Quand six auteures contemporaines parlent de six auteures du passé qui les ont marquées et influencées, que nous disent ces portraits croisés du rapport entre vivre et écrire?

L’une : une femme de lettres actuelle ; et l’autre : une femme de lettres des temps passés, sa source influente, sa référence admirée. A l’invitation d’Isabelle Lortholary, elles sont six romancières à dresser le portrait de leur aînée, leur guide littéraire et spirituel. Car on ne saurait séparer mode de vie et mode d’écriture chez ces femmes-là. Toutes, elles ont – d’un mot qui articule ces deux modalités d’être  un style. C’est pourquoi, au-delà de ces six portraits singuliers, nous intéresse la façon dont ils posent, au fond, la même question : vivre ou écrire, faut-il choisir ?

Ecrire et revivre : Sophie de Ségur, née Rostopchine, racontée par Marie Desplechin.

Marie Desplechin voit chez la Comtesse russe cette « mystérieuse force de vie » qu’elle a elle-même « trouvée à écrire pour des gosses qui n’étaient pas les (s)iens ». Pourtant, à trente-six ans, après la naissance de son huitième enfant, Sophie de Ségur sombre dans une tristesse profonde qui durera presque vingt ans. Le temps de regarder, d’emmagasiner, de souffrir en silence… On se moque de son accent, ses garçons sont mis en pension, Eugène, son mari, la délaisse, sa belle-mère la déteste… ? Elle observe, Sophie, et à plus de cinquante ans, elle fait tout revenir au jour, car « il faut écrire ce que l’on voit », comme elle conseille à sa fille. « Il a fallu qu’elle attende cinquante-cinq ans pour arriver là. Il n’est pas né, celui qui pourra la déloger », commente Marie Desplechin, qui termine son texte sur sa propre marraine, Michèle. Sophie, à 36 ans, aurait pu mourir. Michèle à 39 ans, a quitté la vie. C’est l’écriture qui a fait diverger le destin de ces deux femmes : « [Michèle] aurait dû écrire. Pour des enfants, pour son enfance.»

Ecrire, sans vivre : Jane Austen par Marianne Alphant.

Mais comment Jane Austen, d’une vie à ce point sans histoire a-t-elle pu tirer de telles fictions ? « Elle n’a pas vécu » affirme M. Alphant qui s’attache à montrer chez elle un défaut de vie. Pas d’aventures, de voyages ; pas de grands combats, de causes à défendre ; pas de liaisons, de scandales, pas même de mariage, pas d’enfant, rien. « Je n’ai rien de très particulier à dire », écrit-elle à sa sœur, « tu sais comme je peux m’intéresser à l’achat d’un cake », à des fleurs sur des chapeaux, la mode des talons plats, trois peupliers par la fenêtre, le retard d’une malle, des tâches sur une courtepointe, « tant de choses aussi peu importantes les unes que les autres », mais dont elle fait un recueil de juvenilia, six romans dont deux posthumes et des ébauches de fictions. Secrète Jane Austen, qui se cache d’abord pour écrire, installée près d’une porte dont les grincements servent à la prévenir de l’arrivée d’un importun. Elle ne revendique pas de statut d’écrivain, ne discute pas ses contrats, laisse un de ses frères traiter avec les éditeurs. Célibataire comme sa sœur, dont elle partage la chambre, elle s’occupe des enfants des autres. Elle aime la solitude, l’isolement mais comme ses héroïnes, doit lutter contre l’incessante agitation autour d’elle d’un monde vain. Impossible de s’identifier à elle, confie Marianne Alphant. Mais elle admire la façon dont Jane Austen fait toute une œuvre de ce « rien de particulier », « un rien dont elle ne parle pas, mais un rien qui donne on ne sait quel timbre unique à son œuvre » et annonce déjà Sarraute. Jane Austen n’a pas vécu ? Si, mais en retrait de l’action, en marge du bruit du monde, car les grands événements sont intérieurs, infimes, c’est un regard, une plume qui tombe, une chaise qu’on déplace, ce qui fait un texte à défaut de remplir une vie. « Peut-être faut-il une vie décevante pour que tout soit donné par l’écriture. Peut-être faut-il connaitre l’esseulement, l’échec, le doute, le sentiment de ne pas compter, pour observer avec tant d’empathie ce à quoi l’on n’aura jamais part. »

Vivre et écrire, une question de style : Christina Campo par Cécile Guilbert.

