Parcours du français Pierre Pascal, de son « entrée en communisme » en URSS à la dissidence, puis au retour en France et au retrait dans la sphère universitaire.

Alors même qu’elles ont suscité un grand intérêt, les premières années du régime soviétique restent encore mal connues faute de témoignages directs suffisants et fiables : d’une part, en URSS, les écrits non-conformes à la ligne officielle disparurent lors des réécritures de l’histoire successives et leurs auteurs furent victimes des répressions ; d’autre part, les voyageurs occidentaux admis en URSS étaient soigneusement encadrés pour éviter tout retour critique   . Pierre Pascal a fait partie de ces rares acteurs en mesure de témoigner. Normalien, agrégé de lettres, il vit en Russie de 1916 à 1933. Il participe activement à la Révolution avant de se détourner du régime et repartir en France où il mène une carrière universitaire. Discret sur son parcours, il publie néanmoins dans les années soixante-dix la majeure partie du journal qu’il a tenu entre 1916 et 1929.

Ce Français russophone et parfaitement intégré à la société soviétique a donc pu observer ces transformations avec un regard critique. Il les a alors consignées et, chose rare, en a conservé les témoignages. Deux nouveaux ouvrages permettent de cerner cette figure hors-normes dans une époque de bouleversements : la biographie établie par Sophie Cœuré, Pierre Pascal, La Russie entre christianisme et communisme, et les cahiers encore inédits de son Journal de Russie consacrés aux années 1928-1929. Dans les premiers cahiers, qu’il a lui-même édités, Pierre Pascal avait inséré des articles qu’il avait publiés à l’époque ainsi que des notes explicatives, privilégiant « la clarté, la lumière à l’impression, à l’éprouvé »   . Le Journal de 1928-1929 nous livre ses seules impressions, éclairées par un bel appareil critique.

Pierre Pascal est envoyé en Russie pendant la guerre avec la Mission française. Initialement peu intéressé par la politique et les événements révolutionnaires, il s’engage activement et prend la nationalité soviétique. Il s’occupe alors de la propagande révolutionnaire en direction de la France et adopte un mode de vie en phase avec ses convictions dans « une sorte de commune ». En France, il est considéré par beaucoup comme un traître à la patrie ; il devient la première figure d’intellectuel communiste.

Un des traits marquants – et très commenté – de la biographie de Pierre Pascal est la conjugaison de la foi catholique et de l’engagement aux côtés d’un régime athée et anticlérical. Pierre Pascal a exprimé cette symbiose en parlant de son « entrée en communisme », par analogie avec l’entrée en religion. Il ne voyait pas de contradiction entre ces deux engagements, mais au contraire les liait, comme lorsqu’il affirme en 1918 : « Le peuple [russe] est révolutionnaire parce que chrétien »   .

Au moins à partir du milieu des années 1920, il éprouve un désenchantement croissant qui va se traduire par une participation moins active à l’activité de propagande. Même s’il conserve une attitude disciplinée, il est écarté des responsabilités et devient « l’âme d’un réseau de dissidents avant la lettre »   . Il se réfugie dans la recherche et s’intéresse clandestinement à la figure d’Avvakoum, dissident religieux russe du XVIIe siècle.

L’« écœurement »   est dû à plusieurs facteurs, qui transparaissent bien dans le Journal. Contrairement aux Français de passage, qui ne maîtrisent pas la langue et sortent peu des sentiers (soigneusement) battus, Pierre Pascal découvre très tôt ce qu’il décrit comme le mensonge généralisé et l’inadéquation entre les mots et la réalité. Ainsi, il évoque à de nombreuses reprises les injustices à l’usine et les conditions de vie très dégradées des ouvriers qu’il oppose à l’embourgeoisement des élites : il dénonce dans la société stalinienne une « descente à fond de train vers le marais petit-bourgeois » et une « américanisation »   . Il est particulièrement critique envers les intellectuels ralliés au régime tels que Maxime Gorki ou Romain Rolland, qui non seulement ferment les yeux sur le sort du peuple, mais tirent un profit matériel considérable de leur engagement   . Il note la confiscation du pouvoir par Staline et la comparaison des systèmes répressifs tsariste et soviétique tourne en faveur du premier   . En conséquence, alors que dans les premières heures de la révolution le jeune Pascal accepte la violence légitime vis-à-vis des « bourgeois », il déplore les campagnes antireligieuses et s’inquiète, dans le journal de 1928-1929, des répressions visant les révolutionnaires qui s’opposent à Staline. Celles des « koulak » (paysans aisés) qui n’ont souvent d’aisé que le titre.

Les pressions sur son entourage l’amènent à quitter l’URSS en 1933, à une époque où le départ est presque impossible. Sophie Cœuré évoque les difficultés à obtenir l’autorisation de partir puis celles de la réintégration dans la société française ; elle est mise en péril par la guerre et le régime de Vichy qui poursuit l’ancien communiste et son épouse russe d’origine juive. Finalement, Pierre Pascal, désormais très discret sur son engagement politique, devient professeur à la Sorbonne et une grande figure des études slaves. Il reste en retrait des débats politiques, revenant à son indifférence initiale pour la politique, mais agit pour diffuser la culture russe.

Journal et biographie se complètent parfaitement pour montrer toute la complexité d’une époque et d’un personnage, sans forcer l’interprétation lorsque celle-ci s’avère difficile