La Méditerranée a été soumise aux Califes : par leurs armes, mais aussi à leurs plumes.

Le titre du dernier ouvrage de Christophe Picard sonne presque comme un poème : la Mer des Califes. Après d’autres, il y démontre que les pouvoirs musulmans ne se sont pas détournés de la mer : la tradition braudelienne, qui faisait de l’Islam un acteur secondaire en Méditerranée, doit désormais intégrer les marchands, les combattants, mais aussi les fonctionnaires et les dirigeants musulmans qui ont mis à profit les côtes et le large.

Christophe Picard lui-même a largement contribué à la réévaluation de la place de l’Islam en Méditerranée occidentale, notamment par des études sur les modes de mise en défense des côtes : les arsenaux, mais aussi les ribat, ces fortifications frontalières où des soufis et d’autres mujahidun prenaient part à la défense, menant là une vie religieuse et militaire. Mais si « la part des gens d’Islam »   en Méditerranée entre le VIIe  siècle et le XIe  siècle est déjà connue, l’auteur déplore qu’on l’oublie souvent en chemin. C’est le cas d’Horden et Purcell, dans leur grande œuvre The Corrupting Sea, une histoire de la Méditerranée parue en 2000 et pensée comme une réponse à Braudel. La Mer des Califes est entièrement dédiée à cette part de l’Islam, sans s’interdire en outre des regards vers les mondes latins et grecs.

Le défi de cette Histoire de la Méditerranée musulmane, tient surtout dans l’ampleur des sources mobilisées. Ayant élargi son champ d’étude à l’intégralité du monde méditerranéen musulman depuis les années 1990, ainsi que proposé plusieurs travaux de nature plus culturelle   , l’auteur fait ici dialoguer de nombreux textes produits par différents pouvoirs musulmans, pour tenter de trouver, à travers les spécificités régionales, une unité qui s’est d’abord inventée par la littérature géographique et par la diffusion de modèles littéraires abbassides.



Arsenaux, navires et conquêtes : une Méditerranée investie par les pouvoirs musulmans

Alors que la présence musulmane s’est imposée facilement dans l’Océan Indien, elle s’est heurtée à de vraies résistances en Méditerranée. Cette difficulté en fait la mer du jihad, celle de la confrontation avec les infidèles, où se développe un discours politique sur la guerre sainte.

La chronologie classique de l’expansion maritime de l’Islam part timidement de la première expédition vers Chypre en 644 pour se perdre en divers raids souvent attribués à l’initiative spontanée de corsaires. Seul le Xe  siècle est largement reconnu comme un moment de suprématie maritime musulmane, défendue par les trois califats : celui des Abbassides de Bagdad au pouvoir depuis 751, des Omeyyades de Cordoue (929-1031) et des Fatimides du Caire (909-1171). Cette suprématie serait minée dès le XIe  siècle par l’éveil capitaliste des villes italiennes, tandis qu’en Occident la puissance maritime musulmane se prolongerait jusqu’aux XIIe  ou  XIIIe  siècles. Sans réellement contester les bornes finales de cette chronologie traditionnelle, Christophe Picard s’attarde plutôt sur les quatre premiers siècles de l’Islam et dépeint un monde complexe où la présence musulmane jouait un rôle premier. Si bien que si les Latins imposent leur avantage au tournant du XIe et XIIe  siècle, ce n’est que « dans le temps long du Moyen Age » que « se fit la différence »   .

Pour comprendre comment une telle chronologie a pu s’imposer, l’auteur en propose une autre : celle de l’écriture de l’histoire au service des califes. Les premiers écrits de Musulmans sur la Méditerranée sont l’œuvre de combattants, et remontent à la deuxième génération des croyants, mais ils ne nous sont parvenus que par des chaînes de transmission comparables à celles des hadîths. Les sources byzantines puis latines viennent compléter des informations autrement dépendantes des chroniques musulmanes postérieures. En quoi ce filtre des sources transforme-t-il notre perception de la Méditerranée ? Parce que les descriptions arabes de la Méditerranée qui apparaissent au IXe  siècle, ainsi que les informations qui y filtrent sur les deux siècles précédents, participent d’un programme de légitimation du califat des Abbassides   . Mais l’auteur montre que les Rashidun puis les Omeyyades ne se sont pas détournés de la mer : avant l’avènement des Abbassides ils ont mené une série d’entreprises vers l’Orient méditerranéen, dans le contexte desquelles s’inscrit par exemple la victoire des Mâts de 655 contre la flotte de l’empereur byzantin   .

