Comment cerner le mal dans son ambiguïté, alors qu'il se dérobe aux mots ? Défense d'une littérature qui fasse l'épreuve du mystère et du silence.

La littérature démoniaque

Véritablement impressionniste, La littérature à contre-nuit s’apparente plus à une succession de sensations qu’à un ouvrage critique à proprement parler. Son titre fait d’ailleurs référence à une expérience à la fois tactile et visuelle, celle du graveur grattant sa plaque de cuivre enduite d’encre pour en faire jaillir une image. Et pourtant, ce recueil n’est pas dénué d’un solide postulat : le Mal, dans une vertigineuse déchéance, se serait vilement abaissé au rang de démoniaque, entraînant dans sa chute le mystère et la parole, transformant l’un en simple secret, l’autre en immonde bavardage. Mais ce n’est pas à travers une démonstration rigoureuse et glacialement mathématique que Juan Asensio entend convaincre son lecteur. Ce serait plutôt en lui faisant renifler et reluquer les mauvais recoins de la littérature des deux siècles derniers. Mais encore, d’une façon qui déroute, d’une façon obsessionnelle et circulaire, délibérément redondante, éclectique jusqu’à la provocation.


Souvenirs des démons

Dans les sinistres bas-fonds où il s’aventure, ce sont des figures aussi diverses que Joseph de Maistre, Paul Gadenne, Georg Trakl, Ernest Hello, Georges Bernanos ou même Cormac McCarthy que l’on rencontre. Ce choix d’auteurs hétéroclites, autant, peut-être, par leur qualité que par leurs origines spatio-temporelles, apparaît comme une tentative d’approcher le démoniaque, dont "l’essence" se veut polymorphe. Oui, Asensio ne cesse de le scander, le démoniaque est partout, il se dérobe dans une ubiquité qui nous le rend d’autant moins palpable, d’autant plus inaccessible, comme un cercle dénué de centre. Ce choix délibéré de corpus éclaté et centrifuge participe certainement d’une volonté d’aller tâter les contours indéfinissables du démoniaque, de le démasquer comme le faisait déjà Huysmans lorsqu’à Lourdes, il voyait le diable dans le rictus figé des représentations modernes de la Vierge.


Soleil noir : contre-jour, contre-nuit

Volontairement non expurgé de ses redondances, ce recueil d’essais, dont l’idée est que le Mal "résiste formidablement à toute tentative d’énonciation", oblige à cette approche circulaire, quasi obsessionnelle et répétitive. Et c’est certainement en cela qu’il fait preuve d’originalité : plus qu’une  simple exégèse, La littérature à contre-nuit se veut, dans sa forme même, une exemplification de son contenu, une rencontre avec l’ambiguïté du Mal. Ses redondances volontaires, ses obsessions en tous genres, lexicales avant tout, comme le montrent  des termes rares, le mot "déhiscence", par exemple, répété avec une surprenante fréquence, apparaît comme une façon d’entrer dans le sujet, de percer le noyau labile du mal, auquel on ne peut accéder que de biais, indirectement, comme à travers un miroir.

Cette belle  invitation à la lecture, à la découverte d’auteurs peu, plus ou mal lus, met en exergue la mission de ceux qu’Asensio considère encore comme de vrais auteurs : faire sortir les mots de la souillure, retrouver le langage du silence en acceptant le mutisme malgré son impossibilité, comme Wittgenstein proclamait les limites du langage dans une impuissance revendiquée. De cet ouvrage, le lecteur ressort épuisé, comme absorbé par ce gouffre, cette béance, ce trou noir décrit comme l’une des manifestations même du Mal.

L’auteur, qui dénonce le bavardage contemporain comme une pernicieuse gangrène, comme un cancer de la parole adamique, adore les insolences et les insultes. La souillure dans laquelle, de loin, il prétend voir tremper les écrivains d’aujourd’hui, rappelle le dédain vilipendeur d’un Léon Bloy. Souvent, on frôle rageusement la condescendance, mais avec une courageuse audace qui rédime, avec une érudition qui impressionne, avec une capacité d’évocation qui donne envie de plonger dans l’abîme et les pages d’auteurs que l’on a peut-être encore jamais ou peut-être "mé-lus".