A l'aide de la psychologie cognitive, l’auteur explore les arcanes de l'expérience esthétique, la plus banale et la plus singulière qui soit.
 

L’expérience esthétique est commune

Jean-Marie Schaeffer, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, a publié de nombreux ouvrages portant sur les questions esthétiques. Il serait étonnant que les lecteurs intéressés par ces questions n’aient pas rencontré ses ouvrages. Cependant, si certains ne connaissent pas ses travaux, ils peuvent se lancer dans la lecture de cette synthèse (de recherches en séminaires), d’autant qu’elle est entourée d’une armature pédagogique efficace, au sein de laquelle un glossaire des termes utilisés, fort bien conçu, éclaire largement les usages du vocabulaire esthétique par l’auteur.

L’ouvrage va directement à son objet : l’expérience esthétique, qui n’est pas uniquement l’expérience artistique, l’auteur y insiste plusieurs fois   . L’auteur pose la nécessité de comprendre ce type d’expérience vécue : contempler un tableau, écouter une pièce de musique, lire un poème, etc. Il s’agit bien d’un type d’expérience que l’on peut reconnaître simultanément comme banal et comme singulier.

L’hypothèse de l’ouvrage se formule ainsi : l’expérience esthétique fait partie des modalités de base de l’expérience commune du monde. Cette expérience exploite le répertoire commun de nos ressources attentionnelles, émotives et hédoniques. L’ouvrage ne se contente pas de s’intéresser à l’expérience de l’art. Il renvoie plutôt à l’expérience esthétique dans son caractère générique. Ce qui pose bien entendu aussi le problème du rapport entre ces deux expériences. Réponse de l’auteur : si l’expérience esthétique est une expérience de la vie commune, alors les oeuvres d’art, lorsqu’elles opèrent esthétiquement, s’inscrivent elles aussi dans cette vie commune.

C’est la phénoménologie qui gouverne les descriptions entreprises. Il faut souligner à ce propos pour le lecteur que ce type de philosophie a de l’attrait pour l’expérience vécue, un attrait dont elle s’est fait une spécialité. Mais cela n’a d’intérêt qu’à la condition de mettre l’expérience vécue et l’expérience de l’œuvre d’art en continuité l’une de l’autre ((argument posé dès la page 18). Et l’auteur de préciser encore : le but de cet ouvrage est de remonter de toutes les expériences vers les ressources cognitives et émotives communes qu’elles mettent en œuvre.


Définir l’expérience et l’esthétique

Le premier chapitre est donc consacré à la relation esthétique comprise comme expérience. Evidemment, il faut s’entendre sur l’usage des termes, en l’occurrence au moins ceux d’« expérience » et d’« esthétique ». À cet égard, ce chapitre est tout à fait incontournable, non seulement parce qu’il expose la problématique de l’auteur, mais encore parce qu’il entreprend un travail de repérage des significations indispensables. On peut à la marge trouver des améliorations à apporter, notamment sur un point : aucune discussion n’ouvre sur d’autres possibilités (l’exercice, la réception, etc.). Afin de mieux rendre compte de l’importance de ce qui est en jeu dans ces termes, l’auteur fait d’abord appel à des constellations perceptives et situationnelles de la vie vécue. Il en puise des exemples dans la littérature, non sans souligner la difficulté théorique posée par le fait de mettre en avant des élaborations artistiques d’expériences esthétiques fictives (ici à partir de James Joyce). On se souvient que la discussion de cette question a déjà été entreprise par John Dewey (p. 21), d’autant plus d’ailleurs que ce dernier déploie une conception expérientielle de l’art. L’auteur y insiste : Dewey avait raison lorsqu’il soutenait que l’expérience esthétique ne peut que s’ancrer dans l’expérience commune.

De toute manière, l’objectif, encore une fois, est de montrer que l’expérience esthétique est un fait anthropologique, ancré dans la vie vécue. Et que l’expérience des oeuvres d’art la présuppose. Revenons donc sur l’expression « expérience esthétique », d’autant qu’on a l’impression, en début de réflexion, que l’auteur en reconstitue l’histoire en oubliant quelque peu la part de l’empirisme dans cette construction. Mais pas du tout. Evidemment, il souligne d’abord la différence, en langue allemande, entre Erlebnis (l’expérience vécue et subjective) et Erfahrung. Ceci pour mieux donner à entendre que « expérience » peut s’entendre en cinq sens au moins : l’Erfahrung, donc, ou l’expérience comme structure logique des représentations ; l’Erlebnis, ou l’expérience comme vécu phénoménal ; l’expérience au sens empiriste (le voilà donc, et il est important de rendre justice à l’empirisme et à sa théorie de l’interaction humain/monde) ; l’expérience scientifique, disons plutôt l’expérimentation ; et enfin, l’expérience comme ensemble de nos interactions cognitives, affectives et volitives avec le monde. Bien sûr, comme le remarque l’auteur (p. 39), les différentes significations relevées ne s’excluent pas toujours, et en s’appuyant sur les travaux de Martin Seel, on peut se contenter de distinguer trois sortes d’expériences : les expériences phénoménologique, épistémique et existentielle.

L’auteur écarte ensuite la confusion courante entre « esthétique » et « artistique » pour montrer que l’esthétique n’est pas une qualité de la chose mais une relation. Ce qui lui permet de se pencher plus clairement sur l’attention esthétique, d’abord grâce à la distinction opérée par Roland Barthes entre la lecture d’un ouvrage comme œuvre (rapportée à un auteur) et comme texte (au sens d’une attention esthétique). L’attention esthétique devient ici une attention exacerbée, ouverte, sans hâte de conclusion (p. 49), et même une expérience temporelle. La spécificité de l’attention esthétique par rapport à l’attention commune renvoie alors aux stratégies de réception (c.f. l’écoute musicale). Ce qui nous vaut de belles pages sur la question des formes de l’attention (p. 51 à 112), et en prime un beau rappel sur le fonctionnement des images dans Playtime de Jacques Tati.


