En 1998, celui qui pourrait devenir le prochain secrétaire d’État américain publiait les chroniques de la négociation des accords de Dayton.

Mission impossible

To End a War. C’est la mission que le président américain Bill Clinton finit par confier, en août 1995, à une équipe resserrée de diplomates et de militaires conduite par Richard Holbrooke. La guerre en question est celle qui ravage l’ex-Yougoslavie. Allumée par la politique nationaliste de Milosevic au Kosovo et à Belgrade, elle s’est propagée en 1991 à la Slovénie, à la Croatie, puis à la Bosnie, dont la capitale Sarajevo est alors assiégée par les Serbes depuis presque 40 mois. Ni l’Union européenne, ni les Nations unies n’ont fait cesser les hostilités. To End a War, publié en 1998, retrace, à partir des notes quotidiennes de Richard Holbrooke, la chronique des trois mois de négociations avec les Serbes, les Bosniaques et les Croates, qui ont conduit aux accords de Dayton (21 novembre 1995). Sur cette scène encombrée, les Européens, les Russes, l’OTAN et une poignée de "bureaucrates" de Washington et de New York font des apparitions régulières. 

Lorsqu’il accepte cette mission, Holbrooke est déjà précédé par une réputation ambiguë. Diplomate brillant, imaginatif, pugnace et courageux, adoré par ses amis, l’homme est détesté par une foule d’adversaires qui lui reprochent ses manières brutales et lui attribuent un ego et une ambition démesurés. Malgré la promesse faite de "résister à la tentation des mémorialistes de se peindre sous un jour favorable"   , To End a War donne le beau rôle à son auteur. Néanmoins, celui-ci rend hommage à ses collaborateurs, et à quelques coups de chance qui ont fait basculer les négociations du côté de la paix. Les coups de griffe sont également légion. Le livre oscille efficacement entre le compte-rendu factuel, l’analyse stratégique et l’anecdote. "En diplomatie", écrit Holbrooke dans son introduction, "comme en architecture, les détails comptent."


Un thriller bien réel

En convoyant pour la première fois vers Sarajevo, le 15 août 1995, sur la route du mont Igman, la moitié de l’équipe de négociations américaine est décimée : un blindé français chute dans un ravin et tue Bob Frasure, Jo Kruzel et le colonel Nelson Drew, qui étaient à bord. Cette tragédie aura plusieurs conséquences majeures. Elle inscrit d’emblée la relation avec le président de Bosnie-Herzégovine, Alija Izetbegovic, et son entourage, dans une atmosphère dramatique. Elle creuse la rancœur, voire le dégoût de l’équipe de négociation vis-à-vis des Serbes de Bosnie ; c’est Mladic qui a refusé de laisser passer les Américains en hélicoptère à travers le siège. Elle renforce, enfin, la détermination des États-Unis. Le sang américain a coulé en Bosnie. "Ce qu’ils auraient voulu", réagit Bill Clinton en parlant des trois disparus, "c’est que l’on continue ; et c’est bien ce qu’on a l’intention de faire." À Sarajevo, Holbrooke est accueilli par la presse. "Qu’est-ce qui a provoqué l’accident ?" demande un journaliste. "Ce n’est pas un accident", corrige Holbrooke, avant de saluer les soldats bosniaques et français qui ont aidé les victimes. "C’est un accident de guerre".

Sur ce prélude, Holbrooke développe une longue analyse des causes de quatre ans d’atrocités en ex-Yougoslavie. Une mauvaise lecture de l’histoire, d’abord. Le récit de voyage de Rebecca West en 1941, notamment, et la reprise de sa thèse dans le best-seller de Robert Kaplan paru en 1993, Les fantômes des Balkans, ont colporté l’idée que les Balkans étaient ce territoire "complexe", peuplé de "haines anciennes et fratricides" entre trois groupes ethniques "également responsables". L’influence de ce livre aurait été considérable, y compris sur Bill Clinton. Ensuite, Holbrooke évoque la fin de la guerre froide, qui a plongé momentanément la Yougoslavie dans l’oubli. Troisième facteur, les querelles intestines et le nationalisme serbe radical de Milosevic, qui a déchiré un pays fragile composé, selon l’adage titiste, de "six républiques, cinq nations, quatre langues, trois religions, deux alphabets et un parti". La quatrième cause viendrait d’une "fatigue américaine post-Irak". La guerre du Golfe et la chute de l’empire soviétique ont épuisé les ressorts de la diplomatie américaine. Une fois que les Croates et les Slovènes ont compris que les États-Unis regardaient ailleurs   , il leur a suffi de quelques jours pour couper définitivement les liens avec Belgrade, l’ancienne capitale fédérale. Enfin, la dernière cause tiendrait à la "confusion atlantique et à la passivité européenne". L’OTAN, selon Holbrooke, aurait dû prendre la crise en main dès le début. Les grandes déclarations de l’Union européenne, après la signature du traité de Maastricht (décembre 1991), selon lesquelles "l’heure de l’Europe avait sonné", n’ont pas été suivies d’effets, malgré la reconnaissance collective - au forceps - de l’indépendance des pays de l’ex-Yougoslavie et les louables offices de Lord Carrington, l’envoyé de l’Union européenne. Les plans successifs des Nations unies se sont soldés par une lente descente aux enfers, en Croatie puis en Bosnie, jusqu’au massacre de Srebrenica en juillet 1995.


