François Ponchaud, prêtre de la Mission catholique du Cambodge, est considéré comme l'un des meilleurs connaisseurs du Cambodge, où il vit depuis plusieurs décennies et dont il maîtrise parfaitement la langue khmère. Il vécut l'arrivée des Khmers rouges à Phnom Penh le 17 avril 1975 et l'évacuation dramatique des étrangers et Cambodgiens réfugiés à l'ambassade de France – qui fut racontée par François Bizot dans son livre Le Portail. François Ponchaud fut l'un des premiers à saisir la logique génocidaire du régime des Khmers rouges en recoupant les premiers témoignages des réfugiés avec une écoute assidue de Radio Phnom Penh, la voix du Kampuchéa démocratique. Il en tira son livre Cambodge, année zéro publié en 1977 aux éditions Julliard. Gilbert Lam et Nicolas Leron sont allés le rencontrer à Phnom Penh le 6 janvier 2015. La retranscription de l'entretien a été relue et revue par François Ponchaud en mars 2015.
Qu'est-ce qui vous attache au Cambodge ? Quelles sont vos activités dans le pays ?
Vaste question... Je suis prêtre de la Mission catholique du Cambodge. J'ai été envoyé au Cambodge par mes supérieurs en 1965, il y a cinquante ans, pour renforcer une petite équipe de jeunes prêtres. Je ne savais pas exactement ce que je venais y faire, mais j'ai commencé à apprendre la langue et je me suis passionné pour ce peuple qui mérite une affection particulière. Ensuite, après cinq ans de paix, en 1970, a éclaté la guerre civile. Je me suis réfugié à Phnom Penh parce qu'il était impossible de vivre à la campagne. Je suis l'un des rares étrangers qui aient été prisonniers des Vietcôngs et qui soient encore vivants. Tous les autres ont été tués.
Vous avez été prisonnier des Vietcongs ?
Oui, pas très longtemps, en mai 1970, quand les Nord-Vietnamiens et les Vietcôngs, c'est à dire les communistes du Sud, ont envahi le Cambodge, après la destitution du prince Sihanouk. Et j'ai même entendu le prince Sihanouk, par une cassette radiodiffusée, appeler les paysans à se révolter contre le fasciste Lon Nol. J'ai alors commencé à faire beaucoup de travaux de traduction afin de former des responsables de l'Eglise, car je me disais que je n'avais plus que quelques jours, quelques mois ou quelques années à vivre au Cambodge avant d'être expulsé. Ça m'a occupé jusqu'en 1975. J'ai assisté à la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, puis j'ai été pendant dix-huit ans au service des réfugiés, en France, en Thaïlande, aux Etats-Unis, et également en Australie. C'est ce qui m'a donné l'occasion d'écrire deux livres sur le Cambodge : Cambodge année zéro, paru en 1977 et La Cathédrale de la rizière, paru en 2000. Un peu plus tard, Benoît Fidelin a également composé un livre sur moi intitulé Prêtre au Cambodge. Je suis revenu au Cambodge en 1993 et j'y vis depuis. En 2009, j'ai démissionné de toutes mes fonctions officielles au sein de l'Eglise puisque j'avais 70 ans. C'était le moment de passer le flambeau aux plus jeunes.
Que faites-vous depuis ?
Depuis les années 2000, au contact avec de nombreux paysans pauvres, j'ai beaucoup fait et continue à faire des travaux de développement. J’ai commencé par le village de Phum Kulen Prohm Tep, en plein cœur de la province de Préah Vihéar, dans le Nord du Cambodge. J'y suis allé avec ma collaboratrice, en 2000. Voyant la pauvreté et la misère des gens qui venaient à peine de sortir de l'emprise des Khmers rouges , je n'ai pas pu résister. Le premier travail fut de construire un collège. Il y avait à peu près 350 garçons et filles qui étudiaient dans une école en tôle ondulée où régnait une chaleur épouvantable. J'ai ensuite construit deux écoles primaires, notamment dans un village très éloigné où la pauvreté était telle que même le gouverneur de la province, Monsieur Préap Tan, était abasourdi devant la misère des gens. Quand il a inauguré cette école avec moi, sa première question fut, avant toute salutation d’usage, De quoi mourrez-vous ? Il était vraiment stupéfait de constater l’état des villageois. Ce village s'appelle « Cochon pendu », Pyour Chrouk. J'ai ensuite construit trois écoles maternelles, et à peu près 5 ou 6 kilomètres de route, car il n'y avait pas de route pour desservir ces villages. J'ai fait creuser une quarantaine de puits, aidé 285 enfants orphelins, etc...
