Une sélection d'écrits de l'un des maîtres de Port-Royal est redonnée à lire, présentée sous un angle inédit.
*Ce livre est publié avec le soutien du Centre National du Livre.
Pouvons-nous comprendre quelque chose au Grand Siècle si nous ne saisissons pas d'emblée une mise en perspective centrale à tous points de vue, fort bien énoncée par Pierre Nicole (1625-1695), membre comme on le sait de Port-Royal ? « Il y a une profession commune » à tous les hommes, « et un métier général que tous les hommes sont obligés de faire ». Lequel ? « Celui d'être des hommes et de vivre en hommes ». L'avertissement est clair. Effectivement, « ce métier est infiniment plus important que tous les autres ». A fortiori lorsqu'on est chrétien et qu'on met tous ses espoirs dans le Ciel plutôt que dans une profession ou un état.
Pour accomplir ce métier, il convient d'adopter des règles. Ce sont autant de devoirs. Quels devoirs ? « Ces devoirs consistent à vivre et à mourir comme il faut ». Et l'auteur de préciser : « Vivre, c'est marcher vers la mort. Mourir, c'est entrer dans une vie éternelle ». C'est entre ces deux moments, qui transcendent en partie la question de la finitude, que l'homme, si possible chrétien, doit s'orienter. Bien vivre, c'est marcher dans un chemin qui conduit à l'éternité. Et vivre mal, c'est se contenter de vivre ici-bas. La question d'une théologie chrétienne assortie d'une morale est aussitôt mise en scène. Elle recouvre la totalité de l'ouvrage.
Bien sûr, ce recueil d'écrits – la fabrication de ce recueil plutôt que les écrits mêmes de Nicole –, rédigés par Nicole, n'est dans cette configuration destiné ni à muer le lecteur en chrétien, ni à témoigner seulement des ouvrages importants du Grand Siècle, parfois largement oubliés. Ceci, même si on peut rappeler que d'autres ouvrages de Nicole, la Logique, par exemple, ont fait les beaux jours des réflexions sur la linguistique dans les années 1970 ; la Grammaire de Port-Royal ayant, elle aussi, fait l'objet d'un travail de Michel Foucault à cette époque, de même que d'autres écrits plus dispersés avaient bénéficié des commentaires de Louis Marin (cette fois autour de la notion de représentation). Ce recueil est plus exactement destiné à ouvrir un débat sur la notion d'ordre du visible.
Techniquement, Pierre Nicole publie, à partir de 1671, sous le titre générique d’Essais de morale, quatre volumes, par ailleurs édités et réédités avant sa mort (1695), et réédités depuis sous forme de multiples découpages orientés dans des sens différents. Plus précisément, il s'agit globalement de deux volumes d'essais, deux volumes de lettres, et de cinq volumes d'une Continuation. S'il existe, de cette montagne d'écrits, de nombreuses anthologies, le choix proposé ici diffère des précédents en ce qu'il édite des textes qui n'avaient pas été publiés depuis plus d'un siècle. Mais pas uniquement. Il donne aussi à lire la cohérence d'une oeuvre éthique spécifique à partir de l'analyse de paramètres très précis : bien sûr, celui d'un croyant qui défend entièrement la religion « qui est la chose du monde la plus importante et qui fait dans tous les peuples une partie très considérable de leur morale », mais sans se méprendre sur la nécessité subsistante de promouvoir aussi des règles éthiques qui ne soient pas au seul service de la particularité. Si la vie humaine est un « voyage », il faut aussi s'occuper du soin de ceux qui voyagent et s'informent du chemin qui mène au lieu où ils ont dessein d'aller.
Toutefois, ce qui importe plus encore au concepteur du volume, et l'on peut dans ce dessein négliger les efforts appuyés de Nicole pour défendre la foi, c'est le mode d'analyse pratiqué par l'auteur à l'égard de la société. C'est alors toute une rhétorique du regard et de la visibilité qui vient en avant. Nicole ne cesse d'opérer la critique des attraits engendrés par le monde visible. Le monde est conçu comme un spectacle chatoyant et trompeur. Le terme « éclat » revient souvent dans les propos, soulignant combien l'esprit humain peut se perdre dans les lumières du monde. Le monde est donc envisagé comme un grand séducteur, il exerce cette séduction sur les hommes par le regard.
