Un ouvrage de très haute importance qui devrait permettre de prendre toute la mesure de la singularité de la pensée de Dworkin.

*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre. 

La traduction, par l’éditeur suisse Labor et Fides, de Justice for Hedgehogs(2011)de Ronald Dworkin, est, à n’en pas douter, un événement éditorial. L’imposant ouvrage (554 pages) peut en effet être considéré comme le testament philosophique du philosophe, disparu en février 2013. Auteur d’une œuvre considérable, aussi bien en philosophie du droit qu’en philosophie politique, Dworkin, bien que très lu et abondamment commenté aux Etats-Unis, reste relativement méconnu en France (malgré la traduction, parfois fort tardive, de ses principaux livres). On ne peut que souhaiter, tant sa place est singulière, que cela change   .

Singularité de Dworkin

Dworkin était pourtant, depuis1977, date de la parution de Prendre les droits au sérieux, considéré comme l’un des plus grands philosophes du droit de langue anglaise. Plus que tout autre, son œuvre illustre un débat crucial entre ceux qui décrivent le droit comme un ensemble de règles, limité, pour l’essentiel, à l’ordre des faits, et ceux qui, à l’opposé, fondent sa légitimité sur des principes, en l’occurrence de justice découlant de la raison et dès lors capables d’estimer la valeur du droit. Ce débat est certes infini et il n’est sans doute pas inexact de penser que ses protagonistes appartiennent à deux champs disciplinaires entre lesquels s’accumulent les malentendus : d’un côté, les juristes qui recherchent quelle représentation du droit est au fondement des pratiques juridiques et, de l’autre, les philosophes qui examinent la représentation que leur milieu se fait du fondement du droit. Les premiers se sont ainsi plus ou moins détachés des questions substantielles. Kant, dans l’Introduction à la doctrine du droit, disait de façon suggestive qu’« une doctrine du droit simplement empirique (comme la tête de bois dans la fable de Phèdre) est une tête qui est peut-être belle, seulement il est dommage qu’elle n’ait pas de cervelle ».   C’est pour lui donner une cervelle que s’est construit le travail de Dworkin.

Dworkin était aussi un philosophe politique dont l’œuvre supporte la comparaison avec celle, dont la notoriété est pourtant bien supérieure, de John Rawls. De surcroît, sur des points décisifs, les positions de Dworkin sont beaucoup plus satisfaisantes que celles de Rawls. Elles le sont parce qu’au caractère raisonnable du pluralisme de Rawls, Dworkin cherche à montrer que l’on ne peut s’abstenir d’engagements forts sur la défense de certaines valeurs politico-morales. Parmi celles-ci, l’égalité occupe une place déterminante, comme en témoigne l’ouvrage de 2000, heureusement intitulé La Vertu souveraine, livre qui, à de nombreux égards, annonce Justice pour les hérissons.

Sorte de testament philosophique, l’ouvrage défend des positions métaphysiques(même si Dworkin manifeste une certaine méfiance, à mon sens largement justifiée, quant à l’utilisation de ce terme) qui éclairent l’ensemble de la pensée dworkinienne, tout en lui donnant un caractère improbable en ces temps où il convient d’être circonspect devant tout engagement en faveur de convictions sur le vrai, le beau, le juste. Peu d’auteurs contemporains ont la joyeuse imprudence d’affirmer qu’une théorie de la moralité politique doit se situer au niveau « d’une analyse plus générale des valeurs humaines que sont l’éthique et la morale, d’une analyse d’ensemble du statut et de l’intégrité de la valeur et […] du caractère et de la possibilité d’une vérité objective ».   Cette question de l’objectivité de la vérité est, à n’en pas douter, un marqueur décisif de la pensée de Dworkin, d’autant qu’elle le distingue fortement de nombre de penseurs libéraux.  

