Dans une biographie romancée d’Évariste Galois, François-Henri Désérable fait revivre le « Rimbaud des mathématiques », mort en duel à 20 ans après avoir révolutionné l’algèbre.

D’Évariste Galois (1811-1832), on sait peu de choses et le peu que l’on sait interpelle, est propice au regret. Ainsi, comme cela est rappelé au dos du livre : « À quinze ans, [il] découvre les mathématiques ; à dix-huit ans, il les révolutionne ; à vingt ans, il meurt en duel. Il a connu Raspail, Nerval, Dumas, Cauchy, les Trente Glorieuses et la prison, le miracle de la dernière nuit, l’amour et la mort à l’aube, sur le pré. C’est cette vie fulgurante, cette vie qui fut un crescendo tourmenté, au rythme marqué par le tambour des passions frénétiques, qui nous est ici racontée. »

Et pour cause : le héros de ce court mais dense récit (165 pages réunies en 20 chapitres, reflets de vingt années d’une vie bien mouvementée) était en lui-même un personnage romanesque, un archétype de la tragédie. De fait, il réunissait tous les ingrédients d’une histoire prenante. Il n’est donc pas étonnant d’être véritablement pris, attiré, fasciné par ce tourbillon qui naît, disparaît presque aussi vite qu’il est apparu, non sans avoir laissé une trace unique. Car, s’il est devenu un mythe, celui du génie trop tôt foudroyé en la personne d’un élégant jeune homme, il est aussi un des grands savants de l’époque moderne dont la pensée n’est paraît-il pas encore épuisée.

Choisir un « bon » personnage ne fait pas pour autant un bon roman. Ce serait un peu court pour rendre compte du talent propre à l’auteur, le jeune François-Henri Désérable, à peine quelques années de plus que son héros et déjà, comme lui, du talent, du travail, mais à sa différence, de la reconnaissance et un succès précoce. Déjà remarqué et publié par Gallimard en 2013 pour un ouvrage sur les derniers jours des grandes figures révolutionnaires (Tu montreras ma tête au peuple), il a désormais atteint l’un de ses rêves les plus ardents : devenir écrivain. L’échec semble certes avoir été un court temps au rendez-vous avec un manuscrit péniblement écrit lors de ses années de faculté et refusé par les éditeurs (donc encore dans les tiroirs), mais, force est de constater, là aussi, la fulgurance d’une trajectoire avec son lot d’interrogations… et sans doute de culpabilité.

Car si Évariste est un roman habilement mené grâce à la tension dramatique reposant sur diverses sources de suspense comme le possible complot dont Galois aurait été victime ou encore la mystérieuse « Mademoiselle » à laquelle le récit est adressé, c’est aussi, comme tout bon roman, un essai introspectif à résonance politique. À travers la figure du brillant rebelle, le narrateur-auteur questionne en effet l’origine du génie. Hasard ou nécessité ? Sous quels auspices naît-on exactement ? Une esquisse de réponse est proposée, à la fois rassurante et terrifiante, lors de la scène de conception du héros : « Le Vieux [désignation de Dieu], là-haut, esquisse un sourire : Lui seul sait que de cette étreinte fugace, de ce rapide va-et-vient dans le lit à baldaquin d’une maison bourgeoise aux fenêtres ornées de glycine, naîtra bientôt le deuxième enfant de la famille Galois. On le prénommera Évariste, du grec áristos – "le meilleur". Tout est déjà écrit »   … Et pourtant, non, tout n’est pas écrit. La preuve : on en fait bien des romans, depuis longtemps et encore pendant longtemps, qui s’efforcent de savoir, de dire quoi, de la vie, du génie… et de la mort.