Mesurés à l'aune des perspectives et soucis contemporains, deux écrits de Nicole sont, de fait, passionnants. D'abord celui qui concerne la comédie, le théâtre, un extrait ici du Traité de la comédie (publié en 1667). On pouvait s'y attendre, ce texte condamne la comédie, en décelant une incompatibilité de principe entre le spectacle et la vertu chrétienne. Mais ce qui importe est moins cette réfutation que le type d'argumentation utilisé, ancré justement dans la question du regard. Nicole oppose le divertissement et la piété ou la dévotion. C'est sur cette opposition qu'il fonde sa fougue anti-spectacles, à l'époque où beaucoup tentent de montrer que le théâtre peut être moral. Le principe en est le suivant : la véritable règle chrétienne exige une vie de devoirs et d'élévation, notamment par rapport au néant du monde. Une description du pécheur (dans un des écrits antérieurs) ne laisse aucun doute sur l'attitude à adopter dans cette croyance à l'égard du monde. Autant dire que, par différence, le divertissement reste du côté de l'agrément, par conséquent de l'éclat auquel on se laisse prendre. D'ailleurs les arguments de Nicole à l'encontre de la comédie se répartissent ainsi : la vie des comédiens et comédiennes, tout d'abord, est une vie dissolue, ils vivent même les passions qu'ils représentent sur scène dans la vie sociale, bref, la comédie est une école de vice. L'argument est classique et connu. Mais vient alors l'argument portant sur le but de la comédie et ses effets (de visibilité, voire ses excès démonstratifs), qui contribuent à faire aimer les passions (en soi vicieuses) en les excitant aux yeux des spectateurs (sans leur donner les moyens d'en arrêter les effets), alors même qu'ils ne s'en rendent pas compte. En somme, le théâtre est d'autant plus dangereux qu'il paraît inoffensif. Moyennant quoi, puisque ces inclinations dans la comédie corrompent les spectateurs, il faut leur proposer le seul remède valable : la prière, c'est-à-dire le recueillement dans la dévotion, le silence et l'adoration divine, seuls susceptibles de déplacer correctement le regard vers la vertu véritable qui n'est pas le simulacre de contrition rencontré parfois dans les spectacles. Nicole ajoute que les vertus chrétiennes sont incapables de paraître sur la scène, la preuve en est qu'on n'y représente pas (ou mal) les saints.
Où l'on observe fort bien que la question des passions est centrale pour cette époque. Nicole les définit d'ailleurs ainsi : « Toutes les passions sont des espèces de scandales, c'est-à-dire qu'elles disposent l'âme de celui qui les voit au péché et aux chutes ». Mais pas uniquement. Est plus centrale encore la liaison entre passion et regard.
La discussion sur le portrait est de même nature. Doit-on se laisser peindre ? Telle est la question posée à Nicole. La réponse ne se contente pas de référer à la « vieille » querelle théologique contre le culte des images (Concile de Nicée II, 787). Elle est plus ample. D'abord remarque Nicole (à partir d'une anecdote évangélique hautement improbable et que Nicole, il est vrai, se garde d'attribuer à un apôtre), le Christ n'a jamais accepté que l'on dresse son portrait (demandé par le roi d'Edesse), n'envoyant à ses correspondants que la trace de sa figure (le voile de Véronique en quelque sorte), pour qu’au lieu de la contempler, on la grave dans son coeur. Ensuite, écrit-il, l'homme est une créature pécheresse qui ne peut qu'avoir de la répugnance à entretenir son souvenir terrestre par des images ; et les saints n'ont jamais laissé de tels portraits. Puis vient l'argument (qui en intéressera beaucoup de nos jours) selon lequel les portraits de femmes sont d'autant plus indécents qu'elles doivent (veulent ?) vivre cachées, derrière un voile, légitimé par les paroles de Paul (Epître aux Corinthiens). Il en est de même pour les personnages vieillissants qui devraient plutôt cacher leur déchéance. Et Nicole de conclure : il faut donc refuser la malignité qui consiste à vouloir se faire considérer et perpétuer dans un tableau qui, de toute manière, n'en reste qu'aux formes extérieures, et n'atteint jamais la vérité. En d’autres termes, le portrait manque toujours son objet puisqu'il s'en tient à l'homme et non au chrétien. Il est même privé d'objet puisque le moi de l'homme, qui veut se faire admirer, n'est pas même quelque chose. Il est seulement un vide qu'aucune flatterie ne peut rendre véridique.