Le projet dworkinien est donc extrêmement ambitieux. Il s’agit de parvenir à « une théorie plausible de l’ensemble des valeurs politiques essentielles – c’est-à-dire la démocratie, la liberté, la société civile, mais aussi l’égalité  – qui montrerait que chacune d’entre elles est issue de toutes les autres et se reflète en elles ; cette analyse viserait à concevoir par exemple que l’égalité est non seulement compatible avec la liberté mais aussi qu’elle constitue une valeur que ne peut manquer de chérir tout homme qui chérit la liberté ».   Mieux encore, ajoute-t-il, « nous pouvons entretenir l’espoir de formuler une théorie de l’ensemble de ces valeurs qui montrerait que celles-ci ne sont que le reflet d’engagements plus fondamentaux encore, portant sur la valeur de la vie humaine et sur la responsabilité qui incombe à chacun de réaliser cette valeur dans sa propre existence ».   Ces objectifs sont en contradiction avec les thèses défendues par deux des courants les plus influents de la pensée libérale, le libéralisme politique de Rawls (c’est-à-dire la version du libéralisme défendue par Rawls à partir de 1993), et le pluralisme des valeurs d’Isaiah Berlin, lequel met l’accent sur le conflit entre la liberté et l’égalité. La théorie de l’intégrité que défend Dworkin (même si chez lui l’intégrité apparaît comme désirable, elle est avant tout une exigence logique) se refuse dès lors à séparer, comme le fait le contractualisme rawlsien, « la morale politique de tous les présupposés éthiques et de tous les débats portant sur la vie bonne ».   Ce refus sera l’objet d’incompréhensions aussi bien en philosophie politique qu’en philosophie du droit.

C’est donc dans Justice pour les hérissons que Dworkin donne un tour systématique aux éléments centraux de sa pensée philosophique. Il suffit de consulter la table des matières pour constater qu’aucun thème d’importance, ou presque, n’est oublié. L’ouvrage est divisé en 19 chapitres dont les intitulés montrent l’ampleur de la réflexion (parmi eux, « La vérité dans la morale », « Morale et causes », « La responsabilité morale », « Dignité », « Liberté de la volonté et responsabilité », « Egalité », « Liberté », « Démocratie », « Le droit »). L’ensemble éclaire les engagements antérieurs du philosophe à l’aune de l’idée de l’indépendance des valeurs dont la coloration à la fois objectiviste et anti-naturaliste possède une incontestable singularité.

En quoi Dworkin est-il un hérisson ?

La définition de Dworkin comme hérisson renvoie à un vers d’Archiloque, premier poète lyrique grec (VIIe siècle avant J.-C.) : « Il sait bien des tours le renard. Le hérisson n’en connaît qu’un, mais il est fameux ». Cette opposition a connu un certain succès et l’on sait qu’elle a été utilisée par Isaiah Berlin pour distinguer deux catégories antithétiques de penseurs et d’écrivains : les hérissons, monistes, face aux renards, pluralistes. Or Dworkin, contre le point de vue majoritaire, rejette ce qu’il nomme un pluralisme moral substantiel, autrement dit l’idée que les principes moraux sont inévitablement en conflit les uns avec les autres. Il sait que sa thèse d’ensemble ne sera pas populaire puisque « depuis des décennies, le renard fait la loi dans la philosophie universitaire et littéraire, notamment dans la tradition anglo-saxonne. Les hérissons, en revanche, semblent naïfs ou insensés et même peut-être dangereux »  

Mais ce rejet d’un pluralisme substantiel doit être interprété avec prudence. Il n’exprime pas, à notre sens, un désaccord sur la nécessité d’un certain pluralisme mais sur le caractère nécessairement tragique de celui-ci. En fait, Dworkin refuse de donner au conflit entre les valeurs une dimension d’incommensurabilité. La possibilité de surmonter le conflit ne passe pas par la recherche d’une définition « critérielle » (c’est-à-dire précise) des concepts politiques. Celle-ci n’est pas envisageable pour ce qui relève des normes, contrairement à ce que nous sommes autorisés à faire pour connaître le monde extérieur. Ainsi un désaccord sur la question de savoir si l‘animal que nous avons vu est ou non un lion relève bien d’un problème de critère. Si l’un d’entre nous définit cet animal par l’apparence et l’autre par le comportement, nous pouvons trouver un critère plus précis, par exemple génétique, pour trancher. Il n’en est évidemment pas de même en matière de concepts normatifs.