Une question d’attention et d’émotion

Le travail d’analyse et de recherche prend alors une dimension plus approfondie. La question est maintenant celle de savoir ce qui distingue l’expérience commune de l’expérience esthétique : est-ce l’attention particulière à la chose observée ou l’implication émotive ? On ne peut pas s’en tirer en affirmant seulement que l’expérience esthétique est au moins autant une expérience émotive qu’attentionnelle. En réalité, montre Schaeffer, l’expérience en question renvoie plutôt à la manière dont l’émotion (toujours attachée à une expérience singulière) se noue à l’attention. Et l’auteur de nous donner des exemples, dans Blow Up et chez Proust. Il se lance aussi dans une longue analyse de l’émotion ((p. 120 : attraits et dégoûts, mais aussi ce qu’on appelait autrefois les « passions », ainsi que les émotions liées à la représentation d’un objet)) et des usages de termes employés à son sujet (notamment le « goût », dont on sait qu’il convient au gustatif comme à l’œuvre d’art). Les variations interindividuelles comme les variations culturelles sont aussi prises en compte. De nombreux travaux expérimentaux sont ainsi mis à contribution. Il n’y aurait donc pas d’attention spécifiquement esthétique, pas plus qu’il n’y aurait d’émotion spécifiquement esthétique. En revanche, il y a une grande différence entre l’attention et l’émotion.

Jean-Marie Schaeffer en vient aussi à la question du plaisir. Pourquoi, par exemple, lorsqu’il contemple un tableau de Ghirlandaio (p. 179) persiste-t-il à le regarder bien après en avoir identifié le thème ? Ce n’est évidemment pas parce que le tableau est source d’informations. Il s’agit d’autre chose, qu’on retrouve dans des phrases prononcées par chacun devant l’œuvre ou après une visite : « cela m’a plu », « c’était beau », ou les équivalents négatifs. L’auteur dessine avec précision les différentes positions concernant ces rapports, soulignant que la manière de les concevoir implique à chaque fois une définition et un statut différent de l’art comme du plaisir. On voit défiler David Hume d’abord, puis, par différence, Emmanuel Kant, les théories autoréférentielles de l’art, le puritanisme, etc. Autant de références qui conduisent aussi à poser le problème de précompréhension des oeuvres.


Le contexte culturel et le plaisir

Une des questions qui se pose néanmoins est de savoir comment penser cette expérience esthétique au cœur des cultures. Le chapitre V s’emploie à résoudre cette question. Schaeffer annonce cependant d’emblée l’universalité anthropologique de cette expérience. Entendons par là moins une référence à des contenus qu’à des formes. Cette expérience est présente dans toutes les cultures. Ce qui permet à l’auteur d’avancer ici une définition plus générale des acquis : l’expérience esthétique est une expérience d’attention poursuivie pour elle-même et considérée comme réussie lorsqu’elle « plaît » (p. 251). Ce qui ne néglige pas du tout les différences culturelles mais les reporte sur les contenus, les fonctions remplies, plutôt que sur l’origine générale de l’expérience. La structure de l’expérience est toujours la même, mais les faits investis et les modalités sociales peuvent différer à l’infini. Et l’auteur d’ajouter que l’expérience esthétique pourrait avoir un fondement biologique. Ainsi il nous plonge dans ce qu’il annonce tout de même comme un aspect spéculatif de sa recherche : l’exploration biologico-animalière de cette dimension, et le parallélisme possible entre les pratiques artistiques humaines et les formes de construction animalières. Schaeffer relève ainsi les traits les plus remarquables des deux activités, aboutissant à dégager des points d’apparentement   : « mon hypothèse est donc que l’activité d’attention appréciative de la femelle (oiseau) constitue un comportement marqué à la fois au niveau de l’investissement attentionnel et au niveau de l’investissement affectif, au même titre que l’est la relation esthétique chez les humains ». Il souligne par ailleurs l’origine du questionnement suscité, trouvé chez Charles Darwin   . Evidemment, tout cela suppose que l’on abandonne les raisonnements fondés sur la discontinuité radicale entre humain et animal, ou sur la dichotomie nature/culture (par ailleurs déjà largement retravaillée par Philippe Descola, dans un autre cadre et dans une autre perspective).

Au demeurant, l’attention du lecteur est encore plus soutenue lorsque Schaeffer entreprend une étude de la politique de prestige de Frédéric III de Montefeltro. C’est alors une analyse de l’expérience vécue par le prince dans ses palais qui suscite l’attention du lecteur. L’interprétation des espaces et des programmes iconographiques se construit à partir des acquis des chapitres précédents (notamment la notion de signalisation coûteuse, apparentée à celle de séduction). L’ensemble se clôt – sans doute un peu abruptement - sur une réflexion qui envisage l’idée d’une possible parenté fonctionnelle entre la situation de la sélection sexuelle et celle de la relation esthétique.

De cette exploration ressort en tout cas l’idée selon laquelle l’expérience esthétique n’a pas de solution ou de fin au sens de la résolution d’un problème ou d’une énigme qui exigerait des expériences pour trancher telle ou telle question. Elle n’est pas guidée par la recherche d’un résultat cognitif final. Nous nous y engageons volontairement, nous aimons cela et y revenons... C’est dire s’il faut encore multiplier les analyses de cette expérience