Exposition - le terme même semble inadéquat pour décrire l’ambition portée par la Maison d’Ailleurs   avec l’installation Alphabrick   qui, en fait de monstration, déploie plutôt une curieuse machine à penser. Le visiteur innocent ou le geek furieux qui pénètreront dans le musée suisse de la science-fiction et de la fantasy seront tous deux pris à revers par cette approche qui, si elle fait usage de la vitrine et des traditionnels procédés propres au système muséal, se donne pour objectif d’en transcender les codes et les réflexes.

Trois mythologies contemporaines sont convoquées au coeur du dispositif Alphabrick : imaginées par H. P. Lovecraft, J. R. R. Tolkien et G. Lucas, elles ont marqué le XXe siècle et le maillent de leurs multiples relectures et réinterprétations. Les récits sont ici un point de départ, plutôt qu’une source de fascination. Le monde de Cthulhu, la Terre du Milieu et la galaxie de Star Wars sont amenés à former des univers étendus qui dépassent l’acte premier de création de leur auteur. Bandes dessinées, films, jeux de rôles, jeux de plateau ou encore jeux vidéo : l’imaginaire des trois créateurs se déplie d’une manière presque infinie, d’une réinterprétation à l’autre.
 
Ces actes successifs de re-création des univers mythologiques sont ici désignés comme des “briques” dans le cadre de l’exposition. D’abord présente comme métaphore, cette brique intègre dans son principe modulaire le processus de construction par étapes propre aux récits et métarécits autour de ces univers de référence. Le module s’invite aussi dans toute sa matérialité, mais c’est encore comme part d’un processus créatif, par exemple lorsque une boîte de jeu Lego® propose de reconstituer une scène du film de Peter Jackson intitulée Une rencontre inattendue   .
Auteurs, lecteurs, joueurs : tous se retrouvent dans ces récits compris comme une architecture évolutive, à laquelle Alphabrick donne toute sa mesure. Le visiteur aborde les univers des trois auteurs en replaçant les œuvres dans leur contexte, à partir des premières éditions. L’intérêt est historique, bien sûr, mais se déploie aussi au-delà ; car déjà les premières éditions semblent annoncer graphiquement les hybridations à venir, telle cette couverture de The Hobbit, publié en 1937 chez Unwin : là, les couches successives de bleu et de vert inscrites sur la couverture de l’ouvrage racontent autant la spécificité d’un territoire - la Terre du Milieu - que le fonctionnement, par feuilletage de références, de l’univers en formation.
 
L’extension est donc le modèle transversal qui marque la spécificité des trois univers. Prenant acte de cette nature presque virale des récits, l’exposition met en friction ces trois géants mythologiques, pour en extraire leur substance propre. Chez Lovecraft, c’est la modalité kaléidoscopique du récit qui fait jour : chaque texte court produit dans le sillage de L’appel de Cthulhu (1926) participe à la création de que l’on appelle depuis lors “le Mythe”, et qui s’incarne dans le domaine du jeu de rôle ou encore de la bande dessinée (avec Druillet dans les années 70, Andréas dans les années 90 ou chez Sorel & Mosdi dans les années 2000). Le rejeton le plus étonnant de cette prolifération lovecraftienne reste l’édition du Necronomicon, livre fictif pensé par l’auteur américain dans Le Molosse en 1922 et dont est ici présentée l’édition de 1973 - chaque page, supposément écrite par Abdul-El-Azred, un “Arabe dément”, ouvre sur un vertige typographique renversant.
 
La fragmentation de l’univers de Lovecraft contraste avec la logique propre à la Terre du Milieu qui relève quant à elle d’une esthétique de la complétude. Ayant d’abord refusé d’intégrer des illustrations à son travail, Tolkien compense l’absence de visuels par une exhaustivité inégalée, qui servira des matérialisations visuelles ultérieures, notamment du côté de la cartographie   . Cette approche encyclopédique semble d’ailleurs trouver son pendant dans les ouvrages publiés à la sortie de la seconde franchise Star Wars, tel ce Incredible Cross Sections   qui décline les objets de l’univers de Lucas en s’appuyant sur les codes du dessin industriel. Une approche similaire est lisible dans Lego Star Wars : l’encyclopédie illustrée publiée en 2009 qui inventorie les objets de l’univers de Lucas pour mieux les décomposer, accompagnant chaque personnage de commentaires fléchés, à la manière du naturaliste soucieux. Carte, croquis technique, notice scientifique : tous ces codes de représentation sont convoqués et détournés pour façonner la chair de ces fictions.
 
Si Star Wars semble ainsi davantage s'inscrire du côté de l’objet, Le Seigneur des Anneaux donne quant à lui une place capitale à la géographie et à sa mise en forme. Les deux franchises se rejoignent néanmoins sur le plan de la temporalité. S’il est commun d’identifier ces univers avec les productions hollywoodiennes qui les ont portés, un cartel opportun rappelle que ces récits filmés ne sont qu’une infime partie de chronologies bien plus importantes : les deux trilogies Star Wars ne couvrent que 36 années des 36 000 projetées par Lucas, tandis que les événements couvert par Le Seigneur des Anneaux font figure d’épisode dans le Troisième  âge de la Terre du Milieu. Alphabrick joue ainsi à désaxer les représentations de nos mythes : il y a plus de récits pour raconter Star Wars dans les 2000 comics publiés par l’éditeur Dark Horse que dans tous les films de la franchise rassemblés.
 
