« Toute comme Istanbul, je porte toujours en moi Venise et je n’ai pas manqué de le rappeler dans l’exergue du roman que j’y avais écrit : 'À Istanbul, parce que c’est là que j’ai commencé à écrire. À Venise, parce que j’ai failli y cesser d’écrire.' »

Quel lecteur n’associe pas un auteur à une ou plusieurs villes ? Peut-on évoquer Paul Auster sans Brooklyn ? Proust sans Cabourg ? Döblin sans Berlin, Mahfouz et Le Caire, Modiano et Paris ? Comme si un auteur s’appropriait un territoire pour y faire évoluer ses personnages ou pour y accumuler des souvenirs, futures matières premières fictionnelles. Tout être humain résulte des lieux qu’il a fréquentés et qui l’ont plus ou moins marqué. Le romancier Nedim Gürsel, né en 1951, directeur de recherche au CNRS, auteur d’une trentaine d’ouvrages dont Un long été à Istanbul (1980), La Première Femme (1986), Les Turbans de Venise (2001), L’Ange rouge (2012) et aussi Istanbul, un guide intime (1989), Paysage littéraire de la Turquie contemporaine (1993), De ville en ville. Ombres et traces (2007) et Besançon, nature intime du temps (2007), est un voyageur qui apprécie tout particulièrement les villes, pour s’y perdre et aussi pour s’y retrouver.

Ici, la découverte d’une ville ou sa familiarité, car certaines sont devenues à la suite de longues fréquentations des résidences secondaires, s’avère aussi être une rencontre avec un romancier et son œuvre, qui déteint sur l’œuvre même de Nedim Gürsel. Ce sont des histoires de couple à trois : une ville, un romancier et l’auteur qui raconte à son tour et la ville et son influence sur ses propres travaux d’écriture. L’ouvrage comprend dix-huit textes regroupés en quatre parties consacrées, successivement à Venise, Moscou, des villes allemandes (Berlin, Francfort, Weimar et Leipzig) et la Méditerranée (Alexandrie, Oran et Asilah).

À chaque promenade dans une ville, l’auteur se souvient de ses précédentes visites ou bien en décrit la première, parfois à l’aide des notations d’autres écrivains qu’il fait siennes, tant il partage la même impression. À Venise, il inscrit ses pas dans ceux d’Aragon, d’Hemingway, de Marcel Proust ou encore de Thomas Mann et les fait revivre. Ainsi s’attarde-t-il sur la passion qui unie, un temps, le jeune poète surréaliste, Aragon à cette très belle femme, Nancy Cunard, dont la beauté, le charme et l’intelligence ont séduit plus d’un amant… C’est elle qu’on retrouve, si j’ose dire, dans ce texte érotique d’abord publié sans nom d’auteur, Le Con d’Irène. C’est à Venise que Louis Aragon tenta de se suicider (« Car nulle part comme à Venise on se sait déchirer les fleurs / Nulle part ne se brise comme à Venise la douleur / Chante la beauté de Venise afin d’y taire tes malheurs », écrira-t-il dans Le Roman inachevé). Au Lido, Nedim Gürsel pense obligatoirement à Thomas Mann et aussi à Lucio Viconti et à Gustav Mahler, tant Mort à Venise associe ces trois créateurs. Mais au Lido, malgré cette compagnie de qualité, l’auteur est en manque de Venise, à portée de pas…

Moscou est une destination plus rare chez les romanciers étrangers au monde russe, pourtant Nedim Gürsel s’y rend à plusieurs reprises, là encore sous le prétexte d’explorer les traces laissées par Nâzim Hikmet, Pouchkine, Pasternak et bien sûr Maïakovski et quelques autres. « À peine sorti de la station de métro Arbaskaïa, j’aperçus Gogol. Un gros livre à la main, drapé dans son manteau de bronze, il semblait attendre quelqu’un. » C’est ainsi que la complicité naît et, en observant une statue, c’est toute une farandole de personnages qui défile.

Dans chaque ville, le scénario se reproduit pour la plus grande satisfaction du visiteur, à Berlin, c’est Kafka et ses relations torturées avec Felice, Dora et Melina – sans souci de chronologie puisque nous connaissons la suite et la fin de ces histoires… –, à Berlin, dans le café Gundi’s Kneipe, il pense à Wolfgang Borchert (1921-1947) et à la puissance de sa poésie, il se remémore ces vers de Réverbère, Nuits et Étoiles : « Telle une vieille dame la pluie traverse / Villages et villes, silencieuse et en deuil / Cheveux humides, manteau gris, / Elle lève soudain la main, / Timidement les vitres de la fenêtre s’obscurcissent / Et les rideaux frémissent. »

Avec la Méditerranée, le soleil réchauffe l’atmosphère et nous voici à Alexandrie : « Le vent du désert, le khamsin, soufflait, faisant voler les sacs de plastique et les chiffons poussiéreux, spectacle émouvant même dans l’humidité de cette heure matinale. Je voyais surgir malgré moi la ville que Durrell évoque dans Justine. Beaucoup de temps a passé, l’aspect cosmopolite, l’architecture coloniale et les rapports humains décadents de l’époque de l’écrivain britannique ont disparu, mais les bruits de la ville, l’air étouffant et une agitation d’où émane une énergie animale sont toujours là. Et aussi la misère. J’ai apporté le Quatuor. » Souvent, le meilleur guide pour saisir la singularité d’une ville n’est pas un guide touristique mais un roman, car le romancier sait comme la transfigurer, la faire advenir.

Malgré leur éloignement, ces villes participent à la même géographie littéraire et affective de l’auteur et sont toujours, non pas mesurées ou comparées à Istanbul, mais associées, comme si chacune d’elle en comprenait un échantillon, une évocation. Partout où l’on voyage, on transporte sa ville natale…