Une analyse socio-philosophique des conséquences de la numérisation de nos sociétés contemporaines.

Une captation algorithmique de nos vies

Un système de chauffage autosuffisant ; une couette intelligente capable de mesurer votre confort thermique ; un assistant numérique jaugeant la qualité de votre sommeil pour adapter l’heure de réveil ; des toilettes analysant votre urine ; un miroir persuasif conseiller en esthétique ; un petit-déjeuner préparé par une cuisine automatisée ; des capteurs émotionnels avertissant votre psychologue en fonction des résultats… S’agit-il du début d’un nouveau film de science-fiction ou bien de la description du réveil banal de l’homme du futur ? Ni science-fiction, ni techno-prophétisme, mais bien observation d’une réalité émergente que l’écrivain et philosophe français Éric Sadin se propose de décrire avec minutie dans son dernier ouvrage intitulé La vie algorithmique. Critique de la raison numérique.

La vie humaine semble connaître un bouleversement inédit. Un changement d’une ampleur jusqu’ici inégalée et produit par un intense mouvement de numérisation des sociétés. Au cœur de ce changement, les algorithmes. Ces derniers correspondent à un ensemble fini d’opérations permettant de résoudre un problème donné. Il s’agit d’un véritable langage chiffré de programmation, exécutable par un ordinateur et qui tend aujourd’hui à « instaurer une réalité de toute part imprégnée de chiffres »   . Ces algorithmes ne sont toutefois pas autonomes. Bien au contraire, ils ne font qu’exécuter des données rentrées par l’homme, des tâches qui lui sont indiquées par un cerveau humain. L’avantage des algorithmes réside alors dans leur grande vitesse à calculer des suites chiffrées qu’un individu ne pourrait envisager de son seul fait.

Or, le mouvement de numérisation qui s’étend aujourd’hui à l’ensemble de la société et des activités humaines, semble faire advenir une nouvelle forme d’existence que l’auteur qualifie de « vie algorithmique ». Cette vie se caractérise par l’application d’une raison numérique à l’ensemble des gestes du quotidien de l’homme moderne. La moindre de nos activités ou de nos productions entraîne la mise en place d’un algorithme, de telle sorte que « la quasi-totalité des actions individuelles ou collectives génèrent désormais des lignes de code, rendant vaine l’entreprise de vouloir toutes les citer »   . Chaque minute de la vie d’un homme produirait un nombre considérable d’algorithmes, qui se dissimulent derrière l’envoi de SMS, de mails ou de tweets, ou bien la publication de vidéos sur Youtube et Facebook. Notre quotidien est fait d’interactions ininterrompues avec les machines et les outils numériques, à tel point qu’une raison numérique commence à supplanter notre raison purement humaine. L’auteur nous montre alors toute l’étendue de cette nouvelle raison numérique, qui s’étend du plus petit (les nouveaux matériaux conçus au nanomètre et rentrant par exemple dans la fabrication de téléphones portables toujours plus plats et légers, ou dans la médecine et les biotechnologies) au plus grand, notamment à travers la création de Smart Cities, ces « villes intelligentes » conçues pour faciliter et sécuriser l’accès et le rapport des hommes au milieu urbain. L’expérimentation actuelle de ces Smart Cities est l’un des exemples les plus probants de ce que cherche à dénoncer Éric Sadin, à savoir la mise en place d’une possible nouvelle aliénation de l’homme à cette raison numérique totale.

Une marchandisation numérique de nos existences

Puisque tous les secteurs de la vie sont aujourd’hui sous la dépendance quasi complète du numérique et de ses lois (celles des algorithmes et des Big Data), l’enjeu est de connaître les fondements de cette « vie algorithmique » pour mieux en saisir la portée et les éventuels dangers que pourrait occasionner pareille « quantification intégrale de la vie ». Au-delà des potentialités effectives d’un contrôle accru de la vie privée, d’une surveillance numérique omnisciente ou d’un techno-pouvoir aux allures de dictature, c’est une alliance plus profonde, plus dissimulée et pourtant très centrale que l’auteur cherche à faire émerger : celle qui semble unir les logiques capitalistes de marchandisation et de production d’un côté, au développement technologique induit par le mouvement croissant de numérisation de l’autre côté. Autrement dit, l’un des objectifs de l’ouvrage est de clarifier le lien étroit et potentiellement néfaste pour l’individu, à partir duquel la raison numérique tendrait à devenir aliénante dès lors qu’elle se fonde sur un schéma purement productiviste et marchand.

