Alain Gillis nous explique en quoi consistent les apports de la phénoménologie à la psychothérapie.
Nonfiction.fr – Alain Gillis, vous êtes intervenu, le 9 mars, au séminaire d'une jeune association dont nous aurons peut-être l'occasion de reparler sur le site ; Utopsy. Nous n'avons malheureusement pas pu assister à votre exposé, mais souhaiterions que vous nous en disiez un peu plus sur ce qui oriente votre pratique. Nonfiction.fr s'était déjà intéressée à vos prises de parole parce qu'au milieu du débat passionnel et très peu informatif sur le packing, vous expliquiez concrètement ce que cette pratique avait été, pour vous. Vous êtes pédopsychiatre et avez dirigé un Institut Médico-Educatif pendant 23 ans. Ayant également exercé la psychanalyse, vous avez choisi de vous en détourner pour continuer à travailler en libéral, à partir d'une orientation phénoménologique. Vous utilisez même, pour désigner votre position auprès de vos patients, l'expression « thérapeute phénoménologue ». Pouvez-vous nous expliquer quel peut être l'apport de la phénoménologie à la psychothérapie ?
Alain Gillis – La phénoménologie est une des dernières orientations de la philosophie, elle est contemporaine et a déterminé une grande partie des travaux effectués par les penseurs et intellectuels de la fin du XX° siècle. Sartre, Merleau Ponty, Ricoeur, Levinas, Derrida, sont peut-être les plus connus mais il en est bien d’autres, nombreux, qui ont animé et animent encore cette tendance philosophique née en Allemagne au début du XX° siècle. Les deux grands noms de la phénoménologie sont Edmund Husserl (1859-1938), mathématicien, logicien, psychologue, philosophe et professeur à l’université de Göttingen et Martin Heidegger, philosophe et « personnage » controversé, néanmoins auteur d’un ouvrage fondamental : Être et Temps. Ces deux penseurs ont développé une nouvelle manière d’envisager la philosophie : la philosophie comme phénoménologie.
Comme nous le verrons, la radicalité du principe des principes édicté par Husserl, à savoir, « Le Retour aux Choses Mêmes », ne pouvait laisser indifférent un praticien comme Binswanger (1881-1966), psychiatre suisse, philosophe, qui, bien qu’élève et ami de Freud éprouvait des réticences tant à l’égard de la psychologie scientifique que de la conception psychanalytique rigoureusement freudienne. Le reproche qui pouvait être formulé à l’endroit de l’une et l’autre de ces deux tendances était celui de « naturalisme » : la prétention à expliquer tout embarras de nature existentielle par une relation de causalité analogue à celle dont la science fait son principe. Autrement dit, pour gagner en objectivité, pour faire comme de la science, on risquait de sacrifier la subjectivité, insaisissable par le calcul et porteuse d’imprédictibilité. Ce désir de science à l’égard de la subjectivité pouvait donc sembler passablement contradictoire avec le principe d’une psychothérapie du Sujet toujours aux prises avec le flux (inobjectivable) de l’Existence.
Binswanger fut le premier psychiatre qui s’éloigna de la psychanalyse rigoureusement freudienne pour adopter certains principes d’observation et d’analyse inspirés de Husserl puis de Heidegger.
Nonfiction.fr – Quels sont ces principes ?
Alain Gillis – D’un point de vue rigoureusement philosophique, le phénoménologue s’emploie à retrouver, par une mise à l’écart des dispositions familières que nous entretenons inconsciemment avec le monde, une perception neuve, immédiate et vive des manifestations, des phénomènes, dont les conventions de la vie courante nous ont prescrit l’oubli. Cette opération est appelée la réduction phénoménologique. Elle concerne aussi bien la perception visuelle, sensorielle et immédiate des choses du monde, que l’appréhension des concepts. Mais en premier lieu c’est au niveau de la perception que l’expérience phénoménologique peut se déployer.