Une femme qui a trouvé son style dans sa quête radicale de la Beauté, de l’Elégance, de la Perfection, ce qu’elle nomme « Les Impardonnables » et qui invite à traverser les apparences, à déchiffrer le destin, à lire « les motifs secrets du tapis » : telle est l’image que nous propose Cécile Guilbert de Cristina Campo. Cette auteure italienne au cœur malade vit en dehors d’un milieu littéraire sclérosé, loin d’un monde vulgaire, laid, soumis au paraître, absente d’une « époque de pachydermes dont il serait déshonnête d’exiger que l’art du cristal leur soit familier ». Dans sa tour d’ivoire – le plus souvent une petite chambre bien nette  Cristina Campo écrit plus qu’elle ne publie, mais plus aussi qu’elle ne voudrait écrire car « la parole est un danger terrible », dit-elle et « savoir se taire », commente Cécile Guilbert, est déjà « beaucoup dire ». Rare, son œuvre est exigeante, parole oraculaire venue de « l’autre monde », gnostique ou mystique. Elle arpente cet « étrange territoire qui se trouve entre l’âme et le corps », où surgit une présence (visage, livre, geste, animal, fleur, lumière, eau vive, substance…). Ce qui fait dire à Cécile Guilbert « cette femme qui n’écrit pas comme un homme (elle a usé de nombreux pseudos masculins) mais pas en tant que femme non plus, (rejoint) la cohorte de ceux seuls qui, au fond m’importent : les âmes qui écrivent comme des anges ». Quand le monde n’est plus qu’« assoiffé de mort » alors y demeurer ne fait plus sens et c’est ailleurs qu’il faut chercher à vivre: « dans la joie […] hors du temps et du réel mais dont la présence est on ne peut plus réelle. Incandescents, nous traversons les murs ».

Ecrire, à en mourir : Marina Tsvetaeva, par Lorette Nobécourt.

On ne trouve pas grand-chose, dans ce portrait, qui raconte concrètement la vie de la poétesse russe sous le stalinisme. C’est que les poètes sont ailleurs, hors d’un monde ennuyeux et mesquin, loin des « tâches maternelles et domestiques », très loin des hommes aux « projets ordinaires […] désir d’argent, de carrière, de reconnaissance », dit Lorette Nobécourt. « Il existe un royaume, Marina, dont la poésie est un seuil, un royaume fait de silence et de vide.. ». Là seulement, peuvent vivre les poètes : en écrivant. Là est la vraie vie, où tout à la fois « aimer et brûler et créer ». A la différence des autres auteures, Lorette Nobécourt prend donc ses distances à l’encontre de son aînée, morte de s’être trop exaltée, de s’être installée à demeure dans ce que la russe appelle « la suprême exaltation », celle qui lui fait écrire : « tout entière, je suis un manuscrit » ou encore  «  je ne suis pas faite pour la vie. En moi – tout est incendie ! je suis une personne écorchée, alors que vous portez tous une armure». « Marina diamantine », l’appelle Lorette Nobécourt, qui n’aura aimé personne, pas même sa propre personne, qui n’aura aimé que la poésie, au point que dans ses bras les hommes auront fait « jouir la poésie ». Ainsi se séparent les deux auteures : Lorette Nobécourt le note par ces mots ;« j’ai préféré la vie, plus que tout j’ai préféré la vie […] je t’ai couchée sur la terre brune de mon passé ». Marina Tsvetaeva, elle, a avancé toujours plus loin, toujours plus seule : « La vie m’accule de plus en plus (profondément) vers l’intérieur. […] Vivre ne me plait pas ». Elle se pend le 31 août 1941. L’écriture paie toujours le prix fort à la vie.

Ecrire et « sur-vivre » : Sylvia Plath par Gwénaëlle Aubry.

