Un « roman réel » pour raconter histoire d’un stock humain excédentaire : celui des anciens combattants et chômeurs de masse.

Ne cherchez pas l'ouvrage de César Fauxbras au rayon « sociologie », il est en littérature. « Il est sûrement en histoire. Qu'est-ce que vous croyez ? Penser-Classer, c'est notre métier », dit le libraire de la Place Clichy, qui connaît ses classiques   . Mais la presse de 1935, saluant la publication, était également déroutée : pour André Billy, écrivain et journaliste, les qualités de l'auteur « sont celles d'un journaliste » ; pour Pierre Descaves, chroniqueur radiophonique, « c'est avant tout un documentaire », tandis que Le Petit Niçois salue « un profond souci de vérité et de justice sociale ». Mais pour d'autres c'est bien un roman, et l'auteur un romancier, que l'on compare tantôt à Jules Vallès et tantôt à Maxime Gorki.

L'auteur s'y entendait aussi pour brouiller les pistes. César Fauxbras est le pseudonyme de Gaston Sterckeman, et Gaston le second prénom de Kléber Sterckeman   . Politiquement, la situation n'est pas plus claire : engagé sur la plan syndical, co-fondateur en 1936 du syndicat des officiers de la marine marchande, Fauxbras se rapproche mais reste finalement à l'écart du PCF, qui ne lui pardonne pas, dans Viande à Brûler, le personnage de Simone, secrétaire et membre unique d'une cellule parisienne, qui suggère allègrement de « laisser tomber toutes ces foutaises » lorsque le héros lui propose le mariage, avant de le laisser tomber, lui, quand il plonge dans la débine pour cause de chômage de longue durée. Anarchiste si l'on veut (il collabore à la revue Les Humbles), trop conscient sans doute de ce que les idées et même les personnes varient avec les positions sociales. Ainsi s'exprime le personnage de Chédeau, lui aussi au chômage : « Vous me trouvez bien changé, hein ? Les points de vue se modifient, quand les portefeuilles se dégonflent... Je serais devenu internationaliste dès 1928 si je m'étais occupé de sociologie plus que de peinture ».

Ainsi la sociologie, comme le chômage, mènerait tout droit au communisme et par voie de conséquence le chômage à la révolution ? Voire. On savait déjà, grâce à l'immense journaliste-sociologue que fût Siegfried Kracauer   , celui que Walter Benjamin saluait comme « un chiffonnier à l'aube de la révolution », que la révolution annoncée par le déclassement et le chômage de masse, c'était la révolution nationale-socialiste. Et on avait compris qu'il en était de même en Autriche en étudiant l'expérience des chômeurs de Marienthal   . Mais le « roman » de Fauxbras souligne un élément nouveau, en interprétant l'inertie politique des chômeurs, en dépit des efforts de mobilisation du PCF, comme un effet des premières allocations de chômage et surtout de la peur de les perdre : « Tenez, tout à l'heure, les deux flicards auraient dérouillé le copain... Je suppose qu'on aurait serré les poings, qu'on aurait eu du mal à se retenir, mais on se serait retenus... Se faire coffrer et perdre son chômage ? Tout mais pas ça. Et quand on sera cinq millions de chômeurs, on continuera à filer doux... Tant que nous toucherons dix balles, juste assez pour avoir quelque chose à perdre, nous nous tiendrons peinards, et ceux qui comptent sur nous pour faire la révolution se mettent le doigt dans l'œil »   .

C'est qu'alors, dans les années 1930, les premiers secours aux chômeurs ne représentent pas seulement un revenu minimum, mais un revenu minimum vital. La faim et la peur de la faim sont omniprésentes. Fauxbras et ses compagnons de chômage font et refont leurs comptes, comptent le pain, la graisse, le tabac et la moindre sortie. Qu'un imprévu survienne, la maladie, une dépense inévitable, ou une recette inespérée, quelques jours de travail, et l'on recompte tout. Cette obsession comptable, le héros du livre, ancien comptable lui-même, la personnifie, mais on la retrouve chez tous ses compagnons, ouvriers, employés, femmes de ménage, prostituées du bas de l'échelle. C'est qu'en dessous des chômeurs secourus, il y a les chômeurs non secourus, les refusés, les radiés, les en délicatesse avec la police ou la justice. Cette affaire de très grande importance, essentielle même, donne lieu à de riches descriptions des guichets et leurs préposés : « C'est une espèce de hangar, coupé par une cloison longitudinale afin que les serviettes et les torchons, je veux dire les bureaucrates et les chômeurs, ne se mélangent point. Cinq guichets sont ouverts dans la cloison : on s'inscrit au premier, on reçoit sa feuille de contrôle au deuxième, on montre sa carte au troisième, on touche l'allocation au quatrième. Je m'adressai au cinquième, surmonté d'un écriteau : renseignements. L'employé me donna un questionnaire ». Puis vient la queue interminable. Le temps pour le héros de se préparer à être radié et condamné : « Pour tuer le temps, je lus la liste des condamnations infligées aux escrocs du chômage. On les sale les escrocs du chômage. Cumulez l'allocation avec d'autres ressources, et vous écopez de huit jours à quinze mois de prison ; étant chômeur, prenez une concubine nantie de revenus, et vous aurez six mois pour expier ce crime. Dix autres mauvais cas se gravèrent dans ma mémoire ; terrifié, je me promis de bien veiller à ne pas devenir escroc par inadvertance ». Cette vigilance ne l'empêchera pas d'être radié.

