Un ouvrage d’histoire du milieu lettré, de la Renaissance à la fin de l’âge classique.

La notion de « République des Lettres » a certes été remise à l’honneur ces dernières années (probablement depuis 1990, et sans doute sous l’impulsion de cet auteur comme il aime à le rappeler). Elle recouvre des composantes diverses, mais a surtout servi à conquérir une place pour l’audition publique d’une élite qui se réclamait d’un principe de la République à défendre. Mais en sait-on assez sur ce syntagme, et plus encore sur la genèse de l’institution qu’il recouvre, « institution » étant ici à entendre en un sens large ? En tout cas, l’apport de cet ouvrage – consacré par conséquent à éclaircir le sens, le rôle et l’histoire de l’idée de « République des Lettres », dans l’Europe moderne –, sur ce plan, est double, puisqu’il décrit la genèse et l’importance historique de cette notion, non sans accompagner cette description par des considérations épistémologiques sur la manière dont elle dessine un programme de recherche et un cadre de compréhension adéquat de l’esprit européen sous l’Ancien Régime.

Nous devons ce terme à Francesco Barbaro, qui le forge en 1417 : Respublica litteraria. Par cette expression, il entend caractériser le changement de modèle dominant dans le dialogue entre lettrés. Notons bien « changement », l’auteur ne souhaitant pas parler de « rupture »   . Marc Fumaroli, académicien, mais ici historien voué depuis longtemps au grand siècle, souligne que cette République en effet passe du modèle dialectique de la quaestio et de la disputatio (les deux piliers de l’édifice scolastique) à celui de l’epistola, bientôt remodelé encore en conversation et essai. Les membres de cette République doivent convaincre, plaire et toucher dans les langues vernaculaires. Ils disposent du loisir lettré qui les met en contact avec les auteurs du passé et du commerce qui leur permet d’échanger avec les vivants.

S’agit-il alors d’un réseau social ? Sans doute, répond Fumaroli, « mais entre pairs épistoliers recrutés par cooptation », et l’auteur d’ajouter par comparaison, comme il sait le faire habituellement, « et non entre interlocuteurs d’Internet supposés tous par définition arithmétiquement égaux ». Ce réseau, cette démocratie de pairs sinon d’égaux, dispose d’un public urbain de lecteurs laïcs. Son instrument d’expression privilégié, l’art épistolaire et la conversation, puise à des modèles antiques. Quintilien, redécouvert en 1417, vient à leur secours. Il prête des formes fluides de dialogues possibles.

Cette République a aussi son théâtre : la querelle, qui est devenue rapidement le rite privilégié de la recherche. Ce sont alors des regroupements qui s’affrontent. Des académies privées se concentrent (Marsile Ficin en conduit une). Le nom est évidemment emprunté aux Grecs. Ces académies déploient des conventions, des mœurs, des rites, des normes. Elles se servent enfin des moyens à leur disposition. C’est ainsi que l’imprimerie devient l’élément clef du fonctionnement de cette République, et non, comme beaucoup le croient, son origine. L’élite européenne la plus exigeante et cultivée s’est appuyée sur cette technique pour amplifier son action et prendre le gouvernement d’une opinion publique. Le livre, le savoir lire, l’autorité de la bibliothèque et la circulation des idées deviennent ainsi le support favori d’une géographie nouvelle de la pensée.

L’ouvrage d’où ces propos sont tirés est composé d’un immense montage (Fumaroli dit même « collage cubiste »), juxtaposant des fragments de genres et de points de vue différents (récits, portraits, analyses sémantiques, lectures de textes clés), ajustés pour initier progressivement le lecteur à ce qui devient ici une « société idéale », dont l’auteur affirme qu’elle « transcenda jusqu’à la Révolution française, la géographie politique et religieuse de l’Europe »   . Ces articles sont toutefois répartis en quatre groupes, dont voici les titres : « Une citoyenneté idéale », « La conversation », « Le loisir lettré et la correspondance », « Les “vies” ».

Parmi les divers articles – qui parfois se répètent un peu ou réitèrent des données de même type d’un article à l’autre, d’une conférence à l’autre, mais c’est la loi de ces rassemblements –, on peut noter deux séries au moins, comme indiqué ci-dessus : une série plus informative et une série plus épistémologique. Cette seconde série parcourt notamment les travaux antérieurs concernant la question qui nous occupe – parfois les travaux marxistes dénoncés pour leur matérialisme à courte vue et l’impasse faite sur les superstructures    –, ceux de Paul Hazard (toujours accessibles en bibliothèque de poche, pour ceux qui n’auraient pas encore entendu parler de lui) et ceux de René Pintard, retravaillés par Paul Dibon. Ces trois auteurs ont des talents différents pour analyser un monde de lettrés, dont les divergences doctrinales sont importantes, mais dont les discussions concernent toute l’histoire européenne de l’esprit. Les érudits cités par ces auteurs se reconnaissaient dans une Respublica litteraria, dénomination qui donnait corps à leur conscience d’appartenir à une société dans la société, une société contemplative, que les Lettres unissaient.