Il n’est pas étonnant que la « vie algorithmique » entraîne une raison numérique qui se fonde sur les logiques du système d’organisation social au sein duquel elle se développe. Ces logiques étant essentiellement capitalistes, il n’est dès lors pas anodin de constater l’édification d’une culture numérique fondée sur des pratiques économiques de « recommandations algorithmiques », comme les qualifie l’auteur. Ces « recommandations algorithmiques » sont d’autant plus dangereuses qu’elles sont subtiles, donnant l’illusion d’un choix et d’une liberté propre à chaque individu. La réalité est toute autre et se décline de la manière suivante : les technologies numériques proposent une palette toujours plus grande de produits « sur-mesure », de telle sorte qu’il s’opère une « personnalisation » de nos vies, désormais « taillées à nos mesures ». Or, cette personnalisation n’est pas le fruit de nos choix ou d’une liberté plus grande, mais bien plutôt de cette immixtion croissante du numérique dans nos sphères privées, dans nos inconscients individuels et collectifs. Ainsi, derrière cette illusion se trame le véritable pouvoir des algorithmes, et qui est un pouvoir d’interprétation de nos actions et d’incitation : le fait de parcourir le site internet d’une enseigne vestimentaire ; de cliquer sur différents produits ; de les commander ou non, entraînera les premières mesures recueillies, analysées puis mémorisées, et qui permettront aux algorithmes de conduire insidieusement nos recherches, nos désirs, et au final, de nous faire acheter le produit que l’on pense avoir choisi le plus librement possible. Toute action, tout geste, se trouve désormais capté par l’environnement numérique qui nous entoure. Cette captation permanente enrichit le stock de mesures qui permettront de personnaliser nos vies, de les tailler à nos mesures, pour mieux nous faire oublier que sous cette prétendue personnalisation émancipatrice se cache une réalité chiffrée indépendante de toute volonté humaine. C’est ainsi que l’auteur cite l’historien et sociologue français Jacques Ellul, spécialiste de la technique pour exprimer pleinement ses propos : « […] la vraie technique saura réserver une apparence de liberté, de choix et d’individualisme qui satisfasse les besoins de liberté, de choix et d’individualisme de l’homme – tout cela soigneusement calculé de façon qu’il ne s’agisse que d’une apparence intégrée dans la réalité chiffrée »   . Et si finalement cette « vie algorithmique » pour laquelle nous acceptons de délaisser notre raison purement humaine au profit d’une raison numérique, n’était pas dangereuse justement pour notre humanité ? N’y-a-t-il pas, à travers les observations d’Éric Sadin, comme un avertissement face à cette personnalisation algorithmique de nos vies ?

Une responsabilité politique et un encadrement éthique du techno-pouvoir

Une chose est sûre, le techno-pouvoir qui commence à se former parviendra à s’adapter aux flux toujours plus denses d’informations numériques que nous acceptons de lui fournir. A travers l’exploitation d’un malaise humain et d’un désir d’évasion propre à nos sociétés contemporaines, à travers l’idéologie toujours plus forte de l’innovation et l’alliance étroite entre logiques capitalistes et numérisation, il réussira à perfectionner sa réalité chiffrée, de telle manière qu’il nous sera de plus en plus difficile de percevoir notre propre aliénation. Ayant déjà commencé à changer la propre représentation que l’homme a de lui-même, en supprimant certains caractères purement humains (notamment le sensible disparaissant sous le poids d’un pur rationalisme numérique, ou bien encore l’avènement du temps réel computationnel fondé sur une perpétuelle évolution ou transformation aux rythmes effrénés), ce techno-pouvoir numérique participe à refaçonner l’interface « homme » pour vouer ce dernier à un dépassement de sa condition humaine. Les utopies du post-humain seraient ainsi en phase de devenir une réalité dans les décennies à venir. Et pourtant, malgré la lucidité et la qualité de ses observations, Éric Sadin se refuse à jouer la carte des technophobes alarmistes ou des technophiles adeptes de prophéties mélioratives. C’est même certainement en raison de cette lucidité et de cette qualité qu’il parvient à poser les questions justes, celles qui permettent d’établir une véritable réflexion sur les enjeux présents et à venir des technologies issues du mouvement de numérisation à l’œuvre depuis une trentaine d’années. Des enjeux qui nécessitent, selon ses écrits, une responsabilité politique ainsi que l’édification d’une « éthique de la technè contemporaine », afin de permettre aux hommes d’avoir un rapport intelligent à la technique, un rapport à travers lequel leur humanité demeure : « En cela, soumettre la vie algorithmique contemporaine à une critique en acte de la raison numérique qui l’ordonne relève d’un combat politique, éthique et civilisationnel majeur de notre temps »