Lorsque je fus nommé dans la province de Kompong Cham, à la limite avec celle de Prey Veng, les villageois affolés me disaient cette année le riz n'est pas bon, il est « scâk », comme on dit en Cambodgien. Il y a des épis, mais le riz est sec à l'intérieur. Je ne vous donnerai pas de riz, leur ai-je répondu, mais avez-vous une source d'eau ? Ils me disent Oui, à 5 km, les Khmers rouges nous ont fait creuser une marre et construire un barrage, mais le canal d'adduction d'eau n'est pas assez profond. — Qu'à cela ne tienne, nous allons le recreuser. J'ai proposé ce travail au chef de village qui a refusé. C'est de l'idéologie khmère rouge, on n'en veut pas ! — L'eau n'est ni rouge, ni bleu, ni blanche, lui ai-je répondu. Sachez que si vous avez besoin un jour de recreuser ce canal, je suis partant. Puis il m'a demandé de refaire le chemin qui traverse le village. Je lui ai répondu que ce n'était pas à moi de refaire la route, mais bien aux villageois. Si vous faites la route, je vous aiderai. Un an après, tous les gens du village étaient en train de creuser un fossé de chaque coté du chemin et de mettre la terre sur la route, si bien qu’elle a été élevée de 50 cm. Elle est désormais hors d'eau toute l'année. Le chef du village me dit alors Maintenant, il faut nous aider, comme vous l’avez promis. — Puisque vous avez fait quelque chose, je vous aide ! Je lui ai demandé ce qu'il voulait et il m’a demandé cent camions de terre rouge, de la latérite. Durcie au soleil, cette terre devient dure comme du goudron. Donc, je lui ai fait étendre cent camions de latérite. On a couvert 100 mètres seulement. Attendez, je vais demander à une ONG qui va peut-être me donner de quoi vous aider. Un de mes amis français, qui avait vécu au Cambodge où il supervisait les finances du pays au temps du prince Sihanouk, devenu ensuite second président de la Cour des comptes de Paris, venait de fêter ses cinquante ans de mariage. À cette occasion, ses enfants lui avaient offert une coquette somme d'argent qu'il m'a envoyée. Avec ça, j'ai pu ajouter 500 camions de terre rouge. Cette route a été le facteur déclenchant, car le chef du village s’est rendu compte que je ne parlais pas à la légère : quand je promettais quelque chose, je le faisais. Il a donc été d'accord, en 2000, soit un an après, de faire recreuser le canal. Nous avons refait un barrage d'environ 800 mètres de long, qui était endommagé par le temps, et nous avons creusé 6,5 km de canaux.
Avec quelle entreprise ? Avec de la main d'œuvre locale ?
L'entreprise, c'était toute la population. Ces travaux ont permis d’irriguer quatre cents hectares, appartenant à la population de douze villages, où vivaient environ 15 000 personnes.
Y avait-il un ingénieur pour superviser les travaux ?
Aucun ingénieur, l'ingénieur, c'était le peuple. Les paysans savent travailler. Il faut leur faire confiance. Effectivement, nous avions fait faire une étude par le service des eaux de la province. Mais finalement, on ne s'en est pas servi. Les paysans connaissaient mieux leur terrain que les fonctionnaires de Kompong Cham. Pendant le mois de mai de l'année 2000, tous les villageois, hommes, femmes et enfants – il ne faudra pas dire que j'ai fait travailler des enfants. Non, je plaisante ! –, tout le monde était à la bêche et au petit panier.
Ensuite, en 2004, il y a eu de nouveau une sécheresse sévère. En décembre, je n'avais jamais vu les paysans aussi anxieux, désespérés qui me disaient Mais que va-t-on manger cette année ? Il n'y a rien dans les épis... ! Car il faut savoir que depuis le 9 octobre 2004 jusqu'au mois d'avril 2005, il n'est pas tombé une seule goutte de pluie. Les tiges de riz étaient très belles, mais au moment de la floraison, comme il n'y avait pas eu d'eau, le riz a fleuri, mais il n'y a rien eu dans les épis. C'est ce qu'on appelle le phénomène d'échaudage qui est bien connu. Je ne vais pas vous donner du riz, leur ai-je dit, vos chefs ont coupé la foret et ils ont enclenché le rythme des inondations et de la sécheresse. Il y a, de plus, un changement climatique mondial. Alors je vous conseille de faire des travaux d'irrigation : canaux, mares ou barrages... Réfléchissez par village et choisissez ce que vous voulez faire. Plusieurs villages ont décidé de faire des mares pour stocker l'eau. Ils en ont creusé sept, dont certaines font 5 500 m3. Tous à la bêche et au petit panier ! D'autres ont décidé de refaire de petits barrages khmers rouges, car les travaux khmers rouges étaient loin d'être idiots. Dans la gestion hydraulique, les Khmers rouges ont réalisé de bonnes choses. Dans mon secteur, j’admire ces travaux, mais le coût humain était absolument inqualifiable, injustifiable, monstrueux...