Autour de cette perspective, Fumaroli enroule des considérations centrales (sens de litteraria, rapport aux langues, déclin progressif du latin comme langue officielle et ésotérique du savoir, et perte conjointe du statut de vérité du monde Antique, usage du terme « Renaissance »   ), mais aussi des réflexions plus modernes (la constitution d’un patrimoine, la structuration d’un programme). C’est autour de la figure d’Érasme que se définit cette mission spirituelle autonome, dont l’une des caractéristiques est qu’elle veut agir comme un principe d’unité et de paix dans un monde déchiré. Mais il y a aussi autour de lui et autour d’eux de nombreux diffuseurs et autres publicistes (dont Nicolas Peiresc).

Occasion est aussi donnée d’examiner la question de l’Europe, de sa composition et des relations intra-européennes. Certes, non seulement l’Europe est le résultat d’une longue histoire et non d’une essence traduite dans le sensible, mais encore cette histoire est celle d’un jeu de rapports entre sentiments nationaux différents. Depuis Érasme, en effet, nul n’ignore les efforts par lesquels se réalisent des caractérologies des peuples. Mais Fumaroli ne s’en arrête pas à cela. Il tente un essai de comparatisme historique en se penchant sur l’œuvre de Hermann von Keyserling (1928 : L’Analyse spectrale de l’Europe). Cet auteur croit que le caractère des mœurs propre aux diverses nations est un acteur décisif du drame historique européen. Et en ce qui regarde les Français, il analyse ce qui est une contradiction surprenante à ses yeux : leur attachement à leur jardin hexagonal et leur vanité imprudente quant à leur « grandeur ». Fumaroli insiste d’ailleurs moins, en ce qui regarde ce livre, sur les résultats obtenus par l’auteur que sur la méthode et le programme de recherche qui lui paraît central, en particulier parce que Keyserling compare les formes nationales du point de vue de l’harmonie qu’elles seraient susceptibles d’atteindre, si elles se complétaient les unes les autres dans un ensemble symphonique européen. Et c’est à partir de ce point que Fumaroli reconsidère les grands textes de la « République des Lettres » sur cette question (John Barclay, notamment).

Non moins précise est l’interrogation qui vient ensuite, celle des académies. Fumaroli va droit au but : ce sont des formes de sociabilité, de collaboration entre lettrés. Le terme « académie » donne un nom à un corps idéal de Lettrés qui veut exister hors de l’Église – même si les premières versions imitent nettement des traits sacerdotaux –, en singularisant en même temps l’humanisme fondé par Pétrarque et diffusé par Boccace (ils choisirent d’abord « banquet », puis studi, s’inspirant de l’Antiquité). La vocation de ce corps est évidemment universelle. Elle s’exerce hors de la théologie. « Académie », donc (Platon, Cicéron), annonce une fertilité rénovatrice autour d’un style de coopération nouveau, ainsi que d’une pédagogie. Il est question aussi, c’est bien connu, de retour à l’Antiquité, de conversion du lettré qui réveille la fertilité de l’esprit, en outre de manières tacites d’être ensemble. N’oublions pas non plus que ces assemblées se donnent des règlements fort contraignants : membres cooptés seuls à pouvoir assister aux séances, obligation d’arriver avant le commencement de la séance, ordre de discussion…

Abordons maintenant la section « Conversation ». Un peu de géopolitique permet de mettre cette « République des Lettres » en perspective intra-monarchique : la lutte entre la domination des Habsbourg et la cour des Bourbons se fixant à Paris. L’attrait conquis par la capitale française depuis l’édit de Nantes est évident. L’humanisme parisien s’organise en sociétés érudites, mondaines, scientifiques. Il se place en dehors de l’université. La pratique humaniste de la conversation domine nettement la logique syllogistique. La vérité est conçue sans référence à la Bible, et relève d’un travail sans cesse à reprendre. Un public de curieux se dessine. Mersenne, à Paris, occupe une place centrale. Il devient la « boîte aux lettres » de l’Europe. Les salons se multiplient, les correspondances, les voyages, les échanges deviennent des attitudes d’usage courant. Quelle est la place de la conversation dans cette circulation des idées ? Elle représente une forme de collaboration entre lettrés, elle est le vecteur gnoséologique de la « République des Lettres ». Il faut entendre René Descartes sur ce plan   . Encore existe-t-il plusieurs types de conversation : la conversation de salon, de bibliothèque, de cabinet scientifique. C’est là aussi que les femmes commencent à participer à cette vie de loisir ingénieuse   , sous le principe d’une conversation qui admet l’improvisation, et une rhétorique qui ne vire pas à la démagogie.

