Une étude qui montre la fascination de Morand pour les Noirs à la fin des années 1920, ainsi que l’évolution des positions de l’écrivain, mais qui aurait gagné à se fonder sur une analyse historique, politique et idéologique plus approfondie.

Dans la seconde moitié des années 1920, Paul Morand a publié plusieurs ouvrages consacrés à la « race noire » – principalement un recueil de nouvelles, Magie noire, et deux récits de voyage, Paris-Tombouctou et Hiver caraïbe. Son attention, ensuite, s’est portée sur d’autres thèmes et d’autres sujets. Il existe donc bien, dans la carrière de l’auteur, un moment particulier qui coïncide avec un intérêt et une curiosité indéniables pour « toutes les formes de la culture noire ».

C’est ce moment que Dominique Lanni s’attache à mettre en évidence en le resituant dans le parcours de l’écrivain. Le livre aborde la question des Noirs et de leur représentation à travers une analyse mêlant repères biographiques et commentaire des œuvres – commentaire ou, parfois, paraphrase, car l’un des défauts de l’étude est de consacrer beaucoup de temps à résumer les histoires racontées par Morand, au détriment d’une analyse historique qui aurait mérité d’être plus fouillée.

Certes, Dominique Lanni a raison de montrer que la rédaction des œuvres est intimement liée aux voyages que Morand – souvent en compagnie de sa femme – a effectués à cette époque aussi bien en Afrique qu’aux Antilles et en Amérique du Nord. Dans cette perspective, il est tout à fait judicieux de rappeler que certaines situations ou certaines descriptions ont pu être inspirées par des rencontres ou des visites faites par l’écrivain. Mais cette approche à la Sainte-Beuve ne suffit pas pour appréhender une question aussi chargée d’implications idéologiques et politiques que celle de la tentative de représentation d’une « race » sous tous ses aspects par un auteur occidental, à l’époque de la colonisation triomphante.

L’étude souligne les contradictions et les évolutions de la pensée de Morand, qui passe en quelques années d’une fascination pour l’énergie des Noirs, capables de régénérer – ou tout au moins de ranimer provisoirement – un Occident épuisé, à une vision plus pessimiste des relations entre les peuples, fondée sur le rejet du métissage ; mais elle ne replace que superficiellement ces discours dans leur contexte, si bien qu’elle fournit rarement l’éclairage nécessaire pour en comprendre tous les enjeux.

Prenons quelques exemples. L’influence de Gobineau sur l’écrivain est présentée comme un phénomène logique dans l’entre-deux-guerres : « Morand a lu et pratiqué l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau et La Mentalité primitive de Lévy-Bruhl, qui font à l’époque autorité en anthropologie et constituent la doxa en matière de savoirs sur les races »   . Or, s’il n’est pas faux de dire que Lévy-Bruhl « fait autorité » en matière d’anthropologie durant les années 1920, il est en revanche plus discutable d’écrire la même chose au sujet de Gobineau, dans la mesure où ses travaux, notamment son Essai sur l’inégalité des races humaines, ont souvent été accueillis avec circonspection dans les milieux scientifiques. Cela signifie donc que Morand ne se contente pas de reprendre à son compte des représentations courantes de son temps, mais choisit, parmi les discours qui s’offrent à lui, de s’inspirer de l’un des plus radicaux et des plus déterministes, ce qui est le signe d’une vision particulièrement différencialiste du monde.

Autre exemple, celui de l’évocation du milieu familial de l’écrivain : « Le petit Paul est-il déjà sensible à ces questions de race ? Rien n’est moins sûr. Paul Morand est issu d’un milieu ouvert aux arts plus qu’à la politique »   . Non seulement cette remarque méconnaît l’imbrication existant entre les arts et la politique, surtout au tournant du XIXe et du XXe siècle, mais en plus elle laisse penser que la question des races n’aurait préoccupé qu’une portion spécifique de la population française, traditionaliste et conservatrice, éloignée du milieu à la fois libéral et républicain dans lequel Morand a grandi. Or, les choses étaient plus compliquées. L’universalisme républicain, en effet, ne suffisait pas toujours à dépasser une vision racialiste du monde ; bien que théoriquement opposées, les deux approches se mêlaient souvent, à des degrés divers, chez les acteurs de l’époque.

Quant à la fameuse énergie que Morand croit trouver chez les populations noires, on n’en saisit vraiment les implications que si on la met en relation avec les idées de décadence et d’épuisement de l’Occident, très présentes dans la littérature de l’entre-deux-guerres. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que des images comme celles de l’électricité ou de la décharge électrique s’appliquent aussi bien à l’Afrique mystérieuse qu’à la métropole américaine moderne, l’une et l’autre s’opposant, aux yeux de l’écrivain, à une civilisation européenne subtile, raffinée, mais à bout de souffle. En fait, le motif de l’énergie vitale des Noirs participe d’une vision primitiviste plus répandue qu’on ne le croit, puisqu’on en trouve des échos aussi bien chez des auteurs de droite que chez des auteurs de gauche, y compris au sein du mouvement surréaliste. Ces questions sont abordées dans l’ouvrage, mais elles auraient mérité de faire l’objet de plus amples développements.

Il est dommage, enfin, que Dominique Lanni n’ait pas davantage confronté les écrits de Morand à ceux des ethnologues et des anthropologues de l’époque, mais aussi aux textes ressortissant à ce que l’on appelle la littérature coloniale – un domaine largement méconnu des études littéraires. Cela aurait sans doute permis de mieux situer les positions de l’écrivain dans leur contexte et d’en faire une lecture moins descriptive. Malheureusement, Paul Morand, explorateur des mondes noirs n’explore pas ces pistes de recherche et laisse souvent le lecteur sur sa faim