visage était lourd, triste. Et puis j'ai lu des écrits sur les chamans en Amazonie. Il y a une histoire sur une petite tribu, elle m’a libéré. Quand une personne est malade, elle va voir le chaman de cette tribu. Le malade explique quelle partie du corps souffre. Le chaman prend un couteau et l'enfonce dans sa propre chair, là où le malade a mal dans son propre corps. L'émotion que le malade ressent le guérit. Le chaman va bien, mais il s'inflige une souffrance pour guérir l'autre. Je me suis dit à ce moment-là qu'il ne fallait pas que je joue tout seul, pour moi, mais pour le public, donc maintenant je n'ai plus besoin de jouer le spectacle pour moi. C'est donc plus facile à vivre. Quand on m'envoie sur scène maintenant, je pense au spectateur, à celui pour qui ce sera important. Ce ne sera pas important pour tous, je pense au spectateur pour qui ça le sera, pour l’un d'eux – et un seul, c'est ce que je me dis – ce sera important. Je joue ce spectacle pour lui. C'est quand j'ai fait cet effort, de penser à lui, que je me lève de la chaise sur laquelle j'attendais, derrière le rideau, et que j'entre sur scène.

Nonfiction.fr – Une pure question de curiosité, de détail, de lecture : la « rupture » qui se produit lors de l'épisode du Photomaton, cette cassure qui se fait au moment de l'éclat de lumière, est-ce un événement « symbolique » ou « médical » ? Je m'explique : il existe un certain type de méningite et d'encéphalite qui sont virales, et développent chez le sujet une photosensibilité à l'extrême. Le flash d'un appareil, comme celui du Photomaton, est dans bien des cas le point choc qui propulse l'individu dans le coma, avec toutes les conséquences cognitives que cela peut avoir à terme. Dans Seuls, votre choix de ce moment-clé précis, à quoi s'accroche-t-il ?

Wajdi Mouawad J'ai découvert ça il y a peu, oui ! Que médicalement, ce choc du flash, c'était possible. Chez moi, dans mon intention, il faut plus regarder du côté de la mémoire et de l'étoile filante dont Harwan parle avec insistance à un moment de la pièce. Savoir que médicalement possible, cet effet, là encore pourrait être une façon de voir que fantasme et réalité, symbole et concret se touchent