L’essence des phénomènes qui viennent à nous doit être retrouvée par la description de l’expérience la plus radicale de la rencontre avec « La Chose Même », après la manœuvre de réduction. Alors se découvre un fond de vérité essentiel qu’il faut reconsidérer. Un exemple simple : on peut rencontrer le phénomène « couleur » et le décrire en termes de longueur d’ondes. Toutefois, au-delà de cet abord scientifique « ordinaire » la réduction phénoménologique dégagera un caractère essentiel, à savoir que la couleur n’est pas sans étendue. Elle est d’essence spatiale. On pourrait donner d’autres exemples insistant sur la faute originelle et régulière qui consiste à oublier que le paysage existe avant la carte qui prétend le représenter…
Ainsi, « Le Retour aux Choses Mêmes » avant toute construction théorique se révélait comme un principe capable d’intéresser le psychothérapeute confronté à des organisations existentielles dont il s’agit de dégager les aspects essentiels qui pourraient se trouver, sinon, sacrifiés, par fidélité à l’appareil conceptuel d’une théorie apprise.
Toutefois, la translation de la phénoménologie depuis le champ philosophique jusque dans le domaine de la psychothérapie n’a pu se faire sans approximation. Le thérapeute doit en effet adopter deux attitudes quasi simultanées et pourtant différentes. En effet, s’il applique la réduction phénoménologique aux propos tenus par le patient et s’il poursuit en appliquant cette réduction à lui-même, pour dégager ce qui se donne d’essentiel au sein de la rencontre, le thérapeute doit en même temps s’émanciper de cette attitude pour communiquer de façon ordinaire, « mondaine », avec le patient.
Une vigilance particulière du thérapeute doit faire en sorte que les deux « temps » jouent ensemble comme les deux roues d’un engrenage, distinctes, et toutefois entrainées dans un même mouvement. On peut toutefois apprendre à se mouvoir au sein de cette difficulté, qui est présente en toute forme d’abord à prétention thérapeutique.
Nonfiction.fr – Quels sont les éléments essentiels qui vont se trouver sollicités par la réduction phénoménologique dans un cadre thérapeutique ?
Alain Gillis – Pour répondre très succinctement à cette question, nous devons, en nous en limitant à l’œuvre de Binswanger, distinguer deux registres.
Le premier, d’inspiration directement husserlienne, tendra à dégager des altérations essentielles concernant la temporalité, la manière dont le sujet appréhende la succession passé-présent-avenir, la manière dont il use de l’espace et enfin la façon dont le sujet se représente Autrui, c’est à dire comment il constitue un Ego à la fois comparable et différent du sien propre, c’est à dire un Alter Ego.
Les différentes combinaisons de ces altérations vont constituer les « morphés sous-jacentes » (Salanskis 1998) des différents états existentiels rencontrés par le psychiatre. On y trouvera les formes d’une disposition dépressive, maniaque, mélancolique, ou encore autistique.
Pour Binswanger (que je présente ici comme le psychiatre phénoménologue de référence) l’autre registre d’inspiration sera le texte de Heidegger, à savoir Être et Temps édité en 1927.
De 1927 jusqu’aux années 40, époque d’un retour à Husserl, la conception d’un Dasein heideggerien va s’imposer dans l’œuvre de Binswanger. Le Dasein remplace alors le Sujet et le jeu des altérations évoquées ci-dessus laissera place à la description factuelle de la situation du sujet et de ses avatars en tant que Dasein. Ce terme de Dasein est difficilement traduisible. Il implique la notion essentielle d’Ouverture et de Présence. L’Être Là se développe dans la liberté, sans autre essence que celle qu’il se donne à lui-même. Le Dasein est l’Être qui Existe sous le feu croisé de ce que Heidegger appelle des existentiaux, à savoir des conditions nécessaires de l’Être Existant. Citons quelques existentiaux : l’Angoisse, le Souci, la Déréliction, le Sentiment de la Situation, le Déchoir, le « On », le Comprendre… C’est à la lumière de ces existentiaux que le thérapeute phénoménologue tentera de réfléchir, avec le patient, la situation qui contraint ce dernier à un certain mode d’être qui doit être compris pour être éventuellement modifié. On peut, par exemple, lire la situation de l’Être du schizophrène comme l’expression d’un déficit du sentiment de sa propre situation (Befindlichkeit) qui ne permet pas la mise en place d’un Projet par où le Souci trouverait en quelque sorte à s’employer dans la préoccupation. Cette constellation de concepts (dont aucun n’est exploitable à la manière d’une faculté isolée), une fois prise en compte, indiquerait le discours à tenir à tel ou tel patient, placé, aperçu et compris comme le dit Heidegger dans un des séminaires de Zollikon « à la lumière du Dasein ».