De nombreux auteurs pensent que l’absence de cette possibilité ne nous laisse d’autres solutions que le scepticisme. En effet, les interprétations rivales ne pourraient alors être départagées du point de vue de la vérité, puisque les désaccords interprétatifs seraient purement verbaux ou encore le reflet d’intérêts divergents. Ce n’est évidemment pas ainsi qu’il faut comprendre la position de Dworkin. La distinction entre les deux concepts de liberté, chère à Constant et à Berlin, ne peut être le dernier mot de l’affaire. C’est bien sur l’interprétation du concept que nous nous opposons.

Il est nécessaire de bien comprendre que le recours à l’interprétation permet à Dworkin de résister, à la fois, à la tentation scientiste (réduire les concepts politiques, nécessairement normatifs, à des concepts « critériels ») et au scepticisme. L’interprétation, même si elle défend l’idée qu’aucune identification d’une occurrence d’un concept quelconque n’est possible sans une théorie de la pratique dont ce concept fait partie, n’est pas une invitation à renoncer à l’objectivité des valeurs.

L’objectivité morale

Les jugements moraux peuvent-ils être réellement vrais ? Cette question ne peut être esquivée en politique : « Nous ne pouvons défendre une théorie de la justice sans défendre aussi, comme une partie de la même entreprise, une théorie de l’objectivité morale ».   Dworkin affirme, thèse radicale s’il en est, l’indépendance métaphysique de la valeur. Il pense donc injustifié de chercher à fonder l’objectivité morale sur d’hypothétiques faits moraux ou propriétés morales, qu’il nomme, pour s’en moquer, des « morons ».   L’inexistence des « morons » ne fournit aucun argument aux anti-réalistes, lesquels déduisent de cette inexistence l’étrange obligation de constituer nous-mêmes nos valeurs (comment pourraient-elles être des valeurs s’il nous suffit de les imaginer ?). Quant aux réalistes, du moins de l’espèce de ceux qui cherchent à décrire des interactions entre les « morons » et nous-mêmes, ils défendent des projets « factices ». Nous aborderons seulement ici, faute de place, les objections à l’anti-réalisme.

L’un des adversaires privilégiés de Dworkin est sans doute le plus important représentant du scepticisme, John Mackie et tout particulièrement son livre de 1977, Ethics : Inventing Right and Wrong. Pour Mackie, le jugement moral relève du désir ou des préférences et, dès lors, les critères du vrai et du faux ne sont pas applicables. Mackie défend ainsi une théorie de l’erreur pour laquelle le langage moral est illusoire ou trompeur. A l’instar des énoncés qui contiennent des prédicats magiques ou astrologiques, les énoncés moraux sont tous faux. A la revendication de vérité de ces derniers, il oppose deux ensembles d’arguments, les arguments de la relativité et les arguments de l’étrangeté. Les premiers expliquent l’absence d’accord sur les principes moraux ultimes par l’inexistence de faits moraux indépendants de nos préférences ou de nos croyances. Les seconds insistent sur le fait que des entités à la fois objectives (c’est-à-dire indépendantes de nos réactions) et prescriptives (capables d’orienter notre action) n’ont nul équivalent dans l’univers, d’où leur caractérisation d’étranges.

Bref, pour Mackie (et nombre d’autres auteurs sceptiques), l’idée d’une rationalité axiologique est sans fondement (si bien que son scepticisme n’est pas vraiment éloigné du nihilisme : tous les énoncés moraux sont faux parce que nous n’avons aucun moyen effectif de les vérifier). D’ailleurs, la diversité morale prouverait la fragilité de nos convictions morales. Ces dernières ne peuvent être causées par la vérité car, si c’était le cas, les désaccords seraient moins fréquents. Bien entendu, Dworkin ne conteste pas l’existence de pommes de discorde durables, d’une société à l’autre mais également à l’intérieur d’une société donnée. Mais le désaccord, aussi persistant soit-il, doit-il conduire à penser que nos convictions morales sont erronées ?