De la vie de cette auteure, G.Aubry aurait pu faire, dit-elle, « un roman-photo » : la petite fille surdouée ; la mort très tôt, du père, un allemand à l’œil aryen, gangréné, amputé, enfermé dans sa chambre ; la mère phobique à laquelle Sylvia écrit six cent quatre-vingt-seize lettres, publiées après sa mort ; l’amour fou avec Ted Hughes, le grand poète dont la notoriété progressivement l’éclipse ; une vie sous tension, bipolarisée, traversée de « deux courants électriques, l’un positif et joyeux, l‘autre négatif et désespéré » ; un suicide raté, un suicide abouti; mais avant d’ouvrir le gaz, ce geste de mère : colmater les dessous de porte pour protéger de la mort les enfants endormis dans la chambre voisine. Celle qui à dix-huit ans voulait « être tout », choisit de n’être rien : se dissoudre dans le mysticisme serait une possibilité ; dans le sexe et l’amour aussi : « je pourrais, par exemple, fermer les yeux, me boucher le nez, et sauter aveuglément dans un homme… Un beau jour, je remonterais à la surface en flottant, totalement noyée et ravie d’avoir trouvé ce nouveau moi sans moi. ». La mort est également envisagée, et frôlée : se tuer et « dans l’abjection, rentrer en rampant dans le ventre maternel ». Mais écrire est la seule solution qui permette d’être tout et rien, de se vider de soi pour « apprendre d’autres vies ». Sylvia Plath est « une sur-vivante », nous dit Gwénaëlle Aubry, ayant vécu à l’excès, revenue d’entre les morts et dont la renaissance ne peut passer que par la langue. Mais encore faut-il « rompre par la langue le lien que la langue a tissé ». L’écriture sauve si elle invente une langue personnelle. Comme celle dont Sylvia Plath nous donne l’exemple : « quand je dis "verre d’eau", j’entends tinter un gobelet de fer-blanc sur le rebord d’une fontaine. Je dois cultiver cette bizarrerie et cette intériorité simplement en demeurant moi-même et en étant fidèle à mes farfadets et démons personnels ». Alors on peut renaître, « et pas d’une femme ».

Ni vivre ni écrire et briller quand même : Le cas particulier de Louise Labé, raconté par Camille Laurens.

Enfin une femme qui, corps et âme, semble s’être donnée à la vie, à l’amour, autant qu’au verbe ! Plus Duras et Despentes que Béatrice, Laure ou Délie, elle a vécu dès ses seize ans l’amour fou et ses extrêmes contraires, qu’elle a chantés dans ses vers les plus célèbres, «  je vis, je meurs : je me brûle et me noie… J’ai grands ennuis entremêlés de joie ». Vivre et écrire aux yeux de tous le désir et l’amour de la vie : « Baise m’encor, rebaise-moi et baise… », rayonner dans la vie réelle, faire salon et briller encore au firmament des Lettres… N’est-ce pas trop beau pour être vrai ? Si, hélas… Car Louise Labé a-t-elle seulement existé ? N’est-elle pas une fiction, un objet littéraire qu’auraient inventé des hommes, Maurice Scève, Olivier de Magny, Jacques Peletier du Mans ? Pour dialoguer avec son aînée, Camille Laurens à son tour imagine une fiction : elle a trente ans, elle prépare un cours en bibliothèque et une jeune femme se présente à elle comme étant Louise Labé. Elles dialoguent. Louise, féministe, revendique pour les femmes le droit à l’écriture afin de « travaux et peines raconter », le droit à la reconnaissance, car « si quelqu’une parvient au point de pouvoir mettre ses conceptions par écrit, elle doit le faire soigneusement et non dédaigner la gloire, et s’en parer plutôt que de chaines, anneaux et somptueux habits ». « Concevoir autrement qu’en enfantant. Créer de la vie par l’écriture », approuve Camille Laurens, pour en partager le poids, dans la vie avec un amant, dans l’écriture avec un lecteur. Au fond qu’importe qu’elle ait été femme de chair ou créature de papier, puisqu’elle restera « une étoile qui brille encore après qu’elle est morte ».

Au moment de refermer ce livre, nous revenons à la question qui était la nôtre en l’ouvrant : vivre ou écrire, faut-il choisir ? Excès de vie ici, défaut de vie ailleurs… A chacune son alchimie. De ces différentes réponses, nous retenons celle-ci, qui les traverse toutes: quand écrire et vivre cessent d’être perçus contradictoirement, quand l’écriture devient le lieu même où vivre, il n’y a plus nécessité de choisir : peut alors se lever une voix singulière qui invente un monde où survivre