Aujourd'hui, vous êtes toujours dans ces travaux de développement ?
Oui, je continue toujours. De fil en aiguille, on a commencé à construire des latrines. Une latrine revient à peu près à 200 dollars. Le paysan paie 40 dollars, fait le terrassement et nous payons le reste. Nous privilégions les pauvres. Ceux qui ne peuvent pas payer travaillent pour environ 20 dollars. Nous les dotons d’une fosse sceptique : on met deux buses l’une sur l’autre, cimentées au fond. De temps en temps, il faut les vider. À cette période, un ami de Fronton, qui a créé l'association Action Cambodge-Fronton pour récolter de l'argent pour les travaux que nous faisons, me dit Il ne faut pas faire des latrines, mais des biogaz ! Renseigne-toi, il doit en exister au Cambodge. Je me renseigne. Effectivement, dans mon district, il y avait un artisan qui installait des biogaz. Le système est très simple. On construit une cuve enterrée de 4 ou 6 m3 en briques pleines. Sur le côté, est branchée une buse, où le paysan met 60 kg de bouse de vache par jour mêlés à 60 litres d'eau. Il touille bien, puis tire une trappe, et le tout tombe dans la cuve. Ça fermente et puis du méthane à l'état pur sort par le haut de la cuve. Une vanne permet d'ouvrir et de fermer l’arrivée du gaz. Le résidu est poussé par la pression interne vers deux grands réduits où il peut sécher. On branche également les WC sur la cuve. Tous les microbes sont morts, ainsi que les graines des mauvaises herbes. Donc c'est génial ! Les avantages : en premier : la santé publique monte en flèche. Il n'y a plus de bouses de vache ni excréments humains dans les villages. Donc les gamins qui se baladent les fesses à l'air n'attrappent plus de parasites. Deuxièmement : le respect de l'environnement. Les plus grands pollueurs, ce ne sont pas les voitures, contrairement à ce que l'on croit, mais les vaches qui fabriquent beaucoup de méthane dans leurs bouses. Donc ce méthane ne pollue plus. Les femmes n'ont plus besoin d'aller couper la forêt pour faire cuire le riz, car une installation de biogaz permet de faire cuire le riz pour deux familles et d’éclairer deux lampes. Troisième intérêt qui n'est pas du moindre, il produit 15 tonnes d'engrais par an. Cela permet de faire de la culture bio.
En arrivant au Cambodge, la chose qui nous a frappés, c'est la pollution plastique des sols et des eaux. Y a-t-il une prise de conscience et des actions entreprises par rapport à ce problème ?
Non. Le gouvernement khmer a saccagé ses forêts primaires. Les provinces de Ratanakiri et de Mondolkiri, jadis couvertes de forêts, sont devenues désertiques. C'est vraiment une catastrophe ! Cette forêt absorbait du CO2 et renouvelait l'air. Partout ailleurs, des sacs plastiques sont jetés n’importe comment. Il faut excuser les Cambodgiens, car il y a 20 ans, il n'y avait plus rien au pays. En 1990, il n'y avait aucune voiture, aucune route goudronnée. On a assisté ensuite à une croissance économique extraordinaire. À l'époque, le PIB individuel s’élevait à moins de 100 dollars par an. Maintenant, on est au-dessus de 1050. Ce sont des paysans qui sont venus peupler Phnom Penh, après la chute des Khmers rouges, en 1979 : ils ont continué à vivre en ville comme ils vivaient à la campagne, là où ce sont les cochons qui font le service de voirie. Donc ils jetaient tout et la ville était devenue infecte. Progressivement se sont établis des services de ramassage des ordures, il y a eu peu à peu une prise de conscience. Par exemple, dans mes travaux de développement, j'ai 10 écoles maternelles. Je suis intransigeant avec les enfants : avant et après la classe, ils vont ramasser tous les papiers sales. Ils doivent prendre ce réflexe tout-petits.
Ce qu'on a vu, ce sont des personnes qui ramassaient les papiers et les déchets plastiques pour les brûler au bord de la route, dégageant des fumées toxiques...
Oui, mais qu'en faire d'autre ? Pour le moment, il n'y a pas de déchetterie à proprement parler, il n’y a que des décharges d’ordures. Quand j'étais dans les camps de réfugiés, en Thaïlande, certains avaient trouvé une idée que l’on pourrait donner aux gens d'ici. Ils ramassaient tous les plastiques et les faisaient fondre dans un récipient, puis en distillaient la vapeur avec un serpentin. Ça donnait du pétrole lampant pour brûler dans les lampes à huile.
