Par leur biographie, leurs œuvres et leur portrait par de grands photographes, cet ouvrage invite à la rencontre des écrivains les plus célèbres des XXe et XXIe siècles.
Il y a ceux, comme Pynchon, Salinger ou Blanchot, qui ont systématiquement refusé de se montrer, a fortiori de se laisser photographier. Et il y a les autres, ceux qui ont accepté, voire qui ont joué le jeu, parfois à fond, de ce qui est devenu la médiatisation. Ce sont leurs portraits que vous pourrez retrouver avec bonheur en feuilletant le volumineux (plus de 500 pages) ouvrage publié par les Éditions du Chêne, Grands écrivains. Les auteurs célèbres vus par de grands photographes.
Traduction française d’une somme d’abord publiée en Italie par un collectif de spécialistes, il présente une sélection internationale, uniquement de poètes et de romanciers, du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Une question court tout au long de la contemplation de si nombreux clichés, majoritairement en noir et blanc, plus ou moins posés, en gros plan ou en pied : que voit-on exactement et que cela apporte-t-il au regard posé sur tel écrivain, sur l’écrivain et son activité en général ?
Une anecdote d’un journaliste est à ce sujet éclairante. Il rapporte la recherche d’une photo de Jean-Bertrand Pontalis lors de son décès. Et sa déconvenue car toutes étaient d’une « platitude exaspérante ». Ce désarroi montre bien que quelque chose de spécial est attendu de la photographie d’un écrivain, comme si cette technique de saisie révolutionnaire du réel pouvait percer le mystère de la création. L’exercice peut s’avérer une quête vaine, même un marché de dupes. On verra un corps, bien humain. On admirera un regard sagace ou au contraire perdu dans les limbes, une silhouette penchée sur son bureau au milieu d’un fouillis de notes ou à l’inverse inspirée au beau milieu de la nature. Soit. Et à part cela, qu’aura-t-on vu exactement ? Que dira cette aimable mascarade… Car parfois, il n’y a pas d’autres mots pour qualifier certains clichés.
Le risque, c’est justement de ne rien voir et de ne rien comprendre. Ou pire : de croire que voir permet de comprendre. Heureusement, il reste un mystère de la création, mystérieux pour les créateurs eux-mêmes, si travailleurs soient-ils. On peut tout au mieux essayer de dessiner les contours de ce mystère. C’est d’ailleurs ce à quoi se sont attelés les photographes dont les productions sont présentes dans ce livre introduit par le journaliste et homme de lettres italien Goffredo Fofi. Ce texte, éclairant mais trop court, évoque l’évolution de l’art du portrait, la place singulière du portrait photographique et le jeu riche, ambigüe, sans doute riche parce qu’ambigüe, entre qui photographie et qui est photographié, soit souvent ici entre deux créateurs à part entière. L’enjeu est de taille : « Les maîtres des images affrontent les maîtres des mots, et quelle que soit la différence de leurs moyens, ils doivent dans les deux cas “construire”, choisir et monter. » L’impact de la révolution numérique est également mentionné, avec ce qu’elle suppose d’images à profusion dans un contexte où les auteurs, eux aussi, semblent de plus en plus nombreux. D’où une question qui vient à l’esprit : pour se démarquer, quelle stratégie adopter ? Et dans cette stratégie, quelle est la place de la photographie ? Est-ce qu’un peu de discrétion nuirait à ce point gravement à la littérature ?