Ce double mouvement d’enrichissement et de déclinaison des univers possède une incarnation visuelle fascinante, célébrée ici par un totem commun, la brique Lego. D’un étage à l’autre, de l’inventaire des représentations sous forme d’ouvrages et de produits, à la collection de dessins de Benjamin Carré et John Howe, le visiteur découvre trois stèles rouges, installées de manière permanente dans le musée et réinvesties différemment selon les expositions, mais curieusement de circonstance dans un parcours qui métaphorise la pensée du module. Ces totems prolongent par le son ce que l’image avait amorcé ; ainsi le diorama Invocation d’un sombre rejeton de Cthulhu, créé pour l’occasion par Sylvain Amacher, fait écho aux accords de “The Call of Ktulu”, chanté par Metallica en 1984. Réécouter le très célèbre thème de Star Wars écrit par John Williams est aussi l’occasion d’en évoquer les inspirations, de Richard Wagner à E. W. Korngold.
 
Partie de l’infini des représentations, l’exposition se veut également une célébration du mini, du micro - c’est d’ailleurs un des aspects programmatiques de la brique, toujours minuscule par rapport aux ensembles qu’elle est capable d’engendrer. Le tout petit module est ainsi poussé hors de l’échelle et de la visibilité du jeu : les dioramas produits par SwissLUG - l’association suisse des fans de Lego® - fascinent ainsi par leur ampleur, quand ils jouent à faire entrer le spectateur dans la Comté - l’une des régions dans lesquels se produisent les aventures contées par Tolkien - ou à récréer le volcan antédiluvien où Anakin devient Darth Vader. À tout moment, ce registre du très grand, couplé à celui de l’infini potentiel de l’univers étendu, bascule dans le peu - lorsque le regardeur, renvoyé soudain au matériau plastique, voit l’objet plutôt que le récit. Cette bascule est alors l’occasion de retrouver le plaisir particulier de la miniature, entre vertige des possibles et contrôle du monde lilliputien, sous la forme maîtrisable et familière du jeu. L’élasticité des échelles, induite par le modèle de la brique, écrase l’infiniment grand (une galaxie fort, fort lointaine) sur l’infiniment petit (la multiplicité des gadgets, objets). Cette tension apparaît aussi dans l’espace de Jules Verne, abordé en marge de l’exposition, lorsque la modélisation d’une horloge Steampunk (ou “rétrofuturiste”) rencontre celle, dans le même registre, d’une locomotive (réalisées par LémanLUG). Façonnés sur une même base matérielle (la brique), ces deux objets témoignent de la versatilité du jouet Lego, mais aussi de la versatilité propre au modèle de pensée élaboré sur la base de ce motif.
 
Le diorama fascine donc en même temps qu’il interroge, et ce faisant invite à faire une expérience alternative de ces récits. Plutôt que de suivre un fil narratif qui fonctionne sur la base de personnages actants, le dispositif du diorama replace le focus sur des environnements, des géographies, des atmosphères.

La miniature n’est pas la seule entrée contemplative de l’exposition Alphabrick. Dans les œuvres de Benjamin Carré, dessinateur officiel de l’univers Star Wars (on lui doit de nombreuses couvertures des comics The Old Republic et Knights of the Old Republic), les personnages divorcent de leurs aventures, à la manière d’un Darth Vador représenté en train de caresser pensivement son vaisseau   , ou, sur un mode plus référencé encore, la rencontre improbable entre les personnages et leur figurine de plastique. Ce passage par l’illustration apporte une nouvelle brique à un ensemble de memorabilia déjà conséquent, et possède le mérite de faire quitter le monde des objets pour inscrire la réflexion du côté des pratiques. Ce sont ici les premières esquisses de John Howe, qui prendront forme dans les scènes du film de Peter Jackson, ou là les croquis numériques de Benjamin Carré, qui témoignent de la mobilité de ces univers, toujours remodelés, en cours d’extension et de complexification.
 
En convoquant le domaine de l’illustration, Alphabrick renverse ici encore quelques hiérarchies. Elle invite à considérer les esquisses inachevées non comme le prélude de la couverture du comic final, mais comme une autre histoire non racontée, un autre devenir possible de la mythologie, voire une uchronie à part entière. Carré et Howe viennent ainsi apporter des briques supplémentaires, une possibilité de contemplation là où le nouvel espace multimédia propose de jouer et d’interagir avec les univers évoqués, du jeu d’arcade aux plus récentes offres sur tablette. Dans ces dernières, ce n’est pas Star Wars ou Le Seigneur des Anneaux que le joueur explore, mais ces mêmes univers traduits en Lego.  Parti du récit, le Lego devient la base d’une nouvelle histoire dans laquelle la matière plastique, transcendée, s’invite du côté d’un autre module, le pixel. Mais ce nouveau geste d’hybridation des médias, qui appartient au processus même d’écriture des univers étendus, fonctionne aussi comme suite de poupées gigognes. Si la métaphore qui maille l’exposition invite à penser nos mythologies telles des architectures, elles nous apparaissent aussi comme des monstres sacrés, cannibales, se dévorant, s’assimilant et restituant le mythe, à n’en plus finir