Comment voyez-vous le système politique cambodgien actuel ? On discutait avec une gérante de guest house qui nous disait que Sam Rainsy devrait finir par arriver au pouvoir, que le gouvernement actuel était en perte de vitesse.
Nous sommes dans un pays dont presque tous les responsables sont d'anciens Khmers rouges. Ils n’ont pas abandonné ce type d’idéologie dans la gestion de la population. En revanche, sur le plan économique, ils ont adopté le capitalisme le plus sauvage. Jamais les dirigeants actuels n’accepteront de quitter le pouvoir volontairement. C'est une illusion que de penser l’inverse. Il y a tout de même de petites évolutions vers plus de démocratie. Il y a deux ans, le 28 juillet 2013, ont eu lieu des élections qui ont été grossièrement trafiquées : un million d'électeurs n'ont pas pu voter, car on avait supprimé leur nom des listes électorales. Le soir des élections, la speakerine de la télévision d’Etat énumère les résultats province par province. Pour le parti du Peuple Cambodgien, le parti du pouvoir (PPC), c’est la déconfiture dans les trois premières provinces. L’émission s’arrête. Une demi-heure après, le ministre de l'Information annonce que le PPC a tant de voix, tant de députés, et qu'il a gagné les élections.
Il n'y a pas eu de supervision des élections par l'ONU ?
Ni de l'ONU, ni de la Communauté internationale. « Après les élections de 2008, vous n'avez pas tenu compte de nos remarques, donc ce n’est pas nécessaire d’envoyer des observateurs, » a-t-on fait savoir au gouvernement cambodgien. Quelques Etats ont reconnu immédiatement le gouvernement du Cambodge : bien sûr, le Vietnam, la Chine, la Hongrie, puis la Thaïlande. C'est à peu près tout. Bien plus tard, la France, l'Australie. Jean-Marc Ayrault a toutefois félicité le Premier ministre Hun Sen pour sa victoire. C’est d'autant plus curieux, puisque la France reconnaît les Etats, mais pas les gouvernements. L'ONU reconnaît de facto le résultat des élections. Sam Rainsy, leader de l’opposition, le Parti du Salut National du Peuple Cambodgien (PSNC), et ses 55 élus ont boudé l’Assemblée nationale, pour ne pas cautionner un Parlement de parti unique, « un gouvernement voyou », selon leurs propres termes. Durant la fin de l’année 2013, des manifestations pratiquement quotidiennes ont réclamé en vain de nouvelles élections, ou un partage du pouvoir. Le 29 décembre, les ouvriers des usines s’y sont joints : le Premier ministre a alors envoyé l'armée qui a battu et emprisonné un certain nombre de gens, dont plusieurs moines. Le 3 janvier 2014, la brigade 911 a tiré sur les ouvriers, faisant 4 morts et 46 blessés, et arrêté une vingtaine d'ouvriers, emprisonnés près de la frontière vietnamienne dans un quartier de haute sécurité.
Le 22 juillet 2014, Sam Rainsy a passé un accord avec Hun Sen pour cesser le boycott de l'Assemblée nationale par les députés de son parti. Le Premier ministre Hun Sen a donc désormais un gouvernement reconnu sur le plan international. L'opposition a obtenu cinq présidences de commissions parlementaires. Le gouvernement s'est engagé à modifier la loi sur le comité national électoral qui supervise les élections, en vue des prochaines élections, ainsi que la loi électorale. Sam Rainsy a joué le jeu, mais sa base populaire résiste jusqu'à ce jour. Ses partisans estiment qu’il recherche les honneurs plus que le bien du peuple. C’est exagéré. Des négociations entre les deux partis ont abouti, en mars 2015, au vote d’une loi sur le Comité National des Elections ainsi qu’à une nouvelle loi électorale.
Il est trop tôt pour savoir comment seront appliquées ces lois. C’est un fait que le PPC ne tient pas à perdre ses avantages. Il est difficile de prévoir l’avenir. En cambodgien, on dit « menteur comme un devin, voleur comme un artisan. » Les cinq présidents de commissions parlementaires, du PSNC, font du bon travail. Par exemple, le président de la commission de l'environnement est allé visiter le site où l'on doit faire un barrage et a reçu les doléances des villageois pour les porter devant le parlement. Il a invité le ministre de l'Aménagement à venir s'exprimer devant l'Assemblée nationale. De même, le président de la commission du tourisme a demandé une enquête sur les entrées d'argent de la billetterie d’Angkor Vat. Un autre demande des comptes au secrétaire général de l’Assemblée, etc. Progressivement, l'opposition joue son rôle. C’est donc un progrès de la démocratie.