On regrettera donc le manque de mise en perspective historique de ce livre par ailleurs magnifiquement illustré pour un prix qui reste raisonnable, donc accessible et pédagogique pour les plus jeunes ou les moins au fait du sujet. Ce recul insuffisant est fâcheux. Il s’agit pourtant d’un thème de recherche assez passionnant, exploré en tant que tel depuis plusieurs décennies maintenant. Pour plus d’informations, on pourra à ce titre se reporter aux publications de Pierre Bourdieu, bien sûr, sur le champ artistique, ou sur celles plus ciblées concernant le portrait photographique d’écrivain (sous la direction de J.-P. Bertrand, P. Durand et M. Lavaud ou le catalogue de l’exposition « Portraits d’écrivains de 1850 à nos jours » qui a eu lieu en 2010-2011 à la Maison Victor-Hugo). On regrettera également la faiblesse de contenu à propos de ce qui aurait pu constituer, précisément, le grand intérêt de la démarche : un vrai récit des conditions de prise de vue, une histoire de l’image proposée au regard du lecteur. C’est en un sens compréhensible car certaines photos ont été prises par des anonymes (celle d’Orwell au micro de la BBC, ou celle de Kafka en costume-cravate). La volonté, donc la conscience, de laisser une trace n’a pas toujours été manifeste. Ce n’était pas encore le temps de ces émissions de télé qui, aujourd’hui, parlent… de télé, les médias étant devenus leur propre objet sous les sunlights et les paillettes d’une forme d’ennui.
Malgré ces manques, et donc une certaine frustration, il reste que ce beau livre un peu trop « catalogue » (l’entrée est alphabétique) se parcourt avec plaisir. D’abord parce que l’on y retrouve des visages familiers à force de proximité iconique : Proust par Man Ray ; Hemingway par Capa ; Beckett, de Beauvoir, Camus, Ionesco, Mauriac, McCullers, Sartre par Cartier-Bresson ; Duras et Prévert par Doisneau ; Malraux par Halsman ; Kerouac et Philip Roth par Erwitt ; T.S. Eliot et Le Carré par Lord Snowdon ; Hesse par Freund ; Highsmith et Houellebecq par Franck, etc.
Certaines vues interpellent ensuite plus que d’autres. Telles Borges, en gros plan, de profil, regardant vers le ciel et coiffé d’un nuage comme échappé de son crâne. Ou Yourcenar, si inhabituellement sophistiquée avec sa jupe droite noire, ses escarpins et un sac à main verni posé à ses côtés comme un vrai personnage. Ou Pavese, deux ans avant son suicide dans un hôtel de Turin, scrutant chez la photographe hongroise à l’origine du cliché une réponse au pourquoi de la dureté du « métier de vivre ». Ou Neruda, sur une plage de son pays, le Chili, saisi par son ami, l’immense et sensible photoreporter Sergio Larrain qui s’est ensuite retiré pour mener une vie frugale dans son village. Ou le non-portrait (hyper-portrait ?) de Javier Marías par Scianna, une bande avec les yeux de l’écrivain nous fixant derrière une rangée de petits soldats de plomb. Ou encore García Márquez, « cent ans de solitude » sur la tête, comme un chapeau pour se protéger de l’ombre, un couvre-chef qui semble malgré tout un peu lourd et laisse l’auteur pensif. De quoi remettre avec humour l’écriture à sa place, entre trivialité et immatérialité. La remarque vaut davantage pour les portraits de Baricco, en équilibre sur un rail et Isherwood pris entre deux murs, sans que l’on sache très bien s’il reste prisonnier, s’échappe, crée ou est créé par l’interstice en question.
L’un des mérites de ces regards croisés est enfin de proposer avec chaque photo une notice biobibliographique généralement courte, vivante et informative. On retrouve certes des auteurs, mais on apprend souvent quelque chose d’ignoré à leur propos qui invite à se replonger dans leur œuvre. On découvre aussi d’autres professionnels de l’écriture. Autant dire que les fenêtres ouvertes sont nombreuses et le constat d’une parenté réelle entre tous ces acteurs ressort. On sent en effet de manière récurrente une forte énergie animée par un esprit de résistance. Résistance à la matérialité. Résistance de l’immatérialité. Résistance du mystère.
En refermant ce livre, que l’on soit rassuré : on aura vu des portraits en pied, des bibliothèques, des animaux et des objets de compagnie, mais le mystère de la création, lui, restera entier