De cette dernière forme d’inspiration va se dégager la tentative d’organiser une forme de psychanalyse dite « Daseinsanalyse ». On pourra, à tort ou à raison, reprocher à cette conception de la thérapie de se réduire à une simple conversation philosophique. En effet, les notions de refoulement, de transfert et de contre transfert ne sont plus considérées comme des repères cardinaux et la conscience reprend ses distances avec un inconscient très relativisé.
La position de Sartre qui appelait de ses vœux la constitution d’une analyse purement existentielle est à cet égard la plus tranchée et reste intéressante à examiner, même si, Sartre lui-même le reconnaissait, cette forme d’analyse n’a pas encore trouvé son Freud.
Les critiques de Sartre à propos de la notion d’inconscient sont bien connues, elles datent de l’écriture de L’Être et le Néant (1943). Où la possibilité d’un refoulement constitutif d’inconscient est mise en question par le philosophe, qui considère l’impossibilité logique de refouler quelque chose sans avoir eu la possibilité de le juger, consciemment. Dès lors, pourquoi la conscience s’éteindrait-elle une fois son travail de jugement accompli. Elle persiste et l’élément soi-disant inconscient reste disponible, il est seulement mis à l’écart, il reste à disposition de la conscience qui en évite, de mauvaise foi, la reconnaissance.
Pour Sartre, cette notion de mauvaise foi vient prendre la place de l’inconscient ; la rencontre avec l’inopportun est indéfiniment différée, elle reste toutefois à portée de conscience. Dès lors, la levée du refoulement ne serait plus autre chose qu’un éclaircissement de la conscience appelée à renoncer à certaines dissimulations onéreuses pour la liberté d’un sujet, arrêté dans le cours de son existence aux environs de quelque motif surestimé.
Cette brève communication n’est pas suffisante pour instruire. Elle peut toutefois informer de l’existence d’un passage, le passage de la philosophie à la psychiatrie. Passage oublié, comme si le progrès technique pouvait nous dispenser de réfléchir la condition de l’homme, qu’il soit malade ou en bonne santé. Le psychiatre ne doit pas rompre avec la réflexion philosophique en imaginant qu’il deviendrait alors scientifique. Être scientifique impose aussi de reconnaître les limites de la science ; la neurologie est une belle chose qui ne doit pas cesser de recourir aux techniques permettant son progrès, mais la neurologie n’a rien à dire au sujet de l’Existence dont l’imagerie n’est justement pas cérébrale.
Il ne faut jamais oublier que la « machine » la plus urgente, la plus performante à disposer en face d’un homme souffrant d’Exister, est un autre homme, décidé à entrer en intelligence avec cette souffrance, insaisissable autrement.
Nonfiction.fr – Ce que vous dites au sujet du schizophrène qui, considéré par tous comme relevant du registre de la psychose et posant à la plupart des difficultés thérapeutiques souvent perçues comme difficilement surmontables, nous pose question. Je vous cite : « On peut, par exemple, lire la situation de l’Être du schizophrène comme l’expression d’un déficit du sentiment de sa propre situation (Befindlichkeit) qui ne permet pas la mise en place d’un Projet par où le Souci trouverait en quelque sorte à s’employer dans la préoccupation. Cette constellation de concepts (dont aucun n’est exploitable à la manière d’une faculté isolée), une fois prise en compte, indiquerait le discours à tenir à tel ou tel patient ». Pouvez-vous exemplifier ce point ? Quel discours pourrait, dans cette optique, être « tenu », comme vous dites, à tel ou tel psychotique ? Il ne s'agit sans doute pas de l'aider à mettre en place un projet...