Y a-t-il une troisième force politique ?
Non, il n'y a pas d'autre force politique. Le prince Ranariddh, fils de Sihanouk, a tout raté lors de son passage à la tête du gouvernement, de 1993 à 1997. Il vient de reprendre la tête du parti royaliste, s'imaginant sans doute que les gens auront oublié toutes ses bêtises de jadis... Quant au roi Sihamoni, le dernier fils de Sihanouk, il est relégué dans son rôle symbolique et représentatif du pays.
Et l'armée ? Est-elle complètement liée au PPC ?
Je n'en sais rien. Le Premier ministre semble s’en méfier un peu. Il a donc mis sur pied une garde prétorienne de 10 000 hommes, très bien équipée et très bien formée.
Comment expliquer la mainmise de Hun Sen sur le Cambodge ?
De simple officier dans les rangs khmers rouges, il est devenu, à 32 ans, le plus jeune ministre des Affaires étrangères au monde, puis Premier ministre depuis janvier 1985. C’est un génie politique qui a progressivement éliminé tous ses opposants. Avec ses proches et une vingtaine de familles toutes liées par des liens familiaux, il tient la pays en main : armée, télévision, économie... Tous les chefs de villages et les maires, sauf quelques-uns de l’opposition, sont nommés par son gouvernement. Depuis un an, il y a une certaine liberté de parole.
Pourquoi depuis un an la parole se libère ?
C'est facebook qui a gagné les élections de 2013. Sur les réseaux sociaux, les informations vont très vite. Les jeunes ne sont plus intéressés par le passé mais regardent vers l’avenir. Par exemple, lors de la fusillade des ouvriers de janvier 2014, j'étais dans la campagne : les jeunes m’ont tout montré en direct sur facebook.
Le gouvernement cambodgien, contrairement à la Chine, semble moins bien tenir Internet...
En décembre 2014, le gouvernement a tenté de mettre la main sur les réseaux sociaux, mais a dû faire machine arrière. Je ne connais pas la raison. Il a peut-être eu peur de devenir impopulaire. Selon un sondage effectué par un organisme américain, il y a 10 ans, 80% de la population estimait que le Cambodge allait dans la bonne direction. Aujourd’hui, il y en a seulement 32%. Il y eu un réel changement culturel lors des élections de juillet 2013. Désormais le peuple ose parler et manifester. Auparavant personne n’aurait imaginé pouvoir manifester contre le PPC. Juste la veille des élections, je me trouvais derrière un convoi de manifestants du PPC. Des deux cotés, les gens regardaient, indifférents. Puis, j'entends des cris, des applaudissements, je vois des gens qui bondissent de joie : c'était le convoi de l’opposition qui arrivait.
Du coup, sentez-vous des crispations du coté du pouvoir en place ?
Le pouvoir a eu peur, mais s’est vite ressaisi. Je vous donnerai un petit exemple. J'ai reçu ici dans mon bureau un couple de Cambodgiens venant de France : le mari était le neveu d'un ministre important du Cambodge. Ce ministre les avait invités à loger chez lui, mais ils ont préféré décliner l’offre, car ils n’étaient pas du même bord politique. Ce ministre avait préparé ses bagages, prêt à partir.
Depuis les élections, on peut noter quelques petits résultats. Par exemple, les commissions parlementaires de l’opposition commencent à examiner les plaintes des gens dont on a volé les terres ; la justice commence à écouter les montagnards spoliés ; les policiers osent moins taper sur les manifestants comme ils l'ont fait jusqu'à présent. Un autre fait significatif : le 15 juillet 2014, Madame Mu Sochua, députée de l'opposition, a organisé une petite manifestation pour demander la réouverture du parc de la Liberté, fermé depuis le 4 janvier 2004. Elle s'est rendue près du parc, avec un petit groupe de jeunes qui portaient une longue banderole. La milice fasciste de la mairie de Phnom Penh, composée de gros bras, de repris de justice et de casseurs armés, avec leurs casques et leurs visières pour qu'on ne voie pas leur visage, a commencé à tabasser les manifestants. Ces derniers n'ont fait ni une, ni deux : ils ont démonté leur banderole et avec les bâtons qui la soutenaient ont tapé sur la milice, qui s'est sauvée. Elle a laissé 27 blessés, dont plusieurs très grièvement. C'était une façon de dire Assez de la violence gratuite ! Désormais on répondra à la violence par la violence. Depuis, les policiers, les militaires font plus attention.