Dworkin concède aux sceptiques qu’ils ont raison de contester l’idée selon laquelle la vérité morale est la cause de la conviction morale. Celle-ci est, selon lui, le produit de notre histoire personnelle. Il n’est donc guère surprenant que nos convictions soient une combinaison de convergence (due au génome humain) et de diversité (en raison de l’extrême variété de nos conditions d’existence). Mais que la vérité morale n’ait aucun rôle explicatif, Dworkin ne déduit pas que la connaissance morale soit impossible. Mais alors, puisqu’il s’interdit de recourir à un ordre indépendant de faits moraux (comme il existe des faits naturels, objets de l’observation, et qui existeraient indépendamment des croyances à leur propos), comment fonder l’objectivité des valeurs morales ? La tâche paraît difficile.  

Responsabilité et vérité

L’indépendance de la morale implique, pour Dworkin, que nos opinions morales, si elles peuvent recevoir une justification, ne relèvent pas d’une explication par les faits. Dworkin considère qu’une théorie de la responsabilité morale, c’est-à-dire une théorie à propos de la manière de mettre à l’épreuve nos convictions morales, suffit à établir ces vérités morales. Une théorie de la responsabilité morale vise ainsi à fournir une version acceptable des raisons que nous devrions avoir pour tenir une conviction pour vraie. Certes ce type de raisonnement expose à l’objection de la contingence : si mon histoire personnelle avait été différente, mes convictions ne seraient pas les mêmes. Mais cette objection n’est pas décisive : toutes nos convictions, et pas seulement nos croyances morales, sont exposées à ce risque : « Je crois que la Terre est vieille d’environ quatre milliards d’années et demi. Si mes parents étaient morts jeunes et que j’avais été adopté par une famille fondamentaliste, il se pourrait bien que je crois au contraire que Dieu n’a créé la Terre que très récemment. Aucune de mes croyances au sujet du monde physique n’est à l’abri de ce genre de contingences »   .

Il n’existe pas en matière de connaissance morale, toujours selon l’auteur, de point archimédien à partir duquel un savoir stable pourrait être construit. Si cette hypothèse est plausible dans les sciences, elle ne peut l’être dans des domaines qui relèvent du raisonnement et non de la preuve. Les convictions morales doivent ainsi trouver leur place dans ce que Dworkin nomme une épistémologie intégrée.

L’épistémologie morale dworkinienne est fondée sur la notion ordinaire de responsabilité : je suis responsable si je considère l’intégrité morale et l’authenticité comme des idéaux appropriés et que je cherche à les atteindre. D’autant, et c’est essentiel, qu’il convient d’établir un lien entre la responsabilité et la vérité. On pourrait pourtant songer à se limiter à la question de la responsabilité et à ne pas se soucier de vérité. Mais, prévient Dworkin, ce serait « payer notre tranquillité au prix fort ». Insister sur l’importance de la vérité comporte des vertus précieuses : « Cela maintient ouvert le défi philosophique le plus profond de ce domaine : donner du sens à l’idée qu’il existe une manière unique de mener à bien une enquête, même si cette enquête est plus interprétative qu’empirique ou logique, même si cette enquête n’admet aucune démonstration et ne permet pas de convergence »  

Le combat de Dworkin pour ce qu’il nomme « l’indivisible dignité » est inséparable de celui qu’il n’a cessé de mener pour la vérité, parce que, pensait-il, la politique a besoin de la vérité comme de la justice, une justice qui ne menace pas notre liberté mais l’accroît, qui « rend plus aisé et plus probable pour chacun d’entre nous d’utiliser une bonne vie à de bonnes fins ». Sans dignité, écrit-il dans les ultimes lignes de Justice pour les hérissons, « nos vies ne sont que des éclairs ». Mais, poursuit-il, « si nous réussissons à mener une bonne vie, nous créons quelque chose de plus ; nous ajoutons quelque chose à notre mortalité : nous faisons de notre vie un minuscule diamant dans les sables cosmiques »