Evidemment à lire ce recueil, on n'évite pas quelques parallèles. Le plus flagrant concerne Blaise Pascal dont l'esprit traverse largement ces pages, même si on ne saurait confondre les deux moralistes. L'analyse de la position sociale des Grands tient beaucoup aux Trois Discours de Pascal, même si Nicole approfondit les éléments constitutifs de cette position en expliquant l'origine de l'admiration qu'on leur porte, sans pour autant atteindre jamais à la dialectique pascalienne. C'est toujours la concupiscence qui gouverne. L'homme apparaît d'autant plus enclin à l'admiration que la concupiscence est profondément inscrite dans sa « seconde nature », celle qui est la sienne depuis la Chute. Et le commentateur de préciser : admirer la grandeur ne consiste pas seulement à prendre plaisir à la considération d'une qualité jugée supérieure chez autrui. Il s'agit toujours de désirer être admiré soi-même de la sorte. Autrement dit, à force d'être admiré et d'en recevoir les signes, les Grands finissent par se convaincre des qualités pour lesquelles ils sont honorés.
Justement, Thibault Barrier, qui introduit et commente ce choix d'écrits, propose en avant de la lecture des extraits sélectionnés une étude fort éclairante des thématiques retenues et de la métaphysique du visible qu'ils présupposent. Et ceci sous le brillant titre : Les travers de l'éclat. Il suit moins une logique biblique (celle de l'aveuglement), qu'il ne relie l'aveuglement terrestre du croyant à une certaine manière de poser le problème de la lumière et du visible. Certes, il souligne que les Essais de morale traquent les inévitables troubles de la vie humaine et cherchent à y introduire de l'ordre. Ces Essais construisent ainsi une morale qui consiste moins en une exposition dogmatique de commandements spirituels qu'en une analyse concrète des dangers auxquels expose la fréquentation du monde ainsi que des moyens à mettre en oeuvre pour s'en prémunir. Mais, après avoir situé brièvement la carrière de Nicole, son engagement à Port-Royal, il considère de près l'anthropologie de la concupiscence que supposent les textes donnés à lire. Il insiste sur les éléments qui confortent le choix du titre de son intervention : l'analyse de la dimension à la fois fascinante et trompeuse du visible. Il souligne l'opposition structurante de la clarté (la force de l'idée vraie) et de l'éclat (excès d'intensité). L'éclat est le signe le plus manifeste du faux. Que l'on considère le langage (notamment la rhétorique de la grandeur) ou l'art dramatique (et romanesque d'ailleurs, voir ci-dessus), les peintures, mais aussi, puisque nous n'en avons pas parlé, la physique cartésienne, tous renvoient aux travers de l'éclat. « Travers » il y a, puisque l'éclat ne donne à voir que le superficiel. L'éclat rive le regard sur les apparences. Mais ce qui est plus réfléchi encore chez Nicole, c'est justement que l'éclat est opaque, il barre la route à la vérité, littéralement, il aveugle. Et surtout, il aveugle la créature, cet être imparfait dont la condition est brisée, éclatée même ajoute Barrier. La question inverse de celle-ci étant de savoir comment redresser le regard pour qu'il abandonne le lustre trompeur du monde visible au profit de la lumière cachée de la vérité ? Ce commentaire détaille parfaitement les enjeux conçus par Nicole autour de la visibilité. Et l'auteur de ce texte de prolonger encore l'analyse en prenant pour point d'appui la notion d'admiration, cette tension que Nicole juge excessive du regard. L'admiration, montre-t-il, est envisagée par Nicole comme l'affect paradigmatique de la concupiscence du regard de l'homme déchu. L'admiration est d'ailleurs prise entre une forme de plaisir du voir, un certain désir de se laisser emporter par la fausse plénitude du monde, et le regret de l'exclusion du réel. Barrier en déduit que se forme ainsi une libido spectandi qui gouverne non seulement les Essais de Nicole mais encore l'ontologie du visible qui les fonde. Le visible est toujours trop visible, de ce fait on ne voit rien de vrai, tandis que le vrai, qui est visible, ne peut plus l'être parce que le regard se fait prendre au piège de l'admiration.
Ainsi cet ouvrage nous montre comment se met en scène et en avant tout un vocabulaire dont nous héritons et dont il conviendrait de rendre compte pour nous-mêmes : le vocabulaire du vif et de l'animé, de l'éclat et de la lumière, de la couleur et du débordement, etc. C'est par là, montre Nicole, que les dispositions vicieuses entrent dans le spectateur et s'impriment en son esprit. Mais c'est sans doute par là aussi, en dehors des options religieuses, que les querelles autour de l'éclat de nos jours rebondissent