Sentez-vous un futur prochain agité ?
Je ne sais pas. En vérité, comme disait Charles Meyer, conseiller du prince Sihanouk pendant 16 ans, au Cambodge, tout peut arriver, même rien. Je redoute des jacqueries locales de paysans qui en ont assez d’être exploités. Par exemple, les montagnards, dont l'administration vole les terres, avec des dénis de justice patents, commencent à agir. Ce sont des révoltes pacifiques, mais qui risquent de dégénérer. C'est comme cela qu'a commencé la révolte khmère rouge. Je ne souhaite pas la violence, car on sait quand ça commence, mais on ne sait pas comment ça se termine. Les gens d'un certain âge ont connu la violence des Khmers rouges. Ils disent C'est bien la révolution, mais ça nous a coûté cher. Je n’accorde pas beaucoup de confiance aux étudiants, car même issus de familles pauvres, ils cherchent leurs avantages. En revanche, la jeunesse ouvrière qui, eux ont une vie extrêmement dure et sont très peu payés, risquent fort de se révolter. Ils ont fait l’expérience de la force de leur solidarité à l’intérieur de syndicats.
Y a-t-il des syndicats ?
Oui, il y a de très nombreux syndicats, trop nombreux pour être efficaces. Le gouvernement s’efforce de les museler, ou de créer des syndicats parallèles, acquis au gouvernement.
Sur le plan des idées, y a-t-il, notamment chez cette jeunesse ouvrière, la subsistance ou la renaissance d'une idéologie communiste ?
Le communisme, non. Mais ce serait plutôt un corporatisme ou une révolte de type « Spartacus ». Le communisme me semble n’intéresser plus personne. Il a fait faillite. En revanche, je note une aspiration très forte pour la justice. Je déplore qu'il n'y ait aucune doctrine politique et sociale structurée, ni du coté du gouvernement, ni dans l'opposition. C'est peut-être un peu prétentieux de ma part, mais j'ai traduit l’ensemble des textes du concile de Vatican II. Il y a un document sur la justice sociale qui me paraît intéressant. Il date un peu, mais c’est du solide. Plus récemment, j’ai traduit la Lettre du Pape François à l’occasion de la journée de la paix du 1er janvier 2015, et également son encyclique « Joie de l’Evangile ». Ce pape m'enthousiasme, car il parle des réalités de notre temps, de l'esclavage moderne. En traduisant, je croyais voir la situation des ouvriers cambodgiens exploités outrageusement, non seulement par les autorités cambodgiennes, mais par l’ensemble des pays riches. Il serait bon que les ouvriers cambodgiens et les autorités du pays connaissent ces textes qui placent l’homme au centre du développement. Je crois que nous avons un rôle à jouer en la matière, non pas pour agiter, mais pour proposer des idées.
Quel rôle joue l'Eglise catholique au Cambodge ? Et le bouddhisme ?
L'Eglise est minuscule, sans force réelle. Les deux chefs bouddhistes sont orientés du coté du gouvernement. Par exemple, le vénérable Tep Vong, chef de l'ordre mohanikay, le plus important, était le troisième personnage du bureau politique dans le gouvernement mis en place en 1979 par le Vietnam. Le vénérable Bou Kry, le patriarche de l'ordre Thomayuk, est royaliste. Dans l'ensemble le bouddhisme et les moines sont pour le statut quo et la tradition. Le bouddhiste ne cherche pas à transformer le monde ni à lutter contre l’injustice, mais à se purifier intérieurement de tout attachement. Ce ne sont pas les idées qui mènent les Cambodgiens, mais la volonté de pacification intérieure. Cependant, il y a de jeunes moines, entre autres Bun Bun Teng et Long Sovath, qui ont fondé « l'Initiative des moines pour la démocratie », et qui prennent position. Par exemple, pour la fête des droits de l'homme, une vingtaine d'entre eux ont marché depuis Takéo jusqu'à Phnom Penh, pour y manifester, avec une soixantaine de personnes derrière eux. Ces jeunes moines affirment Nous sommes bouddhistes, mais nous aimons le peuple et le défendons. C'est une minorité agissante qui me réjouit.
Vous dites que les Cambodgiens ne sont pas des intellectuels. Mais qu'en est-il du milieu universitaire ? Y a-t-il une vie intellectuelle, des revues ?
Non, il n'y a pas de vie intellectuelle à proprement parler. Il n’y pas vraiment de penseurs selon nos critères européens. Je me réjouis que Kem Sokha ait choisi M. Lao Mong Hay, vieux routier de la politique, comme conseiller personnel : c’est un sage, avec des idées sur la démocratie.
