Un ouvrage rigoureux et exigeant qui dresse un bilan critique des recherches sur la fiction issues de la philosophie analytique, mais aussi de la théorie littéraire, pour ouvrir de nouvelles perspectives en pensant cette notion sur un mode contextualiste.

L’ouvrage de Marion Renauld se présente dans un premier temps comme un bilan critique des débats soulevés par le concept de « fiction », notamment dans le champ de la philosophie analytique. À travers ce parcours qui fait la matière du premier chapitre du livre, l’auteure commence à marquer son originalité en révélant les insuffisances de chacune des théories qu’elle passe en revue. Elle cherche à savoir comment définir la fiction. Lectrice de Dorrit Cohn et des débats entre Gottlob Frege et Bertrand Russell, elle soulève les écueils qui se posent à des définitions qui s’appuient sur une analyse interne des énoncés fictionnels : la fiction n’est alors considérée qu’en fonction d’un certain usage du langage, indépendamment des contextes où elle est produite. Les écrits de Searle apparaissent alors comme un tournant, réintroduisant la question de l’intentionnalité et ouvrant à une lecture pragmatique de la fiction. Celle-ci demeure cependant dans le cadre de la signification des énoncés, alors que des auteurs comme Gregory Currie, Peter Lamarque et Stein Haugom Olsen, ainsi que Kendall L. Walton proposent une conception de la fiction fondée sur la relation qui s’instaure entre les attitudes des différents interlocuteurs de l’acte de communication fictionnel : Marion Renault explore ainsi les différentes manières de penser la notion de croyance feinte (make believe).

L’intérêt de ces théories réside dans leur manière de déplacer la problématique : on n’interroge plus uniquement la façon dont le langage permet de faire ou de ne pas faire référence au monde réel. Sortant de l’axe standard « vérité/réalité », les conceptions reposant sur la notion de croyance feinte posent différemment la question du rapport de la fiction au réel, non plus en termes de négation ou d’exclusion, mais dans la relation qui unit les différents protagonistes de la situation d’interlocution.

Il demeure deux écueils, aux yeux de Marion Renauld, dans ces définitions essentialistes et mentalistes de la fiction. Tout d’abord, même si elles impliquent les attitudes des auteurs ou joueurs et de leurs interlocuteurs, elles établissent une partition et définissent la fiction comme une chose en soi, close. Ainsi, elles ne permettent pas de penser ce qui, à l’intérieur d’une situation de communication fictionnelle, peut effectivement référer à une réalité : in fine, la fiction devient pur jeu ou simple œuvre d’art, elle ne dit rien du monde. Plus encore, la notion de « croyance feinte » correspond à l’idée que les interlocuteurs, face à une fiction, savent que ce qui leur est dit n’existe pas, et n’est vrai que dans le cadre de l’intrigue. Cependant, cela n’implique pas nécessairement une étanchéité de l’univers fictionnel à l’univers réel : en faisant semblant de croire à une fiction, on peut très bien s’y projeter ou y projeter tel ou tel élément de la réalité.

Plutôt que de cerner la fiction comme le propre de certains énoncés et de certaines situations, Marion Renauld propose alors l’idée de « jugements de fictionnalité » que les interlocuteurs appliquent à ces énoncés ou ces situations. Elle adopte ainsi une analyse contextualiste : selon la situation, les critères pour décider du caractère fictionnel ou non d’un énoncé ou d’une situation différeront.

Une telle définition est volontairement incomplète et elle permet justement à Marion Renauld de déplacer la problématique d’ensemble. Elle souhaite alors comprendre la fiction dans l’interaction entre trois concepts, trois compétences qui sont mises en œuvre dans l’expérience fictionnelle : l’invention, l’interprétation et l’information. Le premier terme est proprement du ressort de la fiction, mais il entre toujours dans une relation de tension avec les deux autres. Ainsi, une « approche pragmatiste du roman », qui est la visée de toute cette Philosophie de la fiction, implique de comprendre un roman à la fois comme la création d’un écrivain, ce qui serait sa dimension proprement fictionnelle, mais aussi comme une œuvre d’information (à l’instar du roman réaliste qui tente de dire quelque chose d’un univers social) et comme un travail d’interprétation (le romancier propose une vision du monde à travers le prisme d’une œuvre d’art).

Le lecteur, face à un roman, est donc pris entre ces trois attitudes. S’il lit le travail créateur du romancier, il adopte une attitude de croyance feinte mais, dans le même temps, il comprend que le roman montre quelque chose du monde ou bien tout simplement de l’écrivain, même de manière biaisée, et qu’il en propose une interprétation. L’intérêt d’une telle approche est de ne pas enfermer le roman dans une catégorie : le roman n’est pas une fiction, du moins pas entièrement une fiction, nous dit paradoxalement Marion Renauld ; et les lecteurs de romans n’y cherchent pas simplement une évasion, par le biais de la suspension temporaire d’incrédulité, mais bien aussi une lecture du réel, une image et une interprétation du monde. La fiction réside en un ensemble de jugements que l’on porte sur un artefact, sur une représentation ; à ce titre, la fiction n’est pas un concept qui permet d’épuiser toutes les potentialités de ces objets, elle n’est qu’une des nombreuses manières de les aborder.

Le livre de Marion Renauld procède d’abord à une lecture serrée de philosophes et aussi de théoriciens de la littérature. L’appareil conceptuel que l’auteure met en jeu est celui de la philosophie analytique et c’est très certainement d’abord à des lecteurs versés dans ces domaines que l’auteure s’adresse. L’une des forces de l’ouvrage, dans son exposé, est de se refuser à choisir un mode de fiction en particulier : on pourra trouver ici de quoi nourrir une réflexion sur la littérature – puisque le roman est la finalité de la démarche – mais aussi sur les arts visuels ou les jeux vidéo, comme en témoignent les références à Nelson Goodman ou à Mathieu Tricot. Cette grande ouverture exige du lecteur qu’il s’approprie du propos philosophique de Marion Renauld pour l’adapter aux objets qu’il étudie car les exemples qu’elle mobilise, à l’exception du dernier chapitre, sont traités relativement succinctement. L’ouvrage, extrêmement méthodique et rigoureux, est sans doute appelé à devenir une référence dans cette approche philosophique de la fiction dont Marion Renauld fait un bilan critique qui ouvre à de nouvelles perspectives