Car une autre question, métaphysique, philosophique, qui innerve le propos concerne la malédiction qui serait propre au génie. Comme s’il fallait en quelque sorte le « payer ». D’abord, par une certaine marginalité professionnelle et sociale, ce qui fut le cas d’Évariste Galois car entre ses écrits « perdus », cachés, incompris, minimisés, il eut tôt maille à partir avec l’Académie (laquelle conserve aujourd’hui avec moult précautions et grande fierté lesdits écrits, n’étant pas à un paradoxe près). Lucide et amer, il ne cacha pas sa blessure dans la préface de ses travaux, poignante de rage et de désarroi : « On n’y voit pas […], en caractères trois fois gros comme le texte, un hommage respectueux à quelque haute position dans les sciences, à un savant protecteur, chose pourtant indispensable (j’allais dire inévitable) pour quiconque à vingt ans veut écrire. Je ne dis à personne que je doive à ses conseils ou à ses encouragements tout ce qu’il y a de bon dans mon ouvrage. Je ne le dis pas : car ce serait mentir. Si j’avais à adresser quelque chose aux grands de ce monde ou aux grands de la science (et au temps qui court la distinction est imperceptible entre ces deux classes de personnes), je jure que ce ne serait point des remerciements »   .

La marginalité fut aussi politique car Évariste Galois fut, on le sait moins et c’est pourtant essentiel dans la compréhension de sa personnalité, totale, entière, absolue, un fervent républicain. Il paya – puisque payer il faut, semble-t-il, surtout dans notre culture judéo-chrétienne. Il paya cher, d’ailleurs, cet engagement qui n’allait pas de soi à une époque où la royauté se rêvait encore pourquoi pas divine et, à défaut, constitutionnelle. D’où un séjour en prison, à Sainte-Pélagie, dans des conditions des plus délétères, des conditions à même de révolter un peu plus un esprit déjà bien échaudé. Et, pour finir, pour boucler la boucle du fatum, une amourette pas très claire suivie d’un duel pas très clair non plus, le tout se terminant mal, très mal, avec un génie laissé gisant dans un pré, retrouvé par hasard (encore lui…) par un paysan, transporté à l’hôpital Cochin pour agoniser quelques trop longues et impitoyables heures, puis jeté dans la fosse commune au cimetière Montparnasse. Juste le temps de dire à son frère, en larmes à son chevet : « Ne pleure pas. J’ai besoin de tout mon courage pour mourir à vingt ans »   .

Le pathétique règne en maître. Si dette il y avait, on est certain qu’elle aura été plus qu’acquittée. On sent bien un vent de révolte, à son tour, du côté du narrateur-auteur qui ne se satisfait pas d’hypothèses, aimerait bien avoir des certitudes pour se rassurer visiblement lui-même. D’où, en filigrane, une écriture chargée de bien des « missions » : faire revivre, rendre justice, conjurer le sort et, pourquoi pas, offrir une seconde vie, une seconde chance, à Évariste à travers sa propre vie ? Le parallèle est d’ailleurs explicitement établi entre eux deux: « […] de même que l’écrivain pour qui une phrase n’est pas une phrase tant qu’elle n’est pas la phrase, pour qui le texte est corps et souffle, rythme et puissance, grâce et poésie, pèse chaque mot avant de le placer dans l’écrin de ses pages, s’incarne dans le verbe, est le Verbe en personne, le mathématicien qui dans une simple formule ne perçoit pas autre chose qu’une suite de nombres et de symboles obscurs, mystérieux, mais un moyen de se soustraire au monde pour mieux s’en emparer, d’échapper au réel pour mieux l’assujettir, ce mathématicien-là, mademoiselle, s’incarne dans le nombre comme l’écrivain dans le verbe, est le Nombre en personne »   .