Quelle est la place de la France au Cambodge, et plus largement celle de l'Union européenne ?
La France avait très bien joué en aidant la Faculté de médecine, l'Institut de technologie et la faculté de Droit et de Sciences économiques, où les cours étaient encore en français. Mais les crédits baissent, et l'Institut de technologie semble perdre de son prestige. À la faculté de Droit et de Sciences économiques, on enseigne presqu’exclusivement en anglais. La faculté de médecine est assez bonne et enseigne en français. D’une façon générale, tant la France que l’Union européenne a misé sur le statut quo avec le Premier ministre Hun Sen. Pour des politiques, cela est peut-être juste, parce que la politique n'aime pas l'inconnu. On n’ose pas miser sur Sam Rainsy.
Par exemple, il est de notoriété publique que le sénateur Ly Yong Phat a dépossédé des milliers de Cambodgiens dans le district de Srè Ambel (province de Koh Kong), pour y planter de la canne à sucre. Ces paysans ont demandé à l'UE de cesser d'importer ce sucre sans droit de douane. Une plainte a été déposée au Tribunal international de La Haye. La Commission des droits de l'homme thaïlandaise a donné tort à une société thaïlandaise qui a pris sa succession de Ly Yong Phat. Grâce à une députée européenne néerlandaise, cette plainte commence à faire son chemin.
D'un point de vue géostratégique, quelle est la place du Cambodge dans la région ?
Essentielle ! Obama a pris la mer de Chine comme le pivot de sa politique étrangère. Dans la mer de Chine, il y a les îles Paracells et les îles Spratleys. La Chine s’y montre d'une arrogance incroyable et considère ces îles comme sa propriété alors que les Français y étaient jadis et que le Vietnam a pris la succession de la France. Les îles Scarborough sont tout proches de la Philippine. La Chine a étendu ses eaux territoriales jusqu'à quelques miles des Philippines. Ensuite, avec le Japon, il y a les îles Senkaku/Diaoyu. Dans ce contexte de tension, et de par sa position, le petit Cambodge a une situation stratégique importante. Le grand Vietnam, qui englobe maintenant le Laos, fait peur à la Chine. Donc la Chine aide le Cambodge à être une épée dans le dos du Vietnam. Comme l'ASEAN (Association des Nations du Sud-Est Asiatique) prend toutes ses décisions à l'unanimité, le petit Cambodge tient une place disproportionnée par rapport à sa taille et à son économie. Un exemple précis : les 12 et 13 octobre 2012, le Cambodge présidait le sommet de l'ASEAN, en présence d’Obama, de Poutine et de tous les autres grands de ce monde. Les Philippines voulaient que le problème des îles des Spratleys soit traité au sommet de l'ASEAN. Le Cambodge s'y est opposé en prétextant qu'il s'agissait là d'un problème bilatéral à régler entre ce pays et la Chine. Il y a eu des altercations très violentes entre le Cambodge et les Philippines. Pour la première fois de son histoire, l'ASEAN n'a pas réussi à se mettre d'accord sur un communiqué commun. Tout le monde a pointé le Cambodge du doigt en le qualifiant de « Cheval de Troie de la Chine au sein de l'ASEAN ». Le Premier ministre a nié s’être laissé acheter. Quelque temps après, il assistait à la réunion des non-alignés en Iran, puis est rentré par la Chine. Le président chinois l'a félicité pour les bonnes relations qu’il avait permis à la Chine de lier avec l'ASEAN. Un gros cadeau accompagnait les paroles.
Mais Hun Sen n'était-il pas d'abord lié au Vietnam ?
Hun Sen a été installé au pouvoir en 1985 par le Vietnam. On a l'impression, parfois, qu'il prend ses ordres au Vietnam. Par exemple, le 29 décembre 2013, lors des manifestations ouvrières, il est allé au Vietnam. Beaucoup ont dit Il est parti consulter son mentor. Rentré au pays, il a fait tirer sur les ouvriers. Beaucoup ont dit Ce sont les Vietnamiens qui lui ont dit de tirer. Vrai ou faux ? Je n'en sais rien. Sur le plan de la politique intérieure, Hun Sen dépend certainement du Vietnam. Mais sur le plan de la politique extérieure, peut-être veut-il se libérer en jouant la carte chinoise. C'est traditionnel depuis la période d'Angkor jusqu'à Sihanouk, non pas pour des raisons idéologiques, mais pour des raisons géostratégiques. Je ne pense pas que ça soit la plus mauvaise idée.
L'Inde, dont le Cambodge est proche culturellement, s'intéresse-t-elle à celui-ci ?