Etre refusé ou radié condamne à l'Asile de nuit où Fauxbras a effectivement séjourné pour y réaliser un reportage. Déjà, devenu chômeur, ayant épuisé ses économies, il s'est vu relégué dans la partie annexe de l'hôtel où il résidait, dans une chambre insalubre et sans chauffage. Au bureau du chômage il se fait des copains et découvre la solidarité des fauchés qui mettent en commun leurs ressources et s'entraident entre chômeurs secourus et refusés, entre secourus et radiés. La petite bande se décarcasse pour une enfant maladive, qui a besoin de fruits frais et de médicaments, et l'on se dit que Fauxbras est en train de verser dans le mélodrame ou dans le populisme. Dans L'Intransigeant du 22 octobre 1935, il déclare pourtant : « Et d'abord, je ne suis pas un écrivain. J'ai écrit mon premier livre parce que j'étais révolté des mensonges que je venais de lire dans un bouquin trop officiel... Je ne dirai jamais que ce que j'ai vu. Je ne vise qu'à être un bon photographe. – Viande à brûler serait donc un livre rigoureusement vrai ? – Rigoureusement ! J'ai habité dans le petit hôtel pour chômeurs autour duquel gravitent mes personnages et où ils vivent exactement comme je l'ai rapporté ».

Le petit groupe rêve de quitter le pays pour une île déserte où se réaliserait l'utopie d'une société fraternelle et dès que l'un d'entre eux trouve un emploi ou touche un tiercé, on refait les comptes pour calculer combien de temps il faudra pour économiser les frais du voyage et de l'installation. Evidemment les rêves, pas plus que l'amour, ne résistent aux ravages de la débine : « Nous formions une sorte de famille tous les neuf... La crise a tué quatre d'entre nous, conduit le cinquième dans une geôle et le sixième à l'hôpital. Le diabète ne s'accommode pas du régime pâté de foie... Il sortira les pieds devant. J'espère que Jojo et Pouche survivront. Pouche a une bonne place et peut-être Jojo sera-t-il pris au métro. Quant à moi, je pèse 58 kilos, au lieu des 75 de jadis. Je m'achemine doucement vers la tuberculose et le suicide. »

Viande à brûler. Ce titre mérite une explication : « Il existe un stock que les rupins ne liquideront pas. Le stock de viande. Les chômeurs si vous aimez mieux... Au Brésil, le café que l'on vend pas, on le brûle dans les locomotives... Nous, les trente millions de chômeurs, nous devrions être traités de même. Oui, c'est ce que nous sommes : de la viande à brûler ». Mais la viande morte n'est pas mieux respectée : lorsque Chouard, un des copains de l'hôtel, meurt de la grippe, non seulement il n'y pas de quoi payer des obsèques, mais on ne peut même pas l'accompagner à la fosse commune : « Robert apprit que les morts auxquels nul parent ne s'intéresse sont enlevés par un fabricant de squelettes, qui les fait bouillir afin de séparer la chair des os. Ainsi le squelette de Victor Chouard, héros de Verdun et autres lieux, inventeur de la méthode Recta (une méthode infaillible pour gagner aux courses), ira servir à l'instruction des carabins, dans une faculté de médecine ». La viande de Verdun : c'est le fond de l'histoire, à la fois son arrière-plan et son motif constant. Aucun n'est parti défendre la patrie, tous sont partis « se faire casser la gueule » et Fauxbras éprouve la honte, à l'issue de son dégoût, de souhaiter lui aussi une prochaine guerre.

Cité pour le Goncourt de 1936, Fauxbras ne sera même pas nominé, pas plus que le livre d'André Suarnet, La grande menterie, Histoire d'un chômeur, cité la même année pour le prix, qui fait l'objet d'une recension par Jacques Lefrancq dans la revue Esprit   . Le critique reproche à l'auteur des digressions à la Barbusse et « des effets genre feuilleton » à la Victor Hugo, mais il fait amende honorable, au nom des rédacteurs de la revue, sur la question du style : « Nous savons bien dans cette Revue et dans nos groupes, quels sont nos défauts dominants, et depuis trois ans nous avons essayé de nous débarrasser du principal : ce jargon d'intellectuels, ce parler d'universitaires, qui encrasse notre plume et parfois nos idées... Ce livre est beau. Beau, de n'être pas littéraire... » Ce livre est « peuple, non populiste, ou néo-surréaliste ». Et l'on retrouve curieusement cette métaphore de la viande pour parler des parents des enfants du peuple qui ont « livré benoîtement leurs fils tout « parés » (comme on dit en termes de boucherie) pour la guerre. » Une viande qui renvoie donc les chômeurs à leur statut d'anciens combattants, « ces êtres extraordinaires qui réussissent ce miracle de cumuler la férocité de l'assassin et la veulerie du mouton parqué pour l'abattoir ». Des ressources excédentaires d'hier aux « ressources humaines » d'aujourd'hui, il y a plus d'un pas, et l'horizon de la guerre a disparu ou plutôt s'est modifié, mais la question des conséquences du chômage reste entière  

 

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