Comme ce pan de la République des Lettres est sans doute le plus connu, évitons d’en condenser les éléments. Pour autant, cela nous laisse un peu de place pour préciser que la bibliographie de référence citée dans les articles de cette section est assez complète pour que le lecteur puisse multiplier ensuite les analyses : Jean-Robert Armogathe, Carlo Ossola, Marie-Luce Demonet-Launay… Benedetta Craveri n’étant cependant pas citée, sauf erreur de notre part.

Reste, pour revenir à l’objet développé, la question de la langue. Mais c’est pour constater une contradiction : celle de la République latine des Lettres et celle de la diversité des nouvelles littératures nationales. La première ne pouvait englober tout le public de la seconde. Le grand public, notamment noble, était plus familier des nouvelles littératures. Le rôle de la France dans cette contradiction est important. Le « français du roi » y devient une langue littéraire vivante qui se dégage de l’imitation scolaire des Anciens et cesse de se réclamer de l’autorité antique (Descartes, Mersenne, Pascal, Desargues). Ainsi se constitue un « public » des Lettres. L’auteur, à ce propos, reconstituant l’essentiel de l’usage de ce terme qui n’est pas d’abord esthétique   . Mais c’est aussi dans ce cadre que se déploie la « conversation française » (attachée à une certaine civilité et à un certain divertissement, en un sens non-pascalien du terme). Et si tout cela est plutôt connu, on le trouve ici étayé de faits bien solides.

Dans la partie consacrée à la conversation, un dernier article, organisé autour de Pierre Dupuy, prend le temps de faire le point plus généralement sur les terres inconnues de la littérature française du XVIIe siècle. L’auteur rappelle que des manuscrits inédits (imprimés et accessibles) dorment encore dans les fonds d’archives : correspondances, mémoires, traités.

On notera par ailleurs que Fumaroli ne se contente jamais de commenter les textes pris en main du seul point de vue de leur intérêt documentaire. Il analyse non seulement les propos, mais aussi la forme littéraire et les institutions de référence. Ainsi, dans la troisième partie de l’ouvrage, sur « Le loisir lettré et la correspondance », il donne une nouvelle présence aux écrits qui célèbrent ou exaltent la communauté littéraire, avant de retravailler la même question dans la quatrième partie (« Les vies »). Il s’attache aussi à déceler les mythes qui renforcent la reconnaissance des institutions de la « République des Lettres » : mythes généalogiques pour la plupart. Entre Parnasse revenu et Muses revivifiées, le loisir littéraire pense par figures antiques, et donne consistance à ses propos dans une opinion qui maîtrise bien les allusions à l’ancien. Il précise, il est vrai, que « faire l’histoire et l’exégèse de ces lieux et de ces figures, c’est reconstituer de l’intérieur les catégories de pensée, d’imagination et de sensibilité par lesquelles une société lettrée s’est construite, s’est perçue, s’est perpétuée, s’est posée par rapport aux autres institutions, politiques, judiciaires et religieuses ». En l’occurrence, qui pourrait faire l’impasse sur les allégories et les fictions symboliques structurant l’imaginaire de la sociabilité lettrée. Dans un autre article, l’auteur tente même un parallèle. Puisqu’il a analysé les idées et les lettres de nombre d’écrivains relevant de la « République des Lettres », ne peut-on penser que le texte de Marsile Ficin, portant sur l’idée des trois vies humaines (du corps, de l’action et de la contemplation), peut être mis en relation avec les précédents. Cet érudit a bien rédigé un texte sur la santé, la longue vie et la fécondité spirituelle. Mais la réception de cet ouvrage dans l’Europe de l’époque ne serait-elle pas aussi intimement liée à l’histoire de la « République des Lettres » ?

L’échange épistolaire requiert aussi une analyse précise. Un chapitre lui est consacré. Encore faut-il distinguer les lettres émanant de la personne intime et privée et les lettres issues de la personne officielle. Qu’est-ce qu’un style personnel ? La réponse viendra de Pétrarque. Érasme viendra à son tour élargir le champ de la lettre. Il lui attribue un principe d’infini. Ce qui permet à Fumaroli d’explorer l’usage de cette notion dans les textes de l’époque, évoquant au passage Montaigne et l’infini métaphorique des Essais. Juste Lipse n’est pas en reste : il adopte l’optique adulte de la grande âme qui lève le voile sur son intérieur dans l’espace de confidence ouvert par l’amitié.

Comment ne pas apprécier un ouvrage qui en passant et repassant sur les questions centrales de l’histoire littéraire donne au lecteur une matière historique considérable dès lors qu’il veut à la fois comprendre un pan de l’histoire européenne, et tirer profit et s’interroger sur son propre temps ?