Alain Gillis – Ce qu’il faut entendre par sentiment de la situation (Befindlichkeit) va peut-être donner l’essentiel de la réponse à votre question. Il s’agit là d’un existential, c’est à dire d’un trait essentiel du Dasein ; s’il fait défaut, comme chez le psychotique, la Présence, l’Ouverture au monde, la Rencontre avec Autrui deviennent difficile, voire impossible. Voyons ce qu’il en est de cet existential : le sentiment de la situation est quotidiennement mobilisé par la simple question : comment ça va ?
En général nous répondons machinalement à cette question par une formule rapide qui va de Soi. Mais, pour certains psychotiques, cette simple question peut provoquer les manifestations d’une perplexité qui n’est pas toujours comprise. Elle peut apparaître, à tort, comme une réaction d’opposition, un refus de contact, une méfiance exagérée, etc. Toutefois, la raison première s’avère plus radicale : c’est que le patient, questionné ainsi sur la façon dont il se trouve, ne se trouve tout simplement pas. Il ne se trouve pas au monde avec l’évidence lui permettant d’élaborer une réponse tout à la fois approximative et suffisante (un de mes patients refusait absolument de répondre à la question Comment ça va ? Il regardait l’interlocuteur et, sans lui répondre, lançait : Et vous-même ?). Ainsi en défaut du sentiment de la situation le psychotique reste dans les parages de la Déréliction; il interroge, il ressasse la question de l’absence de sens de sa Présence au monde. Dans cette situation il ne lui est pas possible de se sauver, de se pro-jeter. Le Dasein qui s’échappe habituellement en étant toujours en avant de lui-même (Heidegger) est ici incapable de transcendance, il est comme frappé d’involution.
Nonfiction.fr – Je demandais comment tout ceci pouvait indiquer le discours à tenir au patient qui se trouve dans cette situation.
Alain Gillis – Premièrement, une partie de la réponse pourrait être celle-ci : le patient doit d’abord se savoir, se sentir compris. Il doit se rendre compte que vous avez une connaissance précise de la situation, difficile, voire impossible, qui est la sienne. On doit lui reformuler les termes de cette situation afin de montrer le plus clairement possible notre compréhension. C’est déjà le soigner beaucoup que de réaliser cette première opération.
Une deuxième partie doit se consacrer à l’élaboration, par le commentaire, des aspects particuliers de cette situation. Il faut que ce commentaire prenne en compte non pas tant le pourquoi mais le comment très particulier de cette manière d’être problématique et néanmoins humaine. Il s’agit alors d’obtenir du patient qu’il travaille avec nous à préciser et enrichir autant que possible la représentation fragile qu’il a de lui-même.
Enfin, dans un troisième temps, il va s’agir de formuler les points communs entre une attitude existentielle problématique, celle du patient, et la problématique générale de toute Existence. Il y a là un aspect qui s’apparente quelquefois à une transmission d’information, il faut parfois renseigner le patient à propos de la banalité de certaines difficultés existentielles qu’il considère comme le résultat d’anomalies personnelles, tandis qu’elles sont le lot de tous.
Ces modalités nécessitent la mobilisation d’une créativité décomplexée qui doit chaque fois intégrer l’environnement particulier du patient. A partir d’une analyse rationnelle, la part poétique est en effet comme le principe actif d’une psychothérapie. Mieux vaudrait le reconnaître et s’en réjouir que de chercher à établir des protocoles et des évaluations sans aucun rapport avec l’homme considéré dans son Existence.
Nonfiction.fr – Alain Gillis, nous vous remercions pour cette prise de parole