L’effet de miroir ne vire cependant en rien à la quête nombriliste. L’un des agréments de ce roman réside aussi sur une série de regards croisés : d’Évariste sur son temps, du narrateur-auteur sur ce dernier et sur l’époque contemporaine. On sent une véritable passion historique, politique, chez l’un et l’autre. Cela donne lieu à d’amples tableaux qui raniment aussi une histoire nationale (comme la révolution de Juillet) actuellement bien malmenée dans sa mémoire et ses idéaux. D’où un certain scepticisme, pour ne pas dire une véritable inquiétude, quant aux capacités de se révolter de nos jours, entre consumérisme et soulèvement voué à l’échec. Pas d’idéalisation d’hier, cependant. Pour s’en convaincre, on peut lire la description de Paris au petit matin, les faux-semblants réduits à néant avec une crudité absolument crue. Mais un contraste net et une réelle préoccupation pour nos lendemains à travers l’opposition entre les révolutions d’avant et l’attentisme actuel : « […] un jour de juillet 89 que l’on célèbre aujourd’hui en ne foutant rien, avachi devant la télé à regarder la Patrouille de France mettre le feu au ciel »   . « Allons-y dans Paris. Vous sentez comme ça bouge ? Et vous sentez comme ça pue ? […] Vous les voyez ? Vous les reconnaissez ? C’est le peuple, mademoiselle. Ébénistes, tanneurs, portefaix, porteurs d’eau, chiffonniers, gantiers, tailleurs, marchands de tabac, colporteurs, tisserands, ramoneurs, étudiants, ouvriers, arracheurs de dents, chaudronniers, imprimeurs, demi-soldes, journalistes, catins. Dans la rue, mademoiselle, l’arme au poing »   .

Si la lecture de cet Évariste est intéressante, de même que plaisante, c’est enfin grâce au style déployé par l’auteur. L’influence des grands écrivains français est palpable, de Victor Hugo à Jean-Christophe Ruffin. Parfois, l’opulence, un petit côté « virtuose », gênent la progression dans le récit. On est résolument à l’opposé d’un Antoine Choplin et de son sens de l’épure. Beaucoup de phrases très longues, interrompues par des guillemets, même si cette tendance s’estompe au fil du texte. L’auteur semble d’ailleurs conscient de ce léger défaut car, avec un humour que l’on retrouve de-ci de-là, il renonce dans un passage à énumérer tous les convives d’un repas car les mets deviendraient, à force, froids   .

Il n’hésite pas à employer un langage familier conforme à son époque, ce qui contribue une nouvelle fois à rendre le récit vivant, percutant. On pense notamment au passage sur le procès qu’Évariste dut subir, occasion d’une réflexion acide sur la Justice : « Car le juge, lui, ne s’en laisse pas conter. Il se borne à appliquer le droit, et le droit est implacable, froid : il n’a que faire des grands discours, fussent-ils admirablement déclamés. Pour emporter sa conviction, il faut se montrer vétilleux, tatillon, trouver la brèche juridique et s’y engouffrer, traquer le vice de procédure, exhumer tel précédent jurisprudentiel, invoquer tel alinéa de tel article de tel code auquel personne n’avait songé – enculer les mouches si vous voulez. Évariste eut la chance, ce jour-là, d’avoir un avocat qui sut les enculer (avec leur consentement – on restait dans la légalité) »   . Nombre de formules sont bien senties, pas recherchées pour elles-mêmes, et incitent à tourner les pages sans tenir compte de l’heure déjà avancée dans la nuit. Comme, par exemple, la fin du premier chapitre, contant la rencontre des parents d’Évariste : « En 1808, il a trente-trois ans, il est temps qu’il se trouve une femme. Elle en a vingt, il lui faut un mari. Il traverse la rue, son cœur bat : la possibilité d’Évariste surgit ».   La poésie n’est pas loin non plus, avec des images aussi suggestives à la lecture qu’à son doux souvenir. La rencontre avec Stéphanie, être fugacement aimé et probable cause du duel, en atteste : « Vous allez vers elle d’un pas nonchalant, l’ombre d’un dandy se dessine sur l’herbe, et sur le drap une autre ombre, gracile, se penche délicatement, ramasse une brindille qui fera office de signet, la pose entre les pages du livre qu’elle referme doucement ».  

On a donc hâte de se plonger dans un nouvel opus de François-Henri Désérable qui, paraît-il, s’attelle à la tâche, et, pourquoi pas dans une adaptation du présent ouvrage au cinéma. Laquelle est évoquée de façon à peine subliminale : « Ce film que personne n’a encore tourné, il m’arrive parfois d’en rêver, d’en voir quelques scènes mémorables dans une avant-première onirique, en pur esprit […] »    ; laquelle serait parfaite avec, on peut à son tour rêver, Pierre Niney dans le rôle du jeune prodige habité par un génie dont le mystère, il faut le dire, reste, au terme de ces lignes, entier