Sous les Abbassides, la mer n’est ni le centre de l’intérêt militaire, ni le cœur des sources, et pourtant le rivage syrien a connu un investissement des califes et de leur famille à travers la mise en place d’un glacis défensif concentrant les forces qui étaient auparavant réparties entre littoraux syriens et égyptiens. Parce que l’expansion s’arrête et que la guerre sainte devient défensive, le discours sur le jihad change de nature : il ne s’exerce plus seulement par les armes mais aussi par les plumes de fonctionnaires dévoués. Cette époque correspond au morcellement du pouvoir et à l’apparition de califats concurrents : les Omeyyades et les Fatimides. D’où une compétition qui est aussi littéraire pour s’approprier le jihad des premiers siècles.



Le jihad maritime des Califes : une entreprise médiatique pérenne ?

Le propos de Christophe Picard est donc complexe, car il tient dans chaque chapitre trois fils : les faits historiques qu’il rappelle sommairement pour ne pas perdre en route le lecteur moins au courant de l’histoire musulmane, les sources qu’il manie en virtuose en proposant de très nombreuses citations extrêmement bienvenues dans un ouvrage qui fait la part belle à l’histoire littéraire, et les conditions de leurs créations qui viennent expliquer comment s’est élaboré sur plusieurs siècles et plusieurs milliers de kilomètres un discours unifiant concernant la Méditerranée des Musulmans où dominait l’idée du jihad.

L’ouvrage n’a pas pour but de relativiser l’importance du jihad dans la relation de l’Islam médiéval à la Méditerranée. Au contraire, l’auteur revient par exemple sur les thèses formulées en 1994 par Khalid Yahya Blankiship   pour affirmer que l’avènement des Abbassides n’a entraîné qu’une évolution vers un jihad plus défensif, mais qui serait resté au cœur du discours du califat   . Les descriptions géographiques qui se développent alors dans un contexte palatial irriguent le monde musulman, façonnant une histoire officielle, fruit d’une sélection des documents antérieurs, qui participe à plusieurs constructions.

Par exemple, le fameux stéréotype du « pirate sarrasin », qui aurait écumé la mer en dehors de tout contrôle officiel du VIIe  au IXe. Christophe Picard, s’appuyant sur ses propres travaux mais aussi sur ceux d’autres historiens tels que Pierre Guichard, montre pourquoi ces raids n’étaient pas privés. Ils s’inséraient sans doute dans des plans d’ensemble commandités par des pouvoirs légitimes. Il dénonce aussi à plusieurs reprises l’idée que le jihad exclurait toute relation commerciale ou diplomatique. Pour nourrir son analyse de la complexité des relations construites d’une rive à l’autre, il sollicite l’important travail de Shlomo Goitein sur les documents de la Genizah, par lesquels on connait depuis les années 1960 l’ampleur des réseaux commerciaux entretenus depuis le IXe siècle par les populations juives du Caire   .

Enfin, l’ouvrage montre efficacement comment le phénomène de peuplement des côtes commence bien avant le XIIIe siècle : créés en Orient par des lettrés syriens, les ribat se diffusent tout autour de la Méditerranée musulmane et participent à fixer sur les rivages des populations importantes. Mais si les textes « tentent de nous convaincre de l’uniformité des défenses musulmanes tout le long des rivages de la Méditerranée »   , l’archéologie vient contredire cette impression d’unité et révéler les spécificités des architectures militaires locales.

Cette géographie qui nous est parvenue par des copies ou des imitateurs, Christophe Picard prend le temps de la contextualiser dans un mouvement plus large d’accumulation et d’institutionnalisation du savoir — entre autres du savoir grec distingué de la culture byzantine — arrivé à maturité sous l’égide des Abbassides. Autant qu’une rivalité avec les Byzantins ou avec les Musulmans concurrents, il y avait donc aussi une rivalité avec les théologiens qu’étaient les oulémas. En faisant d’un savoir encyclopédique une des caractéristiques de la haute administration, les Abbassides se donnaient les moyens de confisquer à leur profit le jihad en tant que source de légitimité.

La fameuse « révolution du Xe  siècle » marquée par une exceptionnelle maîtrise de la mer, n’est donc qu’un « saut historiographique »    : un moment où la rivalité entre califats aurait entraîné une multiplication des chroniques, des géographies et des textes juridiques. Une véritable « guerre médiatique fit sortir du silence le monde maritime des régions musulmanes », dont restèrent tributaires les écrits musulmans concernant la Méditerranée jusqu’aux Ottomans. Sous l’histoire culturelle se cache donc une histoire très politique. Le plan du livre, relativement complexe parce que très argumenté, le démontrait ; le flot de l’écriture et la richesse des citations qui se répondent d’un chapitre à l’autre le donnent à sentir. Il y a deux manières de lire ce livre : comme une démonstration serrée, ou comme des variations autour d’un thème, mais les deux mènent à la même image : une mer de papier derrière laquelle il faut deviner ceux qui occupèrent réellement la Méditerranée