Non, il n'y a pas beaucoup de rapports avec l'Inde. Il y en a eu dans les années 1990. Depuis lors, les Cambodgiens ont pris de la distance vis-à-vis de l'Inde. Il ne fallait pas leur rappeler qu'ils étaient des petits-fils d'Indiens.
Sur la mémoire de la période des Khmers rouges, comment s'inscrit-elle dans la mémoire collective aujourd'hui, sachant que le pouvoir est actuellement aux mains d'anciens Khmers rouges ?
Dans la campagne, tout le monde parle des Khmers rouges avec sérénité, comme un fait ordinaire. On en parle comme une période du temps passé. Par contre les jeunes ne connaissent pas ces événements douloureux. J'ai créé deux foyers de vingt lycéens du secondaire. C'est moi qui leur enseigne l'histoire des Khmers rouges, car on ne leur en parle pas. Depuis quelques années, cependant, grâce au tribunal international, on enseigne cette période dans les écoles, selon la vision gouvernementale bien sûr.
Quelle est cette version gouvernementale ?
Ce sont eux qui ont vaincu les Khmers rouges, alors qu'ils sont presque tous d’anciens Khmers rouges. Lors des élections de 2013, Hun Sen et le PPC ont fondé toute leur propagande sur On vous a délivré des Khmers rouges, donc votez pour nous. Mais la jeunesse n'en a rien à faire des Khmers rouges ! C'est comme moi quand mon père me parlait de la Guerre de 14-18, qui a été au moins aussi terrible pour les Français que Pol Pot pour les Cambodgiens. Mais pour moi l'Histoire a commencé à ma naissance. Alors aller raconter l'histoire des Khmers rouges aux jeunes, ça ne les intéresse guère. Le Tribunal international raconte des histoires de Khmers rouges. En ce sens, c'est un point positif que j’accorde à ce tribunal. Mais pour moi, ce n'est pas ça le devoir de mémoire. Il y a quelque temps, j'étais invité à une session sur « identité et mémoire ». Pour moi, le devoir de mémoire, c'est reconnaître ce qui s'est passé le plus objectivement possible, puis réfléchir sur les causes et les connivences avec l’histoire et la culture khmère. C'est une période monstrueuse, comme celle de la Révolution française. Comment cette tragédie a-t-elle été possible dans l'histoire et la culture khmères ? On a intitulé un livre que j’ai écrit récemment L'impertinent du Cambodge parce que je prends beaucoup de gens à rebrousse-poil. Je tente de comprendre le comportement des Khmers rouges à partir de l'Histoire. Ce qu'ils ont fait n'est pas nouveau : déportation des gens des villes, assassinats, incendie des villages, utilisation des gens comme esclaves. Les Issarak ont fait la même chose dans les années 1940. Il faut se souvenir qu’Angkor a été construit par des centaines de milliers de prisonniers de guerre... J’ai tenté également de chercher les connivences entre le bouddhisme et les Khmers rouges. La doctrine du non-soi a peut être fait le lit du matérialisme historique. Si nous les humains ne sommes que des apparences, et non des personnes, l’Angkar a pu tuer sans regret. La grande illusion, selon la doctrine bouddhique, c'est de croire que nous sommes des sujets. Donc tuer des apparences et les utiliser jusqu'à la mort est possible. Je ne veux surtout pas critiquer le bouddhisme, mais essayer de comprendre. Garder les yeux ouverts pour réfléchir aux germes qu'il faut tenter d'exorciser dans chaque culture, y compris dans la culture française. Nous n’avons de leçon à donner à qui que ce soit. Il faut le faire avec beaucoup de tact et de douceur, car les Khmers sont des êtres blessés par l’Histoire, à juste titre très fiers de leur culture. Disons leur Soyez fiers de votre culture ! Mais attention, ne l’absolutisez pas. Il y a des choses qui sont génératrices de mort dans votre culture, comme dans la nôtre. Pour moi, ce serait cela le devoir de mémoire. Mais ça, je crois que c'est trop demander aux Cambodgiens actuels. Ça viendra peut-être plus tard
Bibliographie de François Ponchaud
Cambodge. Année zéro, Julliard, 1977
La cathédrale de la rizière, Fayard, 1990
Une brève histoire du Cambodge, éditions Siloë, 2007
L'impertinent du Cambodge. Entretien avec Dane Cuypers, Magellan & Cie, 2013
À lire également
François Bougon, « Le missionnaire et les Khmers », Le Monde, 16 avril 2016
Gilles Hertzog, « Entretien avec François Ponchaud », La Règle du Jeu, 6 février 2010
Interview vidéo de François Ponchaud, eRenlai, juillet 2009
(Crédits photos : Gilbert Lam)