La shuttle diplomacy

"Vers l’Orient compliqué", le général de Gaulle volait "avec des idées simples"   . De même, Holbrooke et son équipe vont se frayer un chemin tortueux au moyen de "navettes" (shuttles) incessantes entre Sarajevo, Belgrade, Zagreb, Washington et quelques capitales européennes (jusqu’à dix capitales en un week-end !), en se guidant sur des principes clairs et rapidement établis. D’abord, les conditions d’un cessez-le-feu doivent être définies en fonction des objectifs des autorités de Sarajevo (une Bosnie bosniaque aux frontières rabougries, ou un État multi-ethnique au pouvoir central faible ?). Ensuite, le progrès des négociations dépend de la pression exercée sur Belgrade et sur Pale, le QG des Serbes de Bosnie. Milosevic veut que les sanctions économiques sur la Serbie soient levées, ce qui donne des marges de manœuvre aux Américains. Holbrooke et le général Wesley Clark pressent en parallèle Washington, en particulier après le massacre du marché de Markale à Sarajevo (28 août 1995) pour que les avions de l’OTAN frappent les Serbes de Bosnie. Les frappes "massives", déclenchées en septembre, permettent aux négociations de vraiment démarrer. Par ailleurs, Holbrooke s’interdit de parler aux leaders des Serbes de Bosnie, Mladic et Karadzic (il va tout de même les rencontrer une fois, pris par surprise) ; ces deux hommes sont des criminels de guerre présumés, qui doivent être jugés à La Haye. Ce principe ne gêne pas le président serbe. Alors qu’Holbrooke mentionne devant Milosevic "ses amis de Pale", il s’attire cette réplique : "ce ne sont pas mes amis, ce ne sont pas mes collègues. (…) C’est de la merde." Un peu plus tard (les réunions avec Milosevic sont des marathons de 10, 12 ou 16 heures), il précise : "Je n’ai rien à voir avec Srebrenica."

Quant au "groupe de contact" - Allemagne, France, Royaume-Uni et Russie -, Holbrooke le trouve rapidement encombrant et obsédé par la procédure. Il sera néanmoins tenu informé durant toutes les négociations, pour une raison principale qu’Holbrooke rapporte sans scrupules au chef de la diplomatie américaine : "Nous aurons besoin d’eux pour légitimer et signer l’accord à la fin". D’ici là, les discussions se poursuivent sur le cessez-le-feu, la levée du siège, les frontières, la question des réfugiés en Croatie et en Bosnie, les sanctions, les institutions de la Bosnie-Herzégovine et la force internationale après la guerre, le statut de Sarajevo… Les avancés sont chaotiques, mais réelles. Parmi les nombreux défis posés à l’équipe de négociation, l’un des plus surprenants et des plus difficiles à surmonter est l’incohérence confuse et les divisions qui règnent au sein de la délégation bosniaque. Holbrooke, comme ses interlocuteurs, manie tour à tour la séduction, la franchise, et une froide détermination qui tourne parfois à la violence. Au passage, il confie son secret : "Le plus important dans toute bonne négociation, c’est, à l’intérieur d’un cadre qui respecte toujours l’objectif global, d’improviser sans cesse."


Huis clos à Dayton

Enfin, malgré les réticences du Congrès américain (dont les sceptiques, qui pensent que "les Européens doivent faire leur boulot eux-mêmes", sont conduits par le sénateur de l’Arizona, un certain John McCain), le premier objectif est atteint : les délégations se retrouveront pour négocier un accord de paix, sur la base militaire de Dayton, Ohio. Un choix, dicté par le hasard, qu’Holbrooke va trouver très judicieux. Trois conditions strictes encadrent les négociations. 1. Chaque pays, Croatie, Serbie et Bosnie, est représenté par son président, dont les pouvoirs doivent être entiers. 2. Il est interdit de parler à la presse pendant les discussions. 3. Les présidents doivent rester à Dayton aussi longtemps qu’il le faut pour trouver un accord, sans menacer de quitter les lieux. Tudjman, Izetbegovic et Milosevic pensaient rester trois jours aux États-Unis. Ils vont rester trois semaines.

Ne serait-ce que pour les quatre-vingts pages qui retracent Dayton (1er-21 novembre 1995), To End a War mériterait d’être lu. Holbrooke, qui lutte en continu avec son équipe pour tenir les négociations, nous fait revivre presque heure par heure les avancées et les reculs des pourparlers, les anecdotes, les moments de désespoir, les demi-succès, où la nécessité et les lois de la raison le cèdent fréquemment à la contingence. Jusqu’à la dernière heure, le suspense est total. D’improbables moments de bluffs se succèdent. Celui où les Américains mettent leurs valises sur le parking en faisant semblant de partir étant, de l’aveu même d’Holbrooke, "mon coup le plus pathétique". Les portraits croqués par Holbrooke sont savoureux. Le président Tudjman, un peu en retrait, cache dans son équipe un champion croate pour gagner en double au tennis. Les déchirures qui traversent la délégation bosniaque semblent refléter l’âme meurtrie du mystérieux Alija Izetbetgovic, qui reste insaisissable. Mais celui qui fascine le plus Holbrooke est Slobodan Milosevic. Ce personnage cruel, inflexible, dont la mauvaise foi et la ruse n’égalent que la responsabilité personnelle dans les tragédies de l’ex-Yougoslavie, est aussi un homme direct, affable, séducteur, bon vivant, amoureux des États-Unis et admirateur de ses richesses, du base-ball aux missiles Tomahawk, en passant par le bourbon.  

Il ressort du récit d’Holbrooke que, plus que les autres, Milosevic va faire les concessions nécessaires à la signature des accords de Dayton, d’abord sur la Croatie, puis sur le statut de Sarajevo, et enfin sur le tracé, en Bosnie, de la Republika Srpska (un des plus grands regrets exprimés par Holbrooke est de ne pas avoir réussi à faire disparaître ce nom "tâché de sang"). Izetbegovic finit par se rallier au compromis. "Ce n’est pas une paix juste", dit le président bosniaque. "Mais mon peuple veut la paix". 


Une symphonie inachevée

C’est aujourd’hui un lieu commun que de remarquer que les accords de Dayton ont fait taire les armes, mais n’ont pas réglé les problèmes, en particulier en Bosnie. Holbrooke en est parfaitement conscient. Il liste les points en suspens, qui doivent être traités dans la phase de "mise en œuvre" (implementation) des accords. Le lecteur de 2008 ne peut qu’être frappé – douloureusement – par l’actualité de cette liste. Elle inclut la nécessité de capturer et de juger Mladic et Karadzic, la faiblesse des institutions centrales de Bosnie-Herzégovine, ainsi que le cloisonnement et la multiplicité des structures locales. Holbrooke insiste aussi sur le risque d’islamisation radicale en Bosnie, sur la nécessaire politique de réconciliation à conduire, notamment en faveur des jeunes générations, sur la question des réfugiés. Tous ces points restent critiques, 13 ans après Dayton, malgré les actions menées par les Nations unies et l’Union européenne. Holbrooke n’aborde qu’à la marge ces difficultés, puisqu’il écrit ce livre en 1998. Il a seulement le temps d’évoquer le manque de moyens du Haut Représentant et, de manière plutôt critique, les premiers mois du mandat de la force internationale IFOR. Néanmoins, la similitude des défis entre 1998 et aujourd’hui donne au lecteur le sentiment, non de se plonger dans une histoire ancienne, mais de se confronter aux clés des problèmes actuels.

Holbrooke n’épargne pas la bureaucratie américaine. De même, l’ONU, les hommes politiques et les diplomates européens, ceux du Royaume-Uni et de la France en particulier, ne sortent pas grandis de ce livre. Certes, Holbrooke salue à plusieurs reprises les militaires français (qui ont lourdement payé - plus de 50 morts - leur intervention en Bosnie, précise-t-il). Il applaudit la détermination de Jacques Chirac, lorsque celui-ci arrive au pouvoir en 1995, de mettre fin à la guerre en brisant la matrice d’une diplomatie nationale traditionnellement proche de Belgrade. Il évoque avec respect plusieurs Français qui l’ont aidé à agir (tel Jean-David Levitte) ou à penser (tel Bernard-Henri Lévy). Néanmoins, des freins mis aux frappes de l’OTAN jusqu’à la tentative de "récupération" des accords à travers leur signature officielle à Paris, en passant par l’insistance jugée procédurière des diplomates du Groupe de Contact, Holbrooke raille avec tristesse cet "éphémère pouvoir exercé par quelques bureaucrates, qui ne fait que diminuer l’importante contribution de leur pays en faveur de la paix en Bosnie".

En conclusion, ce riche témoignage fascinera les amateurs de négociations et suscitera l’intérêt des spécialistes des Balkans qui ne l’ont pas encore parcouru. La langue d’Holbrooke est claire et son vocabulaire accessible. Il est certainement dommage, néanmoins, que ce livre remarquable ne soit pas encore disponible en français. Certains pourront se consoler avec les traductions allemande ou espagnole, parues dès 1999.


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Crédit photo